DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Octubre (2010)
Daniel Vega Vidal et Diego Vega Vidal

Dévotions

Par Guilhem Caillard
Le projet d’Octubre repose sur plusieurs idées, à commencer par l’inspiration manifeste et revendiquée par les auteurs du film L’Argent de Robert Bresson, qui retraçait le parcours semé d’embûches d’un faux billet de 500 francs. Tombé entre les mains du jeune Yvon, ce billet faisait basculer le garçon du mauvais côté de son existence jusqu’à le mener en prison. De quiproquos en intentions malhonnêtes, le sort finissait par s’abattre sur l’innocent. Avec Octubre, l’idée demeure, mais pour faire place à un autre dispositif. Ici, le faux billet aboutit entre les mains de Clemente (Bruno Odar), un prêteur sur gage établi à Lima dans la pure tradition familiale (son père était lui-même prêteur). Pour se débarrasser de cette grosse coupure dont personne ne veut, Clemente cherche à escroquer les plus démunis qui lui confient gages et économies. Mais les 200 soles reviennent toujours en sa possession, reflet d’une vie stagnante et dénuée d’intérêt. Car en plus d’être méticuleux, avare et égoïste, Clemente n’a ni famille, ni ami. Quant à ses affres sexuelles, il les monnaye avec des prostituées. Mais la symbolique du billet s’arrête là, un peu à la manière de Bresson, qui préférait tendre vers un discours élargi sur une jeunesse désenchantée subissant la pression des structures sociales.

L’idée initiale du billet coexiste alors avec l’irruption de plusieurs personnages, dont Sofia (Gabriela Velasquez), voisine du prêteur, et un nourrisson que Clemente découvre un beau jour dans son salon… Il s’agit de sa propre fille, issue d’une relation avec une prostituée. Là encore, à l’origine, les deux réalisateurs voulaient faire un film choral et suivre chacun de ces parcours : celui de Clemente, qui tentera en vain de retrouver la mère de l’enfant ; celui de Sofia, vieille fille pieuse dévorée par l’absence d’une vie familiale qu’elle n’a jamais su se créer, et, enfin, les turpitudes de Don Fico, un vieillard qui cherche à faire sortir son épouse de l’hôpital où elle est enfermée. Or, si le premier quart d’heure du récit laisse entrevoir une ébauche de la forme du film choral, les cinéastes ont eu la présence d’esprit de l’oublier en faisant converger l’action dans le huis clos de l’appartement de Clemente, espace exigu où tous ces personnages en apparence opposés vont devoir apprendre la vie commune. C’est à travers cette unité de lieu que se décline la singularité du propos avec les situations glauques et causasses qui en découlent.

Désormais forts de nous avoir épargné un Babel à échelle réduite, comme de s’être distanciés de la référence à Bresson, les auteurs ont été maintes fois tentés par un traitement burlesque et « rire amer » des situations. Toutefois, jamais ils ne tombent dans l’humour noir, comme pour rester au plus juste de celles-ci. De construction modeste, chaque scène d’Octubre semble ainsi prendre un nouveau départ, comme si les frères Vega hésitaient jusqu’au bout, offraient aux spectateurs l’impression de découvrir en même temps qu’eux de nouvelles perspectives.

Mais il faut reconnaître que ces bonnes intentions atteignent vite leurs limites. Sofia et Clemente se rencontrent dès l’instant où surgit le nourrisson dans la vie insipide du prêteur. Bon gré mal gré, la voisine tombe à point nommé : elle devient la femme au foyer qu’elle a toujours voulu être et dont Clemente n’avait encore jamais eu conscience de la nécessité. En somme, les personnages ne sont plus maîtres de leur existence : malgré les réticences de Clemente, Sofia et l’enfant restent, comme confiés à lui, et inversement. D’où l’état de béatitude décliné par les acteurs du film qui subissent leur entente (ou mésentente) plus qu’ils ne la convoquent. Daniel et Diego Vega Vidal ont alors préféré les faire parler le moins possible, tirer davantage le récit vers l’abstrait et l’universalisme. Car mis à part le contexte  péruvien, les auteurs disent avoir cherché l’histoire d’une famille universelle pouvant être transposée n’importe où ailleurs. En découle un langage cinématographique fade, une surabondance de plans fixes, un rythme lent trop nourri. Ajouté à une volonté agaçante de se rattacher aux codes supposés du « cinéma d’auteur », l'universalisme désiré vient contredire la localité du Pérou, les décors et l’environnement culturel de Lima. Le récent film argentin El Hombre de Al Lado, qui traitait aussi des barrières de communication entre les individus (un designer d'intérieur et son voisin trop emcombrant), réussissait mieux son approche des grands maux contemporains par le biais d’un ton humoristique vif et défendu sans timidité. Voilà ce qui manque à Octubre : plus de fermeté dans les choix.

Octubre n’est certainement pas un mauvais film, et l’on ne saurait s’arrêter à ses côtés inaboutis (il faut rappeler qu’il s’agit d’une première oeuvre). Récipiendaire du Prix du jury Un certain regard 2010, cela faisait seize ans qu’un film péruvien n'avait pas été présenté à Cannes dans la sélection officielle (depuis Sin Compasión de Francisco Lombardi en 1994). La même année, la participation aux Oscars de La Teta Asustada, une première pour le Pérou, a su réanimer les instances gouvernementales du pays qui incitent depuis la production. Paraiso, Contracorriente et l’ingénieux Las Malas Intenciones en sont d’autres manifestations. Les dernières années marquent ainsi la (re)naissance d’une cinématographie andine qui s’essaie dans la voie de la maturité.

Si la tentative d’Octubre n’est pas transcendante, Daniel et Diego Vega laissent toutefois le souvenir d’images fortes, en particulier pour ce qui est de leur fidélité aux modes de vie d’une société et à son histoire, un témoignage épargné par l’universalisme recherché. La profusion d’images de processions religieuses à travers les rues d’une ville sud-américaine telles que nous y sommes habitués a, d’une certaine façon, contribué à en banaliser leur véritable signification et portée sur une culture locale comme dans la vie des habitants. C’est pourquoi le film insiste sur les scènes de procession à l’occasion des célébrations traditionnelles ayant lieu chaque année en octobre dans les rues de Lima. On en retient l’expression entièrement dévouée du visage de Sofia qui, en l'honneur du Seigneur des miracles (chantre de la foi populaire), se mêle à la foule des milliers de croyants. La dévote marche alors à reculons pour ne pas tourner le dos à l’image de l’icône.

Étalée sur vingt-quatre heures, la procession prend ici tout son sens. Plus encore, c’est dans ces scènes que les cinéastes ont accordé la plus grande attention aux traitements chromatiques, dont le violet (couleur traditionnelle du mois d’octobre), qui se fait à la fois discret et fondamental. Les processions sont ici filmées au degré le plus pur de leur signification et se démarquent sensiblement des artifices cinématographiques employés dans les autres séquences. Et alors qu’Octubre débutait tel un film choral aux entrées multiples, ces instants semblent à la fois en dévoiler son véritable sujet - la force de la dévotion - et son personnage principal, Sofia. Cette modeste révélation de l’essentiel est en soi admirable.
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Critique publiée le 22 avril 2011.