ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Du cinéma et des mots

Par Claude R. Blouin



Aux critiques et à ceux/celles qui les lisent.
 

Voici un texte écrit en manière de bilan de mon travail de critique, tel qu’il m’a été inspiré par le fait d’avoir à me relire pour composer l’essai intitulé Le cinéma japonais et la condition humaine (PUL, 2015). J’y dirai pourquoi, bien que j’aie décidé de prendre retraite du rôle de chroniqueur, je ne renonce pas pour autant, occasionnellement, à écrire à propos du cinéma. J’effleurerai aussi la question du statut de la lecture d’ouvrages de cinéma à l’heure d’internet et en une société où déjà la lecture de livres en général relève d’une minorité.

Voici donc les questions candides qui ont conservé leur vivacité pendant les 45 ans d’écriture de chroniques consacrées au cinéma japonais et ont fait de cette pratique une expérience toujours stimulante. Il ne s’agira pas ici de ce qui tient à la culture dont relève le corpus observé (voir pour cela l’essai susdit), mais bien de ce qu’implique pour moi le fait de commenter.



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Comme pour beaucoup de curieux de cinéma de ma génération, les écrits de Jean Mitry, Rudolf Arnheim, et, à un moindre titre dans mon cas, de Georges Sadoul et Christian Metz ont marqué la définition que je me suis faite du travail de critique. Mais ma rencontre avec le professeur Small a été déterminante également. Peu curieux d’études culturelles, ce professeur a toute sa vie défendu l’idée que la théorie la plus pertinente sur le cinéma devrait être réalisée en cinéma. Le film expérimental, ainsi qu’il le soutient de la première édition à la seconde de son Direct Theory : Experimental film/video as major genre (Southern Illinois University, 2013), constituerait une mise en abime infiniment plus pertinente que le discours en mots.

Je tiens plutôt à la puissance originale du discours verbal par opposition à celui qu’on appelle par analogie cinématographique, et j’ai choisi d’examiner au plus près les correspondances entre ce qu’une œuvre doit au code culturel et ce qu’elle tient du code cinématographique. Il y a là pour moi deux ordres de méditation, complémentaires, chacun autorisant une mise en relief d’aspects différents de la portée du cinéma. J’aurai toutefois abordé les deux avec, en tête, les questions soulevées par la proposition du professeur Small.

Nos conversations, les lectures susdites, l’enseignement, avec les réactions et questions et commentaires des étudiants, m’ont rendu attentif à l’effort pour préserver ce qu’il y a de propre au discours en mots et à ce qu’il permet de mettre en évidence de ce qui est spécifique au discours cinématographique. M’y invitaient aussi les conversations avec les cinéastes, tantôt leur réticence à se voir prêter des intentions ou à s’apercevoir qu’on en dégageait une qu’ils se défendaient avoir voulu exprimer, tantôt, lorsqu’ils n’étaient pas d’abord passés par la critique, l’occasionnelle affirmation selon laquelle il leur fallait la totalité des moyens du cinéma pour dire ce qu’ils avaient à dire. Si, en mots, laissaient-ils entendre, ils avaient pu rendre clairs leurs propos, ils seraient écrivains…



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Ce qui du cinéma échappe au mot, c’est cet ambigu statut de l’image qui est et n’est pas à la fois. Ni création pure comme le mot (seule l’onomatopée a quelque rapport avec la « réalité » désignée), ni existante sur le mode de la chose qu’elle représente, l’image de la chose ou de l’acteur échappe au vieillissement du geste et de la peau ou de l’écorce, mais pas à celui du support, qui viendra ajouter un élément expressif imprévu, voire inopportun à l’intention originelle du cinéaste.

Le jardin est bien ce jardin, et non une idée, mais il n’existe pas vraiment selon la réalité de celui dont il est l’empreinte. Existence qui a la nature de celle du fantasme, mais pas tout à fait, puisque la matérialité du support et des conditions de projection interviennent dans la qualité de la perception. Il s’ensuit que le discours cinématographique mieux que celui des mots, sauf quand ce dernier aspire au poétique, convient à qui veut rendre accessible à autrui l’expérience du cheminement de la pensée, ou au moins celui de l’imaginaire. Que le jardin soit celui-là et pas un autre, ce visage celui de cette actrice et pas celui de la vraie Hannah Arendt, par exemple, que celle-ci circule dans un New York reconstitué, dans un chalet qui est ou n’est pas l’original, tout cela donne au cinéma un pouvoir d’abstraction différent de celui du mot.

