DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Le genre et ses souvenirs : l’apport de Polonsky

Par Guilhem Caillard

TELL THEM WILLIE BOY IS HERE


Abraham Polonsky a très peu tourné. Pour cause, après Force of Evil (1948), chef-d’oeuvre du film noir, il est victime du maccarthisme et son nom figure sur les listes hollywoodiennes. Il doit attendre plus de vingt années pour reprendre du service : ce sera avec Tell Them Willie Boy Is Here.
 
Dès son ouverture, le film ne perd pas de temps. Sur l’écran, un descriptif pour poser le contexte (1909, Californie : un indien paiute est au coeur d’une affaire défrayant la chronique) laisse place à l’apparition brutale de la première image : la caméra est embarquée sur un train, duquel saute Willie Boy (Robert Blake), passager clandestin. S’en suit le générique. Par-delà les promesses du cinémascope déjà saisissant - quelle chance de voir ce film en salle! - ces premières secondes donnent le ton : nous sommes en présence d’un maître, Polonsky, qui n’aura de cesse de vanter les mérites de l’économie de moyens. La course de Willie Boy est lancée : celui-ci traverse les excavations rocheuses, dévale les pentes. Ce motif de fuite sera continuellement repris dans le récit. Précisément, l’histoire retrace la fuite précipitée de Willie après avoir tué, lors d’une altercation, le père de la jeune indienne dont il est épris, Lola (Katharina Ross). Alors que l’évènement gagne en importance médiatique, le jeune couple tentera d’échapper aux autorités conduites par le shérif Cooper (Robert Redford). C’est d’abord Lola qui perd la vie dans d’obscures conditions (suicide?). Pour sa part, Willie est clairement abattu par Cooper dans une final d’anthologie. En somme : un scénario parmi tant d’autres. Et pourtant...

Ce qui confère à la trame dynamisme et efficacité, c’est tout son travail d’épuration : Polonsky a forgé son récit à coups de serpe, en retirant systématiquement le superflu. Pas question de faire du documentaire : au début du film, deux plans suffisent à évoquer une danse traditionnelle indienne. Plus encore, il n’aura fallu qu’un peu plus de cinq minutes après le générique pour que Lola prévienne Willie du danger qui le guète (« Here comes your trouble… My father and my brothers ») et que soit fixé le rendez-vous de minuit dans les vergers. Dès lors, Polonsky cherchera toujours l’efficacité et la brièveté des rencontres. Une rencontre entre Willie et Cooper a bien lieu au début, mais ne se reproduira qu’à la fin, avec le dénouement qu’on lui connaît. De la même façon, dans le couple bancal formé par le shérif Cooper et Liz (Susan Clark), la superintendante de la réserve, les rencontres sont toujours rapides, souffrantes et stériles. C’est aussi parce que Polonsky nous parle de l’entrée dans une époque où règnent préoccupations individualistes et manque de communication entre les hommes, en particulier du côté des blancs.

Il ne s’agit pas d’une fable, le film travaillant davantage sur les mythes, et les contre-mythes de l’Ouest américain. Polonsky précise : « Mon film possède plus de mythes de l’Ouest qu’un film de John Ford. Car John Ford se trouve à l’intérieur de ces mythes, alors que je suis à l’extérieur. John Ford ressent l’Ouest de façon très profonde, il dit la vérité autant qu’il peut la connaître, mais sa vérité - en laissant de côté son style qui est admirable - est limitée au monde dans lequel il vit, cet Ouest qu’il a créé et dont il a contribué à perpétuer le mythe, mythe que le monde entier a adopté. Il y a un mythe de l’Ouest pour les Américains, c’est le Paradis perdu, pour les Indiens, c’est le génocide. » (Positif, 114, 1970)



