DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Star Wars : L'aura perdue

Par Alexandre Fontaine Rousseau


::  Star Wars: Episode V - The Empire Strikes Back (Irvin Kershner, 1980) [Lucasfilm]

Comme pas mal tout le monde, j’entretiens une relation « particulière » avec Star Wars. Je dis « comme pas mal tout le monde » parce que je sais que ça n’a rien de bien spécial, au fond. Mais je ne le savais pas encore, du haut de mes six ans. Je croyais alors que Star Wars m’appartenait, que le lien qui m’unissait à ces trois films-là était unique. J’ai grandi en écoutant la trilogie originale en boucle ; le logo de Radio-Canada était bien en vue au retour des publicités, sur les VHS où ils avaient été enregistrés en mode EP entre un épisode des Schtroumpfs et de La Bande à Picsou. Je me souviens encore de la fois où ma famille a loué un magnétoscope au club vidéo, pour pouvoir regarder Le Retour du Jedi. Je me souviens aussi du vieux Faucon millénaire défoncé qui avait appartenu à mes frères et dont j’avais hérité, qui n’avait plus l’air de grand-chose mais avec lequel je jouais quand même parce que j’ai grandi à une époque où il ne se faisait plus de jouets de Star Wars. J’avais aussi une figurine de Chewbacca et un Ponda Baba, auquel je tenais même si j’étais conscient du fait que c’est un peu décevant d’avoir un Ponda Baba plutôt qu’un Han Solo ou un Luke Skywalker.

The Phantom Menace est le premier film, peut-être le seul, auquel j’ai rêvé durant des années avant même qu’on en annonce officiellement la sortie. C’est aussi la première fois de ma vie que j’ai été vraiment, fondamentalement déçu par un film. J’ai quand même été le voir une dizaine de fois, au cours de l’été 1999. J’espérais peut-être que la prochaine fois serait la bonne, que le chef-d’œuvre tant espéré se révèle finalement à moi. Je me disais qu’il se cachait peut-être quelque part, entre les facéties de Jar Jar Binks qui me paraissaient déjà gênantes et les histoires de blocus commercial intergalactique qui ne me semblaient pas particulièrement intéressantes. Qu’est-ce qui m’a poussé à aller voir et revoir le même Star Wars un peu poche, semaine après semaine, durant tout un été ? Le fait que The Phantom Menace, malgré ses lacunes évidentes, constituait à mes yeux un événement. Je l’avais attendu pendant presque dix ans. Son existence même relevait de l’improbable miracle. Je n’allais quand même pas me laisser abattre après un visionnement décevant. L’épiphanie espérée ne s’est jamais produite, mais l’enthousiasme refusait de se dissiper.

J’ai ressenti la même excitation incontrôlable à la sortie de The Force Awakens en 2015 — à la différence près que, cette fois-ci, je n’ai pas été déçu. Peut-être que mes attentes s’étaient ajustées, avec le temps. Les déceptions systématiques avaient eu raison de mon fanatisme irrationnel. J’aimais toujours autant Star Wars, au plus profond de moi-même. Mais je l’avais un peu oublié jusqu’à ce que le générique défilant illumine l’écran, m’arrachant une larme d’émotion avant même que la première ligne de dialogue ne soit prononcée. « This will begin to make things right. » Avec The Force Awakens, Disney et J.J. Abrams s’adressaient directement aux fans aigris qui avaient vécu comme une trahison la seconde trilogie de George Lucas — leur promettant qu’à partir de maintenant, tout irait bien. Les midi-chloriens appartenaient désormais à un passé lointain dont il s’agissait d’effacer jusqu’au souvenir. Soyons clairs : tout ça était un brin réactionnaire. Mais pour la première fois depuis longtemps, Star Wars ressemblait à Star Wars. J’ai été voir le film à quatre reprises. Comme dans le temps.