Il y a bien distance, mais, dans l’acte de communication qu’est la projection, le même contenu est accessible à tous, dusse-t-il être aussitôt interprété diversement. Au contraire, nul ne peut être assuré que devant le même mot, une même image mentale surgit en tout lecteur. À cela tiennent d’ailleurs mes réserves face aux iconoclastes. Non pas que je nie le danger de prendre le mot pour la chose et, pis, les images, plus concrètes et sensuellement prégnantes, pour ce qu’elles représentent, mais ce danger me paraît moindre que celui de l’interdit de toute image projetée, en ceci qu’il nous est impossible de penser, sans image mentale, des êtres comme vivants ou existants.

Même Dieu, censément surnaturel, échappant à nos sens, c’est par analogie avec nos données sensorielles, que nous exprimons à autrui obliquement la nature de l’expérience que nous croyons en faire. Or ceux qui taisent leur image mentale ont beau jeu d’invoquer leur spiritualité et de se prendre eux-mêmes pour les interprètes d’une idée de Dieu plus juste, d’autant qu’on ne peut la discuter, puisqu’elle élude la représentation ! D’une image, au moins, je puis souligner ce qu’elle laisse échapper du divin ou ce qu’elle ne peut en dire, à côté de ce qu’elle en exprime. D’une image mentale d’autrui, pourtant déterminante, je ne puis rien dire. Sinon à propos de l’expression qui la traduit ! Or le mot indique plutôt une direction dans laquelle penser qu’un être singulier. Et cela n’est pas vrai que du divin, mais de toute valeur élevée à l’absolu.



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D’autres idées élémentaires ont guidé mes analyses.

De la musique et de la littérature, le cinéma participe du dictat de la continuité : sauf à fins d’études, et plus qu’en littérature, il est bien ce train qui fonce dans la nuit, défini par le personnage du réalisateur de La nuit américaine. Contrairement à la littérature, mais comme la musique, il jouit de l’expressivité d’une simultanéité de sens, grâce à l’action conjuguée des sons et des images. Si, comme la peinture, il est restructuration de l’espace, comme la musique, la durée d’exposition aux plans relève du choix du cinéaste, non du spectateur/auditeur.

Ces caractéristiques rendent possible une expressivité du cinéma qui lui soit propre : il est donc possible, par le choix des divers éléments du langage cinématographique, qu’un cinéaste arrive à suggérer et faire partager une manière de saisir un rythme à l’œuvre dans nos vies. De l’observation de ces choix on peut remonter aux implicites de sa pensée et ainsi se décentrer des nôtres, ou du moins de l’idée que nous nous en faisons. N’est-ce pas le propre des œuvres vraiment marquantes que d’éclaircir la part encore laissée à l’ombre de nos mouvements de pensée et de cœur ?

Le cinéma interactif, en annulant le pouvoir de distanciation au profit de la seule identification, crée un autre mode de représentation. La conjugaison de la communication avec l’expression se trouve bouleversée. L’impérieux désir d’être dans l’action me semble devoir être sollicité bien plus que celui de voir autrement ou de prendre la mesure de ce qu’un autre rythme donne à voir.



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Ces questions m’ont accompagné depuis que j’écris en intermédiaire entre le cinéaste et les spectateurs, comme témoin du parcours que me fait faire un film. J’ai tenté de rendre compte en mots des mouvements d’idées et de pensées et d’émotions suscitées par une œuvre, plutôt que de le faire en film, comme le souhaitait mon ami Small, mais j’aurai essayé de constamment laisser entendre ce que, paradoxalement, je ne pouvais dire en mots, et qui constituait la singularité du discours cinématographique dont je rapportais l’effet des traces laissées en moi.

Parler objectivement de ma subjectivité, en donnant ce qui servait de points d’appui, dans l’œuvre analysée, aux pensées éveillées par l’expérience du film. Évoquer l’objet film, en tentant d’aller au-delà de la communication, i.e. du « message » ou de l’intrigue, pour rendre justice aux « vibrations » de sens, aux interrelations rendues conscientes par la réception du film. Autant dire que j’essayais de respecter ce par quoi le cinéma m’entraînait ailleurs et autrement, et le faire littérairement.