Polonsky traite de la pluralité des mythes et ne s’arrête pas sur une impression en particulier : il les additionne finement (l’Ouest selon les blancs, leur vision de la « démocratie » ; le couple et ses valeurs chez les indiens), aborde ses personnages par petites touches. Willie est cloisonné dans son rôle de fuyant, Cooper dans celui du poursuivant qui commence à douter de ses convictions, et Liz en fausse anthropologue. Le schéma est clair, personne ne doit émerger du lot et se sentir coupable : c’est la force de Polonsky. Alors que le corps de Willie est rendu aux flammes, sans être moralisateur, c’est un sentiment généralisé dans lequel personne ne se sent vraiment coupable qui clôt le film. C’est ainsi que fonctionne la seconde branche révisionniste du western : la fuite des rapports de causalité trop apparents est poussée à son paroxysme dans Heaven’s Gate (Cimino, 1980) où les évènements de fond surpassent les intrigues de chacun des personnages (d’où la dimension fragmentée du récit et son flottement).
 
Pour l’heure, Polonsky travaille le côté abrupt et direct des dialogues. Il précise : « J’ai essayé de faire jouer les acteurs de telle façon que personne ne puisse dire : « Quelle interprétation magnifique! ». Je voulais que tout soit serré comme la trame d’une étoffe. » D’où la justesse des répliques qui ponctuent les différentes couches mythologiques. En particulier, on retiendra la réponse de Willie à Lola qui lui dit qu’elle souhaite devenir institutrice (« To teach the lies? ») ou encore l’expression d’une certaine résiliation (« One way or the other, we die at the end »). La déclaration du shérif après avoir fait disparaître le corps de l’indien est de grande importance. « We got nothing to show. People have got to see something! » déclare le shérif adjoint ; Cooper répond : « Tell’em we’re all out of souvenirs. » En cela, le personnage de Redford se détache du « système » auquel il appartient. Dans Heaven’s Gate, John Hurt déclarera « we are the victims of our class » : ici, Cooper n’appartient pas à la classe des dominants, la tranche politisée à laquelle aspire Liz (qui se pavane d’avoir obtenu deux minutes de discussion avec le Président en visite officielle) ; le shérif est « entre-deux », et affirme sa position.

Mais l’intelligence du discours de Polonsky est dans la nuance qu’il apporte. Le shérif pense avoir laissé une chance à Willie avant de l’abattre et le répète plusieurs fois. Malgré l’empathie qu’il ressent, la compréhension de ce que représente l’indien ne sera jamais complète. D’ailleurs, Polonsky s’amuse à donner au personnage de Redford le nom de Cooper en référence à Gary Cooper qui, en clôture de High Noon, jetait son étoile de shérif au sol, renonçant à toute une idéologie. Mais Polonsky constate malgré tout le leurre, et la déclaration finale de son film est à prendre au second degré, ce qui en fait sa force (l’héroïsme qu’elle suggère a ses limites).
 
Polonsky fait dans le politique, sans être pamphlétaire. D’un côté, il y a la répression, le monde des « blancs » avec le shérif, ou pire encore : les dangers du faux engagement dépeints à travers le personnage de Liz qui se dit protectrice des minorités autochtones. De l’autre, c’est la fuite suite à l’oppression. Le cinéaste confronte les deux états, en opposant les potentialités de réussite des deux jeunes indiens et le manque de communication au sein du couple blanc Liz/Cooper (Liz y subit ses plus grandes humiliations). Le montage ira même jusqu’à superposer les scènes d’ébats amoureux. Si ce système de parallélisme se répète, il est à chaque fois renouvelé : les coups de feu échangés lors de la course-poursuite se confondent avec les flashs des journalistes photographiant l’énorme siège sur lequel sera assis le Président Howard Taft, connu pour ses 175kg. De cela, le film n’en dit trop rien. Et Polonsky a supprimé les scènes dans lesquelles Taft apparaissait, toujours pour éviter les messages politiques superficiellement trop engagés.



