Il fut une période où il était difficile pour un habitant d'Amérique du Nord d'ignorer le bourgeonnant phénomène
South Park. Au lointain détour de 1997, la série animée de Matt Stone et Trey Parker excitait la curiosité des enfants à la confusion outrée de leurs parents, révélait aux ados les profondeurs de leur côté mesquin et redonnait aux adultes la pimpante sensation de ne rien devoir à personne. Moins de deux ans plus tard, le long métrage
Bigger, Longer and Uncut consacrait le succès de ce qui devenait une franchise à très grande portée, et
South Park connut plusieurs de ses moments les plus forts avant de s'installer au côté des
Simpsons parmi les institutions télévisuelles les plus immuables. Mais si les apparitions ponctuelles de la série dans la culture populaire n'ont jamais vraiment cessé - on pense aux caricatures de Saddam Hussein,
Guitar Hero ou Kanye West – il était grand temps pour la marque de connaître un nouveau moment phare. Un besoin que la récente adaptation ludique
The Stick of Truth, développée par le réputé studio Obsidian, vint non seulement combler, mais qui occasionna du même coup l'une des sorties interactives les plus stimulantes de l'année en cours.
Si
Lord of the Rings et
World of Warcraft n'ont pas autant d'emprise populaire en 2014 que la série dramatique
Game of Thrones et les jeux vidéo
The Elder Scrolls, un désir ne change pas chez les enfants du 21e siècle: celui de se projeter dans un monde fantastique et de simuler les guerres y prenant place. Et comme de fait, c'est d'une prémisse divisant les garçons de
South Park en factions d'elfes et de sorciers que
The Stick of Truth tire toute sa structure. Inspiré des jeux d'exploration et de combat tour par tour produits au Japon durant les années 90 - comme l'était récemment
Child of Light d'Ubisoft Montréal - le jeu conjure immédiatement une certaine nostalgie pour les joueurs ayant connu cette époque, mais parvient surtout à transmuter le village éponyme du Colorado en espace de fantaisie aussi enlevant que les Hyrule et Midgar de ce monde. Au son d'une musique proprement homérique, les garages, parcs et cours arrière deviennent lieux de pillage et de faire semblant épique, tandis que les moindres objets de ménage et artefacts-souvenirs sont recyclés pour servir la fiction. Et comme le veut la tradition
South Park, ce grand hommage à la fabulation enfantine se déroule en toute ignorance des adultes, condamnés à la bêtise et incapables d'imagination.
Mais aussi agréables qu'en soient les fondations,
The Stick of Truth est loin de dépeindre un monde idéalisé. À commencer par l'émule de Facebook faisant office de menu de pause, avec son déluge de messages irritants et ses "Amis" comme denrées à collectionner, le jeu s'avère parfaitement apte à commenter les dynamiques sociales paradant sous sa lorgnette. Encore une fois fidèle à l'esprit
South Park, la trame narrative écorche avec un égal degré de férocité la naïveté du grand public, le conformisme déguisé des marginaux et l'hypocrisie mutuelle des jeunes filles, mais réserve un traitement autrement plus subtil à l'égoïsme sans bornes, aux connotations sexuelles et au mercantilisme sauvage émanant de ses décors et dialogues ambiants. L'identité même du jeune protagoniste, nouvel arrivant souffrant de mutisme et de relations familiales terriblement malsaines, va jusqu'à fournir un motif étonnamment plausible aux comportements erratiques provoqués par le joueur aux commandes. Finalement, entre l'échelle brutale et vraisemblable des combats tour par tour et une excursion rétro particulièrement jouissive au Canada, les concepteurs démontrent leur habileté à remanier et extraire le grinçant des conventions les plus établies du jeu de rôle à l'orientale.
La solidité de tout ce matériel comique, de loin plus constant que les tentatives parodiques du dernier
Grand Theft Auto, met en relief la pauvreté relative du scénario principal. Si l'épisode de l'enlèvement extraterrestre choque par sa violence sexuelle étonnamment cavalière, l'intrigue centrale impliquant zombies nazis et conspiration gouvernementale échoue simplement à surprendre ou à transcender la parodie. Et si les sommets d'absurdité grotesque atteints par la séquence de la clinique d'avortement rappellent la meilleure veine provocatrice de
South Park, leur attrait demeure limité par la réduction offensante et surtout gratuite d'enjeux bien réels. Le jeu s'avère en effet à son meilleur lorsqu'il s'en tient au plus petit: à la psychologie vicieuse et toute en zones grises du club des garçons, au défilé de gags niais mais hautement divertissant de ses affrontements à peine tactiques. Les ratés de l'écriture empêchent donc
South Park: The Stick of Truth de compter parmi les incontournables médiatiques des temps récents, mais ne diminuent en rien l'aptitude de son design à rafraîchir et donner forme nouvelle à cet enfant terrible d'une autre époque, ce qui est bien tout ce qu'on est en droit d'attendre d'un exercice portant cette marque en 2014.