Comme la trilogie publiée chez HMH[1] l’atteste, la théorie, chez moi, découle de l’observation, de celle-ci naît une piste de recherche, une filiation dont je cherche à vérifier ou le bien-fondé ou la portée : jamais il ne s’agit d’illustrer par le film une conception préalable, mais bien plutôt, à partir du film et de ce que j’en retiens, de dégager les implicites du film, puis ceux de ma pensée, pour revenir ainsi à ce que le film dit qui déborde de la pente habituelle de mes attentes. La théorie constitue un index temporairement orienté vers un aspect de la cible et permet de voir avec plus de précision. À condition d’être elle-même sujette à métamorphose selon ce que cette cible oppose de résistance ou impose comme plus important que ce que ladite théorie initialement imposait comme priorité.
D’où le fait que je n’ai guère cherché à systématiser cette conception : quand je le fais, c’est à la manière dont on dessine une esquisse, quand on y cherche de quoi saisir l’allure d’une démarche.



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La vérité de ma conception, elle se trouve dans la manière dont je rapporte l’expérience de tel film. Ce qui structure ma perception se dégagera à propos d’une incidente jaillie de l’observation. Autrement dit, mes apartés me paraissent nourriciers, pour autant qu’ils soient reçus dans le contexte qui les a fait naître : en cela je suis plus conteur que philosophe, et même point du tout ce que je crois définir ce dernier, car si je suis à la trace où me mène une intuition dans le rapport que j’entretiens avec une œuvre, mon propos n’est pas tant d’aller jusqu’au bout des implications des aperçus ainsi dégagés, ni de distinguer le rapport de causes à effets ou la priorité d’une idée sur une autre. Si je tourne certes autour de ces préoccupations, je tente plutôt d’aller au bout des champs de conscience et de sensibilité qu’anime l’expérience du visionnement de CE film. D’où, par exemple, le surgissement de références à des souvenirs de voyage, de rencontres, de lectures, d’autres films, pour rendre vivante, j’espère, l’expérience de ce passage par l’œuvre analysée, pour suggérer le mouvement provoqué par la rencontre du fil du récit avec celui de ma pensée.

Mais toujours je suis poussé à exprimer de quelles questions concernant le sens de nos vies le film, même de série B, constitue une mise en forme. En ce sens, la rédaction de mes analyses au fil des ans constitue ce que j’aurai fait de plus proche d’un journal. Et ce, en me rappelant, autant qu’au lecteur, que ma réflexion portait sur une représentation, non le monde qu’elle représentait. D’où tous ces voyages qui venaient pondérer par la mienne la version que les cinéastes japonais donnaient du Japon.



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Mais ces mots, pour qui ? S’il y a plusieurs motifs qui expliquent l’attachement que j’ai à écrire à propos de cinéma, ils ne requièrent pas tous que je rende public le résultat, ni que je le crois susceptible de mériter le regard d’autrui. J’entends donc tant que je le pourrai poursuivre ce travail/jeu d’écriture pour ce qu’il me permet de découvrir à moi-même de mes propres non dits.

Par ailleurs, indépendamment de ce qu’on peut penser de l’intérêt de mes analyses de films, force est de constater que des propos écrits sur le cinéma, s’ils ne portent pas sur un évènement et l’actualité, s’ils ne participent pas de l’instrumentalisation du film au service d’une cause ou d’une polémique, ont peu de lecteurs. Le cinéphile ne préfère-t-il pas le plus souvent l’achat de films plutôt que de livres sur le cinéma ? Ou lire des billets, incisifs, plutôt que des développements sinueux ? À moins, bien sûr, d’être curieux de ce qui est propre à son objet d’intérêt, et, enseignant ou étudiant, de ressentir comme un devoir l’élan qui le presse d’approfondir les premières impressions.



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Mais est-ce bien là le cas des seuls cinéphiles ou n’assisterions-nous pas à une métamorphose du rapport à l’imprimé aussi bien que des manières et motifs d’alimenter la curiosité ?