Ces effets de montage sont portés au sommet, et en même temps simplifiés, lors de l’accélération de la fuite de Willie courant à travers le désert, après la mort de Lola, et poursuivi par Redford qui est à cheval : l’emploi du cinémascope est saisissant. Ce rythme est maintenu jusqu’au dernier plan de l’affrontement final, alors que Cooper apparaît lentement derrière Willie, assis de dos, qui semble l’attendre. Ce plan a toute son importance : pour la première fois, le ciel, dans sa teinte crépusculaire, occupe une grande place, ce qui mène à terme la course infernale dont nous avons été témoins et qui retombe ici de tout son poids.

Seulement voilà, malgré le changement radical de rythme, c’est à ce moment que le système dévoile ses limites. A propos de Man of the West (Mann, 1958), Godard se proposait d’énumérer trois types de westerns : « à images », « à idées », et enfin « à images et à idées », Mann oeuvrant pour la dernière catégorie (Cahiers du cinéma, février 1959). Plus précisément, il s’agit d’enrichir tout en simplifiant à l’extrême grâce à la simultanéité spatiale, et donc un esprit de synthèse qui permet d’éviter les emplois abusifs du contre-champ. Chez Polonsky, le plan général qui rompt tellement avec le système jusqu’alors employé aurait peut-être mérité de s’étendre dans le temps et de proposer « l’instinctif », soit la mise à mort de l’indien par le shérif, en même temps que le « réfléchi », la prise de conscience de son acte face à la résiliation de la victime ; or, des plans rapprochés dévoilent le visage de Cooper, puis celui de Willie, et ainsi de suite jusqu’à l’exécution.

Tell Them Willie Boy Is Here pousse plus loin encore la réhabilitation politique de l’indien entamée par Fort Apache (Ford, 1948) ou Broken Arrow (Daves, 1950). Cependant, le contexte des années 60 et 70 ajoutant son grain de sel, c’est avec nuance qu’il faut parler de propos antiracistes. Comme nous avons pu le constater, l’essentiel se trouve dans les faits : le film n’est pas un « porte-parole », un discours véhément, mais bien le constat d’un état des choses. C’est surtout de la disparition d’un monde dont il est question, et en cela, le film de Polonsky est un western crépusculaire : dans cette ère de mutations de l’Ouest américain, Willie Boy est bien le dernier des « non-assimilés ». Du côté de Cooper, si la prise de conscience a bien lieu, elle est avortée puisque le souvenir disparaît. Jamais le shérif ne pourra s’identifier réellement à cet « autre », comme il n’a plus rien à voir avec son père, ce tueur d’indiens qui oeuvrait librement à une époque où massacrer les peaux rouges ne posait pas de problèmes d’éthique, et que la conquête de l’Ouest apparaissait comme une nécessité plutôt qu’un atroce fait colonial. Polonsky nous rappelle ainsi que Cooper se situe dans « l’entre-deux » : forcé de suivre la marche, sa condition est tout aussi menacée. C’est précisément ce sens de l’équité que l’on retiendra de Tell Them Willie Boy Is Here.

Comme nous l’avons remarqué, Polonsky sait exactement par quelles voies mener ses spectateurs et la dialectique développée dans sa méthode pourrait même faire écho au cinéma soviétique (ton professoral en moins). De plus, si Cooper est une référence à High Noon (Zinneman, 1952), il renvoie aussi au personnage crépusculaire joué par Kirk Douglas dans Lonely Are the Brave (Miller, 1962), tourné quelques années auparavant par David Miller. Abraham Polonsky est un auteur qui, malgré sa longue mise à l’écart, a voulu se rattacher à ses contemporains et réaffirmer sa place, volonté d’autant plus louable qu’elle est sans prétention. Revoir Tell Them Willie Boy Is Here contribue à poursuivre son entreprise.


À lire : notre dossier Le Western crépusculaire
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Article publié le 5 mai 2010.
 

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