DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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1965, le jour où Wakamatsu a choisi son destin

Par Simon Laperrière
« Aujourd’hui encore, la colère est le moteur de toutes mes activités. »
- Koji Wakamatsu

Les secrets derrière le mur, le seizième long de Koji Wakamtsu, était-il une production Nikkatsu? Encore aujourd’hui, la question fait office de débat auprès des spécialistes. Certaines sources affirment qu’il s’agirait du dernier film qu’aurait signé le cinéaste au compte du studio avant d’ouvrir Wakamatsu Pro, sa propre société indépendante. Aux dires du réalisateur, il n’aurait jamais travaillé pour la Nikkatsu, ce que confirme Jasper Sharp dans son incontournable Behind the Pink Curtain. Selon l’historien, la collaboration entre Wakamatsu et la compagnie n’est qu’un mythe persistant renforcé par des comptes-rendus de carrière mal informés (1). Plus prudent, Julien Sévéon expose dans Le cinéma enragé au Japon toute l’ampleur des contradictions entourant l’appartenance des Secrets derrière le mur :

  Wakamatsu dit qu’il a monté sa compagnie juste après Les secrets derrière le mur. Rappelons que le cinéaste n’est pas le plus sûr des interlocuteurs lorsqu’il s’agit d’aborder son travail […] Jasper Sharp affirme que Les secrets derrière le mur est le tout premier film de la Wakamatsu Pro. Le catalogue de la Berlinale [le film y avait été sélectionné en 1965 en compétition officielle] indique la même chose, mais dans un article qui suit, le critique Go Hirasawa avance le contraire. Enfin, le critique Roland Domenig, dans un autre texte publié lors du festival, explique que le film avait été conçu pour le producteur Nihon Cinema et rétroactivement déclaré la toute première production de la Wakamatsu Pro, bien que celle-ci n’ait été fondée qu’après le scandale engendré par le film (2).  

Cette confusion découle peut-être aussi de la participation à l’écriture de trois scénaristes de la Nikkatsu dissimulés au générique derrière le pseudonyme de Yoshiaki Otani. Que le film de Wakamatsu aille appartenu ou non au catalogue du studio ne l’empêche donc pas d’en porter son empreinte indélébile, d’où l’inclusion du titre dans le présent livre. Notons également qu’un chapitre sur le pinku eiga où il n’aurait été nullement question de l’enfant terrible du genre aurait été une omission injustifiable.



Le film débute avec une reprise du plan d’ouverture de Peeping Tom de Michael Powell, soit le gros plan d’un œil fixant le hors-champ devant lui. Cette référence au classique du cinéma britannique n’est pas gratuite puisque Les secrets derrière le mur met en scène un voyeur. En plus de situer l’action, la succession d’images qui suit présente le territoire qu’il observe sans relâche. Cette série de plans montrant d’anonymes tours résidentielles permet également à Wakamatsu d’exposer d’entrée de jeu son projet, celui de raconter le quotidien des habitants de cette banlieue japonaise. Comme le fait la longue-vue de son personnage scopophile, la caméra du réalisateur pénètre de minuscules appartements afin d’y observer en toute intimité les désirs, passions et secrets de leurs résidents.