Curieusement, l’extension du rôle des médias sociaux tire la littérature vers les caractéristiques de l’oralité : l’écrit n’est plus tel du fait d’être un choix de ce qui condense aux yeux du scripteur les éléments les plus stables de sa pensée, mais de devenir expression dans l’instant, réclamant lecture instantanée, avec le sentiment d’une urgence en laquelle il serait impératif de se sentir ou de se tenir. L’écrit n’est plus ce qui est destiné à être lu à tête reposée, en méditant, ou avec recul, pour voir autrement, ou dans dix ans, cent ans, par des gens d’horizons divers, mais ce qui doit être consommé maintenant pour répondre au désir de se réchauffer dans l’idée de communauté (de génération, de visée). Écrire serait-il devenu simple commodité pour contrer les limites spatiales et temporelles en rejoignant, partout et à toute heure, où qu’il soit, l’interlocuteur désiré ? L’expression quasi désespérée, mais sous une forme inédite, d’un désir qu’il y ait, selon le beau titre d’un roman de Réal Benoît, quelqu’un pour nous écouter ?

Pourrait le laisser croire le témoignage de tant de gens désireux de publier, et qui ne lisent pas. Comment expliquer cette incuriosité d’un écrivant pour ce que d’autres, qui ont recours aux mêmes moyens que nous, écrivent ? « Mais ce qu’il ignorait, c’est qu’écouter est moins aisé que raconter. »[2]



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En dehors des médias sociaux, internet permet la mise en ligne de quantité d’articles dont la subtilité et la richesse m’impressionnent. Mais il y en a tant, que leur nombre contrebalance, dans l’effet de visibilité, l’accessibilité donnée par la technologie, il rend invisible comme si le droit de marcher faisait du promeneur un élément intéressant par son appartenance à une foule plutôt que, comme je le souhaiterais, par intérêt pour ce qu’il offre de singulier et complémentaire.

En outre, tous les sites ne sont pas recensés avec la même attention, il est faux de croire que l’on peut retrouver en ligne tous les articles d’un auteur. Ce serait déjà un travail académique honorable que de monter la bibliographie commentée d’un cinéaste donné accessible sur la toile.

Par ailleurs, combien d’analystes dans la vingtaine, bien que parfois coupés d’une expérience des œuvres cinématographiques marquantes de la tradition cinématographique, jouent des grilles d’observation et de la complexité des sources de documentation d’une manière qui frise la virtuosité ? Comment inviter à les lire, comment faire pour que leurs textes trouvent écho, échappent à la dissolution dans le nombre ? Comment surtout, pour contrer le risque de parler entre gens qui veulent écrire sur le cinéma, s’adresser à ceux et celles qui ont d’autres domaines d’expertise, et qui veulent néanmoins rencontrer une pensée assez structurée et appuyée sur le film dont ils font l’expérience ?

Pourquoi ces derniers liraient-ils des critiques ? Parce que le discours d’autrui renvoie aux contours singuliers du leur, permet, entre autres, d’acquiescer ou de se distancer, de découvrir ce que l’on n’a pas vu et de se demander pourquoi ce à quoi on a pu être sensible n’a pas frappé le critique.


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Le contexte de lecture via internet favorise la phrase courte, mais n’en est point la cause. Jules Renard en était maître : son journal a constitué une de mes lectures de chevet. Sa lecture et les commentaires d’amis m’ont incité à me demander si la longueur de mes phrases était toujours justifiée. Ce n’est pas par allergie à l’injonction de l’écrivaine Pierrette Fleutiaux, « Des phrases courtes, ma chérie », que je choisis, avec plus de retenue qu’en ma jeunesse sans doute, d’unir encore en subordonnées à une principale ce que d’autres hacheraient menu. Il s’agit de restituer un rythme de pensée. Le contenu final dans lequel se verbalisent les conclusions d’une expérience peut bien se rendre dans les mêmes mots : l’expérience n’est pas la même, et par conséquent le sens, selon qu’on reçoive comme architecture et structure intégrée les données de cette réponse ou comme autant de galets autonomes.

