À une époque où les canaux de distribution du cinéma sont congestionnés par des impératifs financiers de plus en plus exigeants, alors que la télévision profite plus que jamais d'une liberté et d'un équilibre économique qui n'est pas sans rappeler l'effervescence de la série B américaine dans les années 40 ou celle de la télévision des années 50 et 60, il nous paraît à présent nécessaire de traiter régulièrement des percées du petit écran. Des téléfilms ingénieux, aujourd'hui impossibles dans le système de production américain qui n'aurait que faire d'un tel budget dans ses milliers de salles à rentabiliser, des documentaires engagés et problématiques dont les propos ne font que trop rarement l'objet d'une adaptation au cinéma, les sujets de la forme télévisuelle font pour plusieurs un travail que le cinéma populaire ne fait plus.
Mais cette perspective, largement héritée d'une critique cinématographique en quête de nouveaux récits, a tendance à écarter les réalités propres du médium, c'est-à-dire la structure qui lui est intrinsèque ainsi que sa disposition sérielle, étirée dans le temps et dans la durée et qui doit obliger la conscience critique à ne pas envisager la télévision comme une autre avenue du cinéma, mais bien comme un dispositif à part et profondément original. À l'image de notre chronique sur les jeux vidéo qui s'interdit de ne tirer de la forme vidéoludique que des conclusions centrées sur le cinéma, cette nouvelle chronique espère intéresser les cinéphiles autant que les téléphiles en leur proposant une lecture de certains des projets les plus intéressants des dernières années.
:: Olivers Stone's Untold History of the United States (Oliver Stone, Peter Kuznick, 2012)
C'est probablement en rafale que le
Untold Story of the United States d'
Oliver Stone et de l'historien
Peter Kuznick (professeur à la American University et directeur du Nuclear Studies Institute) a le plus d'impact, tellement la série semble avoir été réfléchie comme le déroulement d'un long fil narratif, composé d'emboîtements et de retournements de situation aussi prévisibles qu'intraitables. Lourdement blindé par le discours de ses deux créateurs, la série documentaire diffusée en dix épisodes sur Showtime (CBS) entre 2012 et 2013 a soulevé sa part de controverse. Décriée par les militants de la droite comme un tissu de mensonges, les autres ont préféré faire confiance aux trois comités scientifiques (engagés respectivement par la production, par le diffuseur et par une agence indépendante) qui ont veillé à la contre-vérification des informations divulguées durant ces quelques neuf heures d'inquiétude.
Basé sur des documents d'État, parfois rendus à la disposition du public depuis peu, le projet de Stone et Kuznick consiste à relire l'Histoire des États-Unis de 1939 à aujourd'hui. De l'Amérique de Roosevelt à celle d'Obama, du New Deal aux drones de combat, de la bombe atomique au Patriot Act, le duo dresse le portrait des politiques interventionnistes des États-Unis, ratissant large, englobant par le fait même la montée du complexe militaro-industriel américain et les jeux de coulisse démontrés à l'aide de correspondances intimes entre chefs d'État et autres enregistrements privés.
Bien qu'il soit connu pour ses positions politiques très à gauche et pour un ton conspirationniste que ses détracteurs lui ont souvent reproché, Stone se protège ici derrière la factualité des archives et des statistiques. Il cherche ainsi à éroder les a priori historiographiques que nombreux ont à son égard, ouvrant lui-même le documentaire par une introduction poignante : « Tous les Américains, ceux de ma génération comme celle de ma fille, ont grandi en apprenant à l'école que nous avions sauvé le monde, que nous étions les
good guys. » Destinée idéalement à une nouvelle génération pour qu'elle « apprenne un autre versant de l'Histoire », la série fait preuve d'une empathie exemplaire à l'égard des nations ravagées par les politiques de son gouvernement.
Sans jamais sombrer dans un discours virulent, sans personnaliser l'État américain sous la forme d'une pieuvre maléfique (impression de conspiration qui caractérisait la menace omniprésente dans
JFK), Stone et Kuznick fondent plutôt leur approche sur des portraits de tous les présidents et grands acteurs du gouvernement qui les ont entourés (Henry A. Wallace, Robert McNamara, Henry Kissinger, Dick Cheney, etc.), mais aussi des personnalités internationales qui ont marqué leurs mandats. Et si l'on peut reprocher à la série de ne pas exposer suffisamment les grands changements du pouvoir exécutif qui influencèrent durant les 75 dernières années la portée du pouvoir présidentiel au sein du gouvernement, le regroupement et l'analyse des preuves proposés par la série ternit inconditionnellement l'attitude américaine à l'égard du monde, lui attribuant des dizaines de millions de mort sur tous les continents.
Parmi les portraits des salauds et des héros, quelques-uns sont tout à fait surprenants, notamment celui de Henry A. Wallace (Secrétaire de l'agriculture sous Roosevelt), sur qui Stone et Kuznick reviennent ponctuellement, l'érigeant comme l'une des figures politiques les plus inspirantes du XXe siècle. Le cinéaste, n'ayant jamais recours aux «
talking heads » conventionnels du documentaire télévisuel, accompagne plutôt les nombreuses images d'archive de sa voix calme et posée, se permettant à l'occasion une rhétorique idéaliste composée de « Et si? » providentiels.
Contre-histoire éclairante, celle-ci s'articule entièrement sur la déconstruction de l'exceptionnalisme américain et le situationnisme qui lui a si fréquemment sauvé la peau. La série propose néanmoins en fin de parcours la reconstruction d'un américanisme fondé sur les libertés fondamentales et la logique économique héritée du New Deal. Ce discours, entériné au fil des dix épisodes par de nombreux extraits de films (
Mr. Smith Goes to Washington,
Taxi Driver,
Apocalypse Now,
Star Wars), suggère de nombreux parallèles paradoxaux entre l'Amérique des Pères fondateurs et les directions controversées qu'a prises le Bureau ovale durant les dernières décennies, prétextant finalement que la faute incombe moins aux idéaux américains qu'à leur détournement.
Alors que
The Untold History of the United States ne contient aucune information inédite et rien qui n'ait jamais été démontré et déclaré ailleurs, c'est l'agencement de cette information et le remarquable travail du monteur Alex Marquez (collaborateur de Stone depuis
Commandante) qui procurent cette rare impression de chute précipitée de la morale et de répétition dans la tourmente. Bien mieux qu'il ne l'avait entrepris à l'occasion d'
Alexander (2004), cette tragédie cyclique qu'est The Untold History of the United States offre le regard d'un homme résilié sur son pays, s'adressant de manière touchante à un peuple qui n'a que trop peu souvent conscience de ses torts. Il s'agit non seulement d'un document pédagogique essentiel, mais aussi d'un organigramme politique savamment articulé et très certainement l'une des réalisations les plus marquantes de la carrière d'Oliver Stone, voire le parachèvement d'une réflexion entamée depuis
Salvador (1986).
Entretien vidéo avec Oliver Stone et Peter Kuznick (Democracy Now!)
Disponible en format DVD et Blu-ray.