Bien qu’il se revendique du pinku eiga, Les secrets derrière le mur est d’abord et avant tout un film choral abordant de front le thème de l’aliénation urbaine. Ici, chaque personnage souffre d’un mal de vivre profondément lié à l’étouffement que provoque la vie rurale. Une ménagère compare à maintes reprises son logis à une prison qu’elle désire fuir plus que tout au monde. Afin de combattre l’ennui, elle se remémore avec mélancolie ses souvenirs de jeunesse où elle rêvait avec son amant de changer le Japon. Ce dernier, quant à lui, a abandonné tout projets de révolution. Alors qu’il était auparavant investi dans des mouvements de paix, il joue désormais à la bourse en capitalisant sur les profits que rapporte l’imminente guerre du Viet-Nam. Bien que cet événement soit d’une ampleur importante, il apparaît comme lointain aux habitants de l’immeuble. Wakamatsu dresse ici un portrait nihiliste de la société japonaise. Complètement désabusée, elle ne se soucie plus que d’elle-même, préférant, comme le fait remarquer le mari de la ménagère lors d’une fête sans joie, l’alcool et les conversations futiles aux mouvements d’une actualité explosive. Une tension intergénérationnelle est également perceptible par la relation qu’entretient le voyeur, un jeune étudiant raté, avec ses parents. En plus d’accuser son père de constamment regarder la télévision, il traite sa mère en servante sous prétexte qu’il nécessite un traitement royal afin d’obtenir son diplôme. Il ne représente nullement, pour reprendre le titre d’un film de Kiyoshi Kurosawa, un « bright future ». Refusant de quitter sa chambre où il prétend se préparer à ses examens, il se plaît à espionner ses voisins qu’il méprise et à consommer de la pornographie américaine, abandonnant ainsi tout intérêt envers sa propre culture (3).

Les personnages de Wakamatsu sont amorphes et privés d’une éventuelle évolution, condamnés à rester cloîtrés entre quatre murs. Aucune tentative de fuite à cette répression sociétale n’est envisageable. Lorsque la ménagère exprime à son mari son désir de quitter l’appartement, ce dernier lui fait remarquer la futilité de sa requête. Le Japon étant partout le même, elle ne ferait qu’échanger un petit logement contre un autre, une cellule pour une nouvelle. La seule véritable échappatoire se trouve au final dans la mort, la grande (une voisine souffrant de solitude s’enlève la vie) et la petite, le sexe.

Les codes du pinku l’obligent, Les secrets derrière le mur regorge de nombreuses scènes lascives. Mais contrairement à d’autres œuvres de Wakamatsu où « […] la dimension politique sous-jacente de son travail peut rester absconse pour nombre de spectateurs venus simplement savourer un film érotique  » (4), elle n’est pas ici accessoire au propos, venant plutôt le supporter. Dans une conception typiquement bataillienne, le moment de l’ébat sexuel est ici représenté comme le seul ayant une valeur, sa quête formant en soi un acte de survivance et sa consommation, une récompense pour avoir enduré l’ennui. «Nous voici, moi un homme, toi une femme. Il n’y a rien de plus réel.» dit l’amant à la ménagère alors qu’ils forniquent sous la douche. Le sexe ne provoque cependant pas un épanouissement comme c’est le cas dans la pornographie américaine classique. Il est plutôt cet instant éphémère venant ponctuer un quotidien morne. Et celui qui se verra privé de cette unique subsistance se transformera assurément en monstre.



Les murs ne font pas que dissimuler la relation incestueuse entre la ménagère et son amant, ils maintiennent également une violence enfouie sur le point d’éclater. Lorsque la frustration sexuelle de l’étudiant atteint un point où il décide de cesser d’épier les autres et d’abandonner sa nature de masturbateur, il passe à l’action avec férocité. Il viole sauvagement sa sœur à l’aide de légumes et de saucisses, poussant ainsi à son paroxysme la confusion que suggère Wakamatsu entre les plaisirs de la table et du lit (5). Avec ce personnage, le réalisateur introduit le spectateur une figure récurrente dans sa filmographie, celui du grand pervers pour qui le logement est le lieu cloîtré idéal pour concrétiser loin des regards ses fantasmes. Si un appartement constitue pour plusieurs une prison, il va en tirer tous les avantages en le transformant en espace duquel sa victime ne peut s’échapper et qui interdit toute intrusion externe. L’étudiant est donc le prédécesseur du terrifiant gérant de succursales de Quand l’embryon part braconner qui enferme une femme afin de l’asservir à ses pulsions sadomasochistes, ou encore, du maniaque des Anges violés qui pénètre un dortoir pour y agresser et tuer huit infirmières.