Or ce que la lecture via internet stimule, c’est le surfing, aussi bien des idées que des émotions, si tant est qu’on puisse les séparer quand elles sont énoncées en mots. La forme courte des moralistes français, Jean-Marie Poupart l’avait bien compris en pensant à la façon d’enseigner lecture et écriture à des joueurs de hockey, devrait permettre et de faire se rejoindre cette attente de brièveté et celle que l’on a tendance à occulter, celle du style, i.e. de ce qui se dit par le rythme, par les relations de subordination ou de relativité ou d’inversion des termes d’une pensée ou le choix au contraire d’une ordonnance plus en phase avec l’usage. Il en est de la syntaxe et du jeu avec elle tout comme de celui des images et des sons, bruit, paroles, musique, au cinéma : ce n’est pas parce qu’on peut résumer une intrigue ou le thème d’un film qu’on dit la même chose que ce film ! Le résumé ne donne pas l’essentiel du sens, seulement de l’intrigue.


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La critique de cinéma offre au moins deux visages.

Il y a celle qui est symbolisée par l’attribution d’étoiles, elle est recherchée par désir de voir l’opinion du critique pour aider à choisir dans le flot des productions le film qu’on a le temps de voir. Mais on trouve aussi la critique comme analyse et témoignage : elle vise à cerner quels sens tisse une œuvre, elle réclame qu’on soit moins dans l’urgence « d’avoir l’opinion » du critique parce qu’on aurait à se décider entre plusieurs récits pour occuper le temps imparti à la nécessaire bouffée d’aventure. Elle suppose du lecteur un prix accordé non seulement à l’expérience jouissive au moment de regarder le film, mais à ce que cette expérience de cinéma libère d’ouvertures à la pensée. Un désir de poursuivre une sorte de dialogue avec le souvenir du film, revisité à la lumière des commentaires d’un analyste. Elle est une, mais non la seule composante de la cinéphilie ; elle demeure la plus précaire depuis 1895.



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Le lecteur de critiques de cinéma doit-il être très mordu pour rechercher une signature spécifique ? Ou peu sûr de lui-même ? Le nom (et le tirage !) du quotidien ou de la revue ne compterait-il pas le plus souvent peut-être davantage que celui du critique ?

Certes celui-ci se verra accorder un crédit plus personnel, dans un quotidien ou un hebdomadaire, s’il y tient de longtemps un poste. Le tirage du quotidien ou de l’hebdomadaire lui confère une autorité accrue, qui ajoute à celle de la qualité propre de ses textes. Mais pour le cinéaste comme pour le public qui veut se décider vite, ce qui risque de compter, c’est bien la comparaison de la couverture de presse, le fait que l’article soit, par exemple du Devoir ou de La Presse. L’avantage pour le quotidien ou l’hebdomadaire de retenir un critique régulier, c’est que celui-ci donne visage humain au moyen d’expression de masse. Pour le lecteur, c’est que la familiarité avec les tics du critique lui permet, à l’usage, de sentir quand et sur quel type de film son opinion a tendance à rencontrer celle du journaliste.


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Celui ou celle qui voit dans le cinéma AUSSI un moyen d’interpréter la condition humaine, sera plus sensible aux voix singulières, dans les films qu’il regarde aussi bien que dans les critiques qu’il recherche. Sera davantage disposé à « se casser la tête ».



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L’internet n’est absolument pas à l’origine de l’émoussement de la sensibilité au rythme, même si ce pourrait bien être là un de ses effets : j’aurais tendance à en trouver une étape plus déterminante dans le phénomène du Sélection du Reader’s Digest, dont l’essayiste Daniel J. Boorstin a si magnifiquement traité dans L’image ou ce qu’il advint du Rêve américain. Le style du Reader’s Digest n’aplatissait-il pas toute diversité de ton au profit d’une écriture censément « blanche » ? Style sans âpretés ou irrégularités, style dont l’idéal tiendrait au désir d’inviter le lecteur à s’enfoncer dans un texte comme dans une paire de mules.

Il se trouve que ces consignes conviennent tout à fait aux propriétés d’internet, et aux ressources les plus spectaculaires de l’ordinateur.

La critique, me dira-t-on, ne contredit-elle pas ce constat ? N’est-elle pas lue en fonction même de son agressivité, de sa capacité d’être tranchante, cinglante ? Surtout si, incisive, sèche, elle ne laisse pas deviner par quels détours un sens apparaît dans le flot des sentiments, des sensations, des mouvements reçus de l’œuvre commentée.

