DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Miroir, miroir... dis-moi qui est le plus laid

Par Jean-Marc Limoges

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:: Laurin (Robert Sigl, 1989) [Dialog Filmstudio, Salinas Filmproduktion, Südwestfunk Baden-Baden, TS-Film]


Laurin 
est une œuvre d’art en forme de diptyque. Un film qui joue sur la dualité des regards. Un film dont une moitié réfléchit l’autre. Un film qu’il faut regarder deux fois pour en savourer toutes les nuances et les chatoiements.

I. LE REGARD DE LAURIN

C’est d’abord par les yeux de la petite Laurin (Dóra Szinetár) que nous sommes invités à entrer dans cette histoire, qui a justement pour sujet son regard. Dès le début, c’est par le halo circulaire de sa lunette que l’action nous est montrée (Figure 1). Par la suite, c’est depuis son lit à barreaux, que nous explorons la chambre (Figure 2). Elle voit ce qu’on cache aux autres (la boîte à musique) et même ce qu’on veut lui cacher (son père qui caresse la poitrine de sa mère). C’est par ses yeux qu’on découvre ce livre d’images où l’on voit un ogre qui porte un sac sur ses épaules (et qui fait figure – c’est du moins ce que l’on comprend lors du second visionnement – de mise en abyme prospective). C'est ce regard défiant qui, finalement, vainc celui, concupiscent, du méchant.

Figure 1 : Le regard perçant de Laurin.

Figure 2 : L'art de la perspective en miroir.

Laurin, c’est l’histoire d’une petite fille qui devient femme en percevant ce qui ne la regarde pas : elle voit ce qu’elle ne devrait pas (son père, nu, prenant son bain), elle entend ce qu’elle ne devrait pas (sa mère est morte, portant un enfant en son ventre). C'est l'histoire d'une petite fille qui devient femme en apprenant à contrôler le regard posé sur elle, à n'être plus seulement objet du regard, mais active regardante.

Pour mieux cerner le leitmotiv du regard, il suffit d'abord de saisir la place qu'occupe dans l'économie narrative et le réseau symbolique le personnage du petit Stefan (Barnabás Tóth), naïf codisciple et premier double de Laurin. Il suffit de porter attention aux objets que l'on voit en gros plans (la lunette de Laurin [Figure 3] et les lunettes de Stefan [Figure 4]). Myope comme une taupe, ce dernier a besoin de ses lunettes pour voir (c'est ce que répète sa mère). Contrairement à la petite, le petit ne voit rien, voit double ou voit trouble. Ce sont d'ailleurs ses lunettes, qu'il perd plus d'une fois, qui serviront d'indice à Laurin pour résoudre l'intrigue : si les lunettes permettent à Stefan de voir clair, elles permettent à Laurin d'y voir plus clair encore. Stefan, c'est aussi le premier personnage sur qui s'exprime l'ascendance du regard de la protagoniste, notamment lors d'une scène où, gambadant pour se rendre à l'école, elle trébuche et tombe dans une flaque de boue. Plus tard, lorsque Stefan fait une remarque à propos de sa robe souillée, elle lui salit les lunettes et lui obstrue la vue, contrôlant pour ainsi dire les paramètres de son regard à lui, mais aussi sa propre image à elle (Figure 5). La complexité des rapports spéculaires diégétiques se trouve incarnée aussi dans un autre plan d’enfants, plan magnifique où Laurin se détourne d’un gamin en danger qui frappe furieusement à sa fenêtre, l'observant par miroir interposé en refusant tout regard direct (Figure 6). Elle prend alors la position d’observatrice panoptique, voyante omnisciente dérobée elle-même au regard.

Figure 3 : La lunette de Laurin.

Figure 4 : Les lunettes de Stefan.

Figure 5 : Laurin et Stefan, hiérarchie première du regard.

Figure 6 : Le regard panoptique de Laurin.

