Homeland étant une série qui repose, comme tout bon récit d’espionnage, sur de multiples révélations, soyez averti que nous traiterons ici de quelques-uns des rebondissements les plus épatants des quatre premières saisons.
L’âge d’or que vit actuellement la télévision américaine se démarque des précédents (ceux des années 1950 et 1970) non seulement par la complexité narrative et sérielle qu’on y dénote, mais aussi par leur impact direct sur les rebondissements dramatiques. Non pas un jeu de cartes compliqué où les personnages seraient tous platement égaux, la structure des meilleures séries d’aujourd’hui est à l’image d’une chorale où nulle voix ne domine les autres et où chaque scène (prise au sens le plus strict comme une « unité de temps et de lieu ») remplit d’informations et de sentiments les personnages en question. Ce ne sont ni les budgets ni les comédiens passant du grand au petit écran qui font la gloire de la télévision contemporaine. C’est le montage.
La série
Homeland, parce qu’elle obéit fièrement aux codes du récit d’espionnage, s’efforce ainsi de segmenter au possible cette acquisition de connaissances dont bénéficient les protagonistes. Simple marine revenant au bercail après huit ans d’emprisonnement aux mains d’Al-Qaeda, le sergent Brody (Damian Lewis) est attendu de pied ferme par une agente de la CIA (Claire Danes), persuadée qu’il est aujourd’hui un infiltré à la solde du groupe terroriste. Lui devient «
poster boy » de la machine médiatique étasunienne, elle enquête sur un homme qu’elle peine à saisir, tellement les indices sont contradictoires et le vent politique en faveur du militaire qui deviendra rapidement un élément important pour les stratèges des élections à venir. Dès le premier épisode, les points de vue progressent deux par deux alors que le spectateur est introduit aux quotidiens de Brody et de Carrie. Puis viendra les quotidiens respectifs du directeur de la CIA, de la famille Brody (sa femme, son fils, surtout sa fille), du superviseur de Carrie, d’un soldat d’élite, d’une informaticienne, d’un Pakistanais, d’un ambassadeur et ainsi de suite, empilant les subjectivités d’épisode en épisode, de saison en saison et procurant au téléspectateur une vision foncièrement plurielle d’une traque internationale et sans proie véritable.
Car
Homeland, quoiqu’elle soit diffusée sur ShowTime (la chaîne de luxe du groupe Fox), ne cède pas aux clichés habituels de la représentation américaine des menaces terroristes. Il ne s’agit pas de défigurer le visage de l’Étranger jusqu’à le méprendre naturellement pour un ennemi et il ne s’agit pas non plus de légitimer les frappes américaines au Moyen-Orient par une campagne de peur menée dans le «
homeland » sacré des États-Unis. Obéissant à la structure chère au romancier John le Carré,
Homeland met en scène des personnages généralement pieds et poings liés par leurs milieux professionnels qui les empêchent de passer à l’action. Ils serpentent patiemment en contournant collègues et règlements, menant leurs propres quêtes sans que les uns et les autres soient à l’affût, cette narration omnisciente déployant tous les propulseurs requis à l’envolée d’un thriller lourd de conséquences. Comme dans les romans de le Carré
[1], les masques portés par les personnages sont interchangeables et adhèrent plus ou moins bien selon un jeu de perception cadencé par les non-dits et son montage alterné qui saute d’un point de vue à l’autre en prenant soin de laisser en suspend les informations les plus importantes. Notamment dans l’utilisation des messages textes et des drones de surveillance,
Homeland jouit d’un rapport à la technologie qui déjoue les tics les plus commerciaux de l’espionnage (ces fameux gadgets) en voyant les nouvelles voies de télécommunications comme les vecteurs d’informations qu’ils sont et donc comme des éléments à part entière de la construction dramatique.
Mais il ne suffit pas pour
Homeland d’avoir recours aux stratagèmes éprouvés du récit d’espionnage pour être d’une efficacité redoutable. Au-delà de ces mécanismes, relatifs à une maîtrise de la mise en scène qui aime les plans longs et les compositions signifiantes, la disposition sérielle du récit permet de nombreux dénouements infructueux, autant de révélations avortées et de trahisons trafiquées permises par la structure épisodique où les péripéties peuvent être gaspillées au nom d’un arc narratif surplombant les 50 minutes d’un segment. L’histoire d’
Homeland, racontée au cinéma, aurait probablement l’allure d’une fable propagandiste où les multiples méfiances finiraient par s’annuler. Mais à la télévision, au fil des répétitions et des actes manqués, l’échec des personnages en vient à s’inscrire intimement dans leur progression psychologique et dans la mise en place des nombreuses pistes à remonter.
Là où le stéréotype guette le récit étasunien post-11 septembre à chaque détour, le stéréotype dans
Homeland transcende son étymologie (celle d’une empreinte, d’une manifestation dure, en bloc) et se ramolli de plus en plus à chaque présence. Le stéréotype devient un élément de suspense. L’imam du coin est-il de mèche avec les terroristes? Que Brody soit devenu musulman est-il nécessairement symptomatique d’une trahison cachée? Le nouveau directeur de la CIA Andrew Lockhart est-il autre chose qu’un ancien politicien opportuniste? Le stéréotype attend le téléspectateur, lui tend constamment un piège et devient consciemment un lieu de déformation, un troisième espace
[2] s’insérant entre soi et l’Autre, un espace foncièrement culturel où mœurs, a priori, contextes et méfiances s’entremêlent. Le téléspectateur se voit invité à observer des personnages en proie à leurs propres démons, des personnages se méfiant de l’Autre, mais aussi des personnages s’interrogeant sur l’image (stéréotypale) qu’ils dégagent. Chaque vérité arrachée à la dérobé mène Carrie un peu plus profondément au bord du précipice (sa bipolarité n’aidant pas), chaque finale révélant que les personnages (jusqu’à Saul, mentor et père suppléant) qu’elle côtoie sont chargés de déceptions et, au sens anglais, de «
deceptions ».