L’écran de l’ordinateur se prête mal à la lecture prolongée ; la manière dont on accède au texte semble porter en elle un appel à s’assurer qu’un autre, à un clic près, ne serait pas plus important, dont on prend vite connaissance. Le lecteur s’y trouve comme le compulsif avec un sac de chips…

Or la phrase longue, qui requiert relecture pour correspondre, par mimétisme, au mouvement de crescendo et d’exploration, ne répond pas à ce besoin entretenu par l’industrie de l’informatique : être à jour, remodifier incessamment les pages et les modes d’accès, vite, vite. La connaissance de ces modes, l’habileté à les renouveler ne seraient-elles pas en train de développer dans une seule direction l’intelligence ? Du côté de la seule binarité, au lieu de permettre la sensibilité à l’irisation, possible dans l’immobilité ?
Ce que permet la lecture d’un livre, par sa matérialité même, qui engage la main, le sens des textures.

 

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Ce n’est pas le type d’attente ici associé à la lecture en ligne qui m’inquiète, c’est qu’il devienne exclusif et que, même à l’école, l’on n’éduque plus à l’approche de l’inédit dans les codes ou manières de parler du réel, à la variété possible DES styles.



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Ne voit-on pas, en fiction, se développer une tendance au copier/coller ? Voici des romans érudits moins par l’apprentissage du romancier, qui retrouverait en les exposant les mouvements d’humeur qui ont accompagné sa recherche, que par l’insertion de données prises sur Wikipédia et autres encyclopédies à tiroirs, susceptibles d’autoriser quiconque à accéder à une réponse sans à avoir eu à parcourir la voie qui mène à sa formulation, sans qu’il ait pris le temps d’intégrer à sa sensibilité les informations glanées.
Cette pratique toutefois, si elle est encouragée par internet, ne lui est pas due. Ne s’inscrirait-elle pas dans l’histoire du genre romanesque ? Au dix-neuvième siècle, les romanciers ont pu opérer la synthèse des visées du roman d’analyse psychologique (La princesse de Clèves) et des essais des moralistes (La Rochefoucauld, La Bruyère, Pascal) et de celles des encyclopédistes. Le recours à des recherchistes et à des aides en écriture de premiers jets allait faciliter ce risque d’une œuvre en courtepointe plutôt qu’en tapisserie dont l’auteur aurait assimilé et retenu les seuls éléments pertinents pour les fondre en une seule œuvre, au lieu de laisser les traces de leur origine.

C’est de ce moment que date la promotion du roman en genre digne de côtoyer la poésie et l’histoire, d’être perçu autrement que comme une amusette : le contrepoids de la conception scientifique du monde, où le progrès n’est possible que par la concentration sur un domaine précis, scruté en conditions également précises. Le roman rétablissait le mouvement de l’esprit obligé d’avancer dans un mélange d’ignorance et de savoir, en réponse au besoin humain de se situer dans un ensemble dont il ne contrôle pas tous les paramètres. Le cinéma allait emboiter le pas : fiction (films de genre), fiction documentée (film dit historique, portrait de société ou de milieux spécifiques) docu-fiction, documentaire, selfie...

Ce qu’internet fait, c’est aussi de démultiplier les probabilités de récits composés sans arrière-plan commun aux lecteurs/spectateurs en histoire et en œuvres de références. En critique, ne peut-on constater le même phénomène ?
 

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La quantité d’informations ne modifie-t-elle pas de fait le rapport au savoir ? Voire l’attente même d’un rythme de discours, qu’il soit littéraire ou cinématographique, narratif ou critique ?  



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On lit souvent que les artistes, en particulier de la scène, exercent leur métier par besoin de reconnaissance. Et on réduit au narcissisme et aux blessures d’amour-propre leur réaction face au silence du public ou/et des critiques. Il y a certes de cela, et il est aisé quand on se construit une conviction d’en exclure quiconque ne la partage pas, quitte ensuite à s’étonner que personne n’ait songé entrer dans une tour aux portes barricadées.