 


::  Star Wars: Episode VII - The Force Awakens (J.J. Abrams, 2015) [Lucasfilm]


Mais Disney avait d’autres plans pour la franchise. Sous son emprise, Star Wars allait devenir un autre « univers filmique » à la manière de Marvel. Un nouveau Star Wars par année, c’est assez pour que ce qui constituait autrefois un événement attendu avec impatience ne soit plus qu’un énième rendez-vous dans ce calendrier surchargé par l’entremise duquel le géant américain affirme constamment sa mainmise sur les salles commerciales. Dans ce contexte, le remarquable The Last Jedi de Rian Johnson tirait habilement son épingle du jeu, cimentant la mythologie de la série tout en la remettant ingénieusement en question. Mais sa sortie paraissait moins exceptionnelle, programmée quelque part entre celle du Rogue One de Gareth Edwards et celle du Solo de Ron Howard. Son aura semblait d’ores et déjà diluée par le fait qu’il s’agissait d’un « autre » Star Wars. Un film parmi tant d’autres. L’usine était désormais en marche, produisant du Star Wars à un rythme régulier afin de satisfaire les attentes d’un public que The Last Jedi s’amusait à désarçonner par ses entorses audacieuses, toutes proportions gardées, au modèle établi.

The Mandalorian, série hebdomadaire diffusée sur Disney+, est en quelque sorte l’ultime concrétisation de cette menace qui planait depuis quelques années sur la série. Une nouvelle « dose » de Star Wars par semaine, voilà une idée qui devrait réjouir le fanboy en moi. Pourtant, je me surprends à attendre longuement avant d’écouter chaque nouvel épisode — en me disant, avec une certaine tristesse, qu’il n’y a plus rien de spécial à retourner dans cette galaxie lointaine à laquelle je rêvais autrefois. Comme n’importe quel être humain normalement constitué, je trouve « bébé Yoda » adorable. J’ai un cœur, après tout. Mais à l’instar de Rogue One et de Solo, The Mandalorian ne me donne pas tant l’impression de regarder un authentique Star Wars que celle d’avoir affaire à de la fan fiction à grand déploiement. Tout ça ne me paraît pas « canon », comme si Disney avait commencé à créer des produits dérivés de sa propre propriété intellectuelle. On « expérimente » ici et là avec la formule Star Wars, l’apprêtant à différentes sauces, sans pour autant l’assujettir à une vision d’auteur qui pourrait choquer ces mêmes fans qui avaient été outrés par celle de Johnson.

Mais ce faisant, on oublie qu’une partie du charme de la série tenait justement à cette rareté qui faisait de la sortie de chaque nouvel épisode un véritable événement. La franchise, en ce sens, ne paraît pas tant victime du degré de qualité variable des films produits que d’un épuisement de son aura ; comme si ce qui expliquait son puissant pouvoir d’attraction n’était pas totalement soluble dans la logique comptable de Disney. Au contraire du comic book américain, dont la logique de publication repose depuis longtemps sur sa propre prolifération rhizomatique, Star Wars me paraît associé à l’attente patiente, au désir longuement cultivé — malgré son appartenance indéniable au régime du blockbuster. Ce que Disney ne semble pas comprendre, c’est que ce qui fonctionne pour Marvel ne fonctionne pas nécessairement pour tout : que l’on n’espère pas nécessairement la même chose de Star Wars que du déploiement des Avengers. Qu’il ne suffise pas de reproduire une formule gagnante semble échapper complètement à ceux qui sont responsables de cette offensive tous azimuts.

Voilà sans doute comment on en vient à tourner une sorte de greatest hits un peu bordélique comme The Rise of Skywalker. Qu’est-ce qui fait qu’un Star Wars est un Star Wars ? À cette question, J.J. Abrams propose la réponse la plus évidente qui soit sous la forme d’une série de clins d’œil et de références, sorte de pastiche hyperactif cherchant par tous les moyens possibles à nous rappeler son appartenance au canon, sa parenté à l’objet de notre affection. L’exercice trahit un manque de confiance manifeste, comme si ne sachant pas trop quoi faire le réalisateur avait définitivement opté pour la révérence un peu forcée. Était-il nécessaire d’en faire autant, pour me convaincre que j’avais affaire à la vraie affaire ? Probablement pas. The Rise of Skywalker paraît symptomatique de cette crise identitaire que traverse la franchise, déchirée entre le respect de la tradition et une volonté d’expansion qui va à l’encontre de cette essence qu’il s’agit à tout prix de conserver — sans quoi Star Wars risque de devenir un produit parmi tant d’autres, une énième marque de commerce ne capitalisant plus que sur sa propre ubiquité.
 


:: The Mandalorian (Jon Favreau, 2019) [Lucasfilm]

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 21 décembre 2019.
 

Essais


>> retour à l'index