C’est peut-être tout ce qui déborde du cadre qui s’avère si passionnant à l’écoute de
Homeland, tous ces éléments qui font écho aux dernières prises de position des États-Unis face à la guerre au terrorisme et qui vont jusqu’à donner au public américain, avec la mort de l’antagoniste bin ladennien Abu Nazir, un décès et un enterrement filmés d’un leader d’Al-Qaeda, la fiction venant palier les interdits de représentation du réel non pas pour moquer, mais pour donner à la conscience collective l’impression d’un chapitre terminé. D’abord axée autour d’une traque de Brody durant ses trois premières saisons, la série change d’orientation après la mort de ce dernier et déclenche un second cycle qui voit Carrie prendre les rênes d’un bureau d’espionnage au Pakistan (elle porte maintenant le sobriquet de «
drone queen », c’est dire). En quittant le sol américain pour la première fois, la série maintient depuis l’automne 2014 une relation trouble au réel, ayant évoqué directement la décapitation du journaliste James Fowley et ayant récupéré jusque dans ses moindres détails les dommages collatéraux d’une attaque de drones américains durant les festivités d’un mariage pakistanais. L’événement tragique avait déjà fait l’objet d’une enquête approfondie de Jeremy Scahill (relatée dans le documentaire
Dirty Wars) et de voir qu’elle sert de charpente diégétique à toute cette quatrième saison avait de quoi inquiéter.
Or c’est bien par le personnage de Carrie que
Homeland retombe toujours sur ses pattes, et ce, particulièrement quand la boussole morale de la série risque de perdre le nord. Le délire identitaire du personnage incarne parfaitement bien celui de l’Amérique contemporaine (et du reste du monde occidental), avec toutes ses pertes de repère. En sa personne instable, le jeu des perceptions se double des troubles d’une bipolaire au caractère explosif, en proie à des paranoïas passagères qui renvoient à celles véhiculées par les médias de masse. En synchronie avec son temps, la méfiance que ressent Carrie dépasse le cadre et naît chez le spectateur d’une inquiétude contemporaine symbolisée par l’agent double, le kamikaze ou, plus récemment, par la figure des loups solitaires, ceux qui défrayèrent si souvent la manchette en 2013 et 2014.
Homeland recycle donc les enjeux de l’actualité, prolongeant sa vie en cycles rôdés sur la géopolitique américaine comme les séries hospitalières entament de nouvelles rotations avec l’arrivée de nouveaux internes et les séries policières par celle de nouveaux enquêteurs. Le dernier épisode de la quatrième saison, diffusé en décembre 2014 et tourné à l’automne, lançait les personnages sur une nouvelle piste, en Irak et en Afghanistan, quelques semaines à peine après que l’administration Obama ait initié la coalition contre l’État islamique. Véritable théâtre du suspense aux arrière-plans renouvelables, ce rapport au réel renforce l’efficacité des stéréotypes et des subterfuges qu’ils incarnent, opposant adroitement le téléspectateur non seulement à ses idées reçues, mais aussi à l’actualité internationale. Les mécanismes du genre qu’emploie
Homeland surclassent l’identification aux personnages et même les formes de structures classiques. Plus encore,
Homeland prouve que pas même Greimas – même pas lui – ne peut résister à un montage bien rodé qui parvient à faire détester les héros et faire adorer les antagonistes. À bien des égards,
Homeland démontre ainsi que le renouvellement des procédés narratifs ne passe pas nécessairement par leur complexification, mais aussi par une sérialisation codée d’infimes variations. Avec autant de vérités qu’il y a de publics et de points de vue, la forme télévisuelle peut devenir le laboratoire de multiples subjectivités et, au passage, donner à des genres crus éteints (l’espionnage, le fantastique) un nouveau souffle.
Enfin, et sans vouloir intellectualiser en première ligne les tragiques événements du 7 janvier survenus dans les locaux de Charlie Hebdo, nombreuses sont les œuvres contemporaines qui nous entourent et qui apportent, ne serait-ce qu’implicitement (dans le cas de
Homeland et de sa construction toute en perspectives mensongères), des voies pour mieux appréhender, peut-être même pour mieux digérer, sinon pour mieux comprendre, un monde rongé par les barbaries idéologiques, par la méfiance, le profilage et cette mise en amalgame héritée des médias de masse et de la culture poubelle. Le cinéma et peut-être même plus particulièrement la télévision avec son inhérente quotidienneté s’outillent et réagissent à cet univers de miroirs brisés. Ils s’adaptent. Évoluent. Et nous tendent un reflet qui permet d’avancer, des histoires qui servent à consoler.
[2] cf. Cette notion chère aux études culturelles a été développée dans
The Location of Culture de Homi K. Bhabha.