Un autre élément de l’œuvre qui deviendra une récurrence dans la filmographie du cinéaste est une mise en garde par rapport à l’engagement politique et au sacrifice qu’il entraîne. Au début du film, suite à la séquence de générique d’ouverture, Wakamatsu nous introduit à la ménagère et son amant alors qu’ils sont encore jeunes. Épris de rêves et d’eux-mêmes, ils font l’amour sous le regard d’une affiche de Staline. Elle l’aime pour ce qu’il représente et non pour qui il est : un stigmate vivant de la tragédie d’Hiroshima. Ayant participé à la guerre et assisté au bombardement, il porte sur son corps les blessures de son pays qu’elle caresse d’une main amoureuse, une image qui n’est pas sans rappeler Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. Il symbolise pour elle l’espoir d’un Japon meilleur sur lequel Wakamatsu met l’emphase en juxtaposant  sur son visage jouissant des images d’archives montrant des manifestations civiles. En guise de reconnaissance, elle lui a fait cadeau de sa fertilité en subissant une opération la rendant stérile. Le corps de son amant étant contaminé par la radiation, cette irrévocable décision garantit que leurs enfants ne souffriront pas des mêmes maux. Les années passent et l’esprit militant s’essouffle, la ménagère ne reconnaissant plus en l’amant le rebelle qu’il a déjà été. Elle en vient alors à profondément regretter d’avoir éliminé la possibilité de donner vie au nom d’un projet n’ayant rien enfanté. Son existence ne sera plus qu’un souffrant désillusionnement.

Il n’y a pas, chez Wakamatsu, de principe sans sacrifice et ceux-ci entraînent forcément d’amères déceptions puisque que personne ne peut plus sauver le Pays du Soleil Levant. Comme il le dit lui-même :

  Hélas, je crois bien que c’est la fin du Japon! Les gens pensent de plus en plus à l’argent, aux transactions informatiques. Plus personne n’envisage de travailler à la sueur de son front. (6)  

Ce constat désolant, Wakamatsu y reviendra sporadiquement dans ses films jusqu’au récent 11/25, Le jour où Mishima a choisi son destin, une fresque biographique décrivant les derniers jours de l’écrivain révolutionnaire. Dans ce film inflammatoire présenté au festival de Cannes en 2012, le réalisateur a conservé tout de sa colère envers son pays, mais il se voit enfin financièrement indépendant et créativement libre. N’ayant plus à se tourner vers le pinku eiga afin de souffler un commentaire politique, Wakamatsu ne recherche plus à séduire son spectateur par l’entremise de l’érotisme et de la mise en scène. Sa caméra, il ne l’utilise plus qu’à titre de machine à filmer. Le cinéma n’est désormais plus que véhicule et le propos, total.



1 Voir SHARP, Jasper, Behind the Pink Curtain : The Complete History of Japanese Sex Cinema, Guilford, FAB Press, 2008, p. 81.

2 SÉVÉON, Julien, Le cinéma enragé au Japon, Pertuis, Rouge Profond (coll. «Raccords»), 2010, p. 25.

3 Ce qui n’est pas le cas de son père qui conserve un certain ancrage à ses origines en visionnant sur petit écran des films de samurai.

4 Ibid, p. 31.

5 Pour des raisons de censure sévère, Wakamatsu ne peut montrer explicitement l’acte sexuel. Il les contourne en s’adonnant à des juxtapositions au montage où le plan d’un corps crispant de plaisir  est suivi de celui d’une théière sifflante afin de simuler l’orgasme ou de la chute d’une goutte de lait imitant une éjaculation. Il y a donc un lien indéniable entre nourriture et sexe que la scène du viol, où courges et saucisses servent de phallus au violeur, emblématise. Ce procédé esthétique, maintes fois utilisé dans Les secrets derrière le mur, lui a valu, entre autres, le statut, selon Stéphane du Mesnildot, du plus «Eisensteinien des cinéastes japonais.» Voir DU MESNILDOT, Stéphane, « L’insurrection lyriqueti », Paris, Cinémathèque française, non daté, En ligne : http://www.cinematheque.fr/ajax/contenu_popup_pres_cycle.php?cycle_id=306 [Consulté le 9 septembre 2012].

6 Propos recueillis par SÉVÉON, Julien, op. cit., p. 76.
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Article publié le 24 décembre 2012.
 

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