Mais on oublie que c’est aussi parce qu’on aime qu’on se produit en public. Même lorsque l’on s’en estime exclu. On a peur pour ceux et celles à qui l’on s’adresse, on a le sentiment en Cassandre (autoproclamée) de voir venir un avenir qui serait évitable si seulement…

Certes, mais c’est oublier une troisième explication : on intervient en public par ce qu’on aime, en désir de partager ce qui nous nourrit.



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Il y a un impératif de mesure quand on s’adresse aux gens dans le recours aux citations et aux références. Le critique de cinéma a intérêt à écouter parler entre eux deux travailleurs sociaux, deux amateurs de mangas, deux fervents de sport, pour réaliser combien vite le vocabulaire familier des uns peut devenir le jargon de la majorité.

Toutefois citer peut devenir un moyen de rappeler non seulement que l’on n’a pas inventé la roue et les prémisses de la pensée que l’on développe, mais que quelque chose demeure pertinent de ce qui a été pensé en un autre contexte que celui où nous nous plaçons. Pour qu’une citation soit reçue par le non-spécialiste comme une invitation à déployer sa curiosité, elle doit s’inscrire dans la dynamique du récit qu’est la critique. Servir soit de position à contester, soit de base à partir de laquelle appliquer à l’objet nouveau qu’est le film une réflexion construite à l’origine en dehors de son expérience ou sans s’y référer.

Alors le lecteur demeure tout à fait libre, si la pensée implicite lui paraît féconde, de remonter à la source, ou, s’il ne se sent pas concerné, d’ainsi passer outre et réserver son temps à d’autres lectures.



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Si l’expérience du Japon, du pays, pas seulement de ses films et de ses romans, m’a appris quelque chose, c’est la nécessité de revenir ponctuellement aux clichés, à ce que l’on tient pour des évidences. Se demander ensuite en quoi celles-ci ne seraient pas constructions, effets de culture. De quelle vérité aussi elles demeurent porteuses.



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Je me serai buté, par la nature même de la cinématographie dont j’ai fait ma spécialité, à une forme de la quadrature du cercle : comment amener le public à s’intéresser à ce qu’il n’a jamais vu, à réclamer de voir ce qui ne lui a jamais été montré, à se reconnaître en ce qui n’adopte pas des formes à lui familières ?

L’écrit, me semble-t-il parfois, ne serait plus bouteille jetée à la mer, avec espérance que le temps n’aura pas raison de l’intérêt du message, mais pixel scintillant, à saisir dans le moment de son apparition.

Je me dis cela, mais foncièrement, aussi, qu’il doit se trouver quelqu’un, quelque part, qui pourrait bien être curieux du jeu entre ce qui dure et ce qui est éphémère. Quelqu’un qui puisse tirer profit même de propos inscrits dans le jeu de la tradition i.e. de ce qui implique l’expérience de films divers et de façons de voir issues d’ères différentes. L’aller et retour entre œuvres actuelles et passées devrait agir en rempart contre l’érosion attachée à la seule volonté de nouveauté ou d’originalité. Et permettre de saluer ce qui rend uniques les films. Au moment où de nouveaux bouleversements des technologies de la communication et de la représentation semblent, pour certains, sonner le glas du cinéma lui-même, pourquoi mettre des mots sur cet art, tel qu’il fut aussi bien que tel il est en train de devenir ? Pour témoigner de la nécessité d’aller au-delà des formes prises jusqu’à présent par le récit audiovisuel, pour nous rappeler ce qui s’exprimait jusqu’ici par lui, quels besoins encore inassouvis nous poussent encore vers ce dernier, et comment il pourrait en ses nouveaux atours possiblement y répondre.

 

 



[1] Dire l’éphémère (peinture et cinéma), Taire l’essentiel (du besoin de fiction), Un temps rêvé (la représentation du temps en littérature vs en cinéma dans Conan le barbare, Kwaidan et la Femme des sables).
[2] Erich Maria Remarque, La Nuit de Lisbonne, Le livre de poche, p.200


Biographie

Claude R. Blouin a publié une quinzaine d'ouvrages (essais et nouvelles) et plus de cent cinquante articles sur le cinéma japonais. Il est retraité depuis 1998 de l'enseignement au cegep de Joliette en cinéma et littérature; il a également été chargé de cours neuf ans à l'université de Montréal en cinéma japonais.
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Article publié le 20 mars 2016.
 

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