Tel que nous l'avons suggéré plus tôt, le leitmotiv du regard s'exprime également dans le processus de maturation sexuelle (précoce parce que forcé) de Laurin. C'est du moins ce qui ressort de la scène où, pendant que la jeune femme gît sur son lit, plongée dans un conte pour enfants, son père l'approche (un peu trop) tendrement, et l'encourage à se détacher les cheveux, puis à en savourer le résultat en se regardant dans la glace (Figure 7). Le symbolisme sous-jacent de cette scène est double : non seulement est-ce que son extirpation aux récits enfantins contribue-t-il à l'imagerie du récit initiatique adolescent, mais le processus de détressage également puisque métaphorique de la libération sexuelle du personnage féminin au cinéma (voir Ida [2013] de Pawel Pawlikowski par exemple, où il s'agit d'un enjeu dramatique central). Laurin se dérobe alors pourtant au regard du spectateur voyeur, qui assimilerait son geste à un dénudement : elle se lève, s'assoit à sa commode, entreprend de se détressser... Cut. On ne voit pas sa réflexion dans le miroir. Ce n'est que plus tard que nous pourrons apprécier cette vue dont elle et le film nous ont sciemment privé : la caméra, placée dans la cour de la maison, capte la fenêtre de la cuisine qui a été fracassée, puis la protagoniste, qui s'avance pour constater les dégâts, les cheveux défaits (Figure 8). Alice peut maintenant traverser ce « miroir » qui ne lui renverra aucune image, ni ne lui offrira de protection, un miroir de l'autre côté duquel elle découvrira toutes les horreurs de la vie, à commencer par son chat mort, gisant dans le verre brisé. L'expérience de la mort - on la voit porter son chat au cimetière dans un landau - la fera d'ailleurs sortir encore davantage de l'enfance. 

Figure 7 : La proposition indécente du père.

Figure 8 : Cheveux détachés, regard libéré.

Dans la dernière partie du film, malgré son âge inchangé, Laurin est bel et bien devenue femme. Faut-il en faire pour preuve le dernier vêtement qu'elle porte (Figure 9) et qui semble tout droit repiqué à la garde-robe de sa mère, subrepticement montrée au début (Figure 10) ? Ce passage d'état, de fille à femme, renforce en effet le jeu spéculaire entre elle et sa mère en tant qu'objets du regard de son père et de son double à lui, le sinistre Van Rees, instituteur de Laurin. Il est ancré dans le regard posé sur elle, le regard qu'elle renvoie, celui qu'elle pose sur elle-même en se coiffant devant le miroir par exemple, mais aussi dans la matérialisation de son regard intérieur, exemplifiée par la multiplication des images mentales : cauchemars, souvenirs, réflexions, mais aussi prémotions, illuminations... c'est de son esprit que tout semble sourdre, passé comme futur.
 

Figure 9 : Laurin dans ses atours de femme.

Figure 10 : La mère et son legs vestimentaire entraperçu.

Laurin, c'est l'histoire d'un personange par le regard duquel on découvre le monde, mais c'est aussi l'histoire d'une jeune fille qui découvre la puissance de son regard sur le monde, le monde pervers des hommes en l'occurence. À preuve : plus le film avance et plus sa perspective se sexualise. C'est ce que semble suggérer la scène où, après que les lunettes de Stefan sont tombées sur ses cuisses (Figure 11), elle les sert fortement afin de les y engouffrer (Figure 12), son sexe résorbant alors symboliquement le regard mâle. Si, au début, elle se contentait en outre de regarder passivement les images de l'ogre, double symbolique de Van Rees, elle réussira, à la fin, à le séduire, le troubler, puis le rejeter en enfer.
 

Figure 11 : Les lunettes (le regard) de Stefan...

Figure 12 : ...absorbé par les cuisses de Laurin.

Dès lors que ses regards s'avèrent plus sensuels, voluptueux, provocateurs, ils lui permettent de développer une ascendance sur le monde. Il n'est qu'à voir la façon dont elle fixe son instituteur (Figures 13 et 14) et la façon dont celui-ci fuit son regard. Un plan nous montre même Van Rees fixant la petite (Figure 15) et, alors que nous attendons un raccord sur son regard à elle, c'est sur la petite prenant son bain - fortement sexualisée - que Sigl coupe (Figure 16), comme s'il nous donnait accès aux pensées de l'instituteur. Quand celui-ci saisira, pour s'en moquer, d'un des dessins qu'elle a crayonnés au dos de la page de son livre d'images, dessin aperçu plus tôt (Figure 17), on remarque désormais un nouveau détail, comme si nous-même voyions mieux : du sac de l'ogre sort la tête d'un enfant (Figure 18). L'ogre - sorti du livre pour nous hanter -, comme Van Rees qui le révèle à notre oeil, est un prédateur sans scrupules.
 

Figure 13 : Le regard implacable de Laurin...

Figure 14 : ...accentué par son dé-tressage progressif.

Figure 15 : Le regard de Van Rees...

Figure 16 : ...et l'expression fantasmatique de ses désirs.

Figure 17 : L'ogre ambulant...

Figure 18 : ...devenu mangeur d'enfants.


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Article publié le 1er septembre 2020.
 

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