En 2019, la photographe Sandra Larochelle a entrepris de documenter le dernier automne des ateliers du 305, rue Bellechasse, un repère pour la peinture contemporaine montréalaise qui a accueilli plusieurs artistes de renom. Victimes de la spéculation immobilière, les locataires du bâtiment ont été évincés après avoir mené une longue bataille pour conserver leur espace de création[1]. Comme la photographe, le réalisateur Maxime-Claude L’Écuyer s’est intéressé davantage aux pratiques qu’aux œuvres des artistes qui ont travaillé dans cet espace mythique. 305 Bellechasse adopte ainsi une perspective génétique sur l’art : comment crée-t-on ? D’où vient l’inspiration ? Comment commencer un tableau ? Comment le finir ? Quelles dispositions de corps stimulent la création ?
Avant de déplier ces questions avec les locataires du 305 (Jean-Benoît Pouliot, Eliza Griffiths, Nicolas Grenier, David Elliott, David Lafrance, Christine Major, Alexis Lavoie, Sylvain Bouthillette), un portrait historique du bâtiment nous est présenté par Marc Séguin, qui a été le premier à imaginer ce lieu comme un atelier. Le peintre décrit les spécificités architecturales de l’édifice, qui en font un bâtiment d’un attrait rare pour les artistes, à commencer par son caractère industriel d’une beauté singulière, avec ses planchers de bois, ses plafonds hauts et ses longs couloirs : « C’est un mill floor, un plancher des moulins », explique Séguin, « ce sont des planches de bois verticales qui quadruplent la force du bois. Les flammes n’ont aucune emprise dans ce bâtiment, car la proximité des lattes empêche l’oxygène de circuler. […] Il y a quelqu’un qui a bien fait les choses à un certain moment. Le building est beau. Dans un corridor tu vois les deux extrémités, ça devient plus personnel grâce à ça. »
Mais au-delà de ces caractéristiques matérielles, c’est la part immatérielle, celle imprégnant l’espace d’une manière invisible par son épaisseur historique, qui lui donne un attrait supplémentaire : « Il y a des fantômes ici », commente l’un des locataires. De nombreux immigrants, notamment des Italiens, y ont travaillé. L’édifice a été tour à tour une usine de pâtes Catelli, puis un lieu où l’on confectionnait des « guenilles » (Shiff & Company inc.), avant de devenir un espace de création artistique.
Pendant près de deux heures, la parole est donnée en voix off à ces ex-locataires du 305, qu’on ne voit donc jamais, ce qui est bizarrement réjouissant. Sans visage humain, l’œuvre apparaît d’autant plus aérée et maîtrisée; la réalisation offre toute l’amplitude nécessaire pour laisser la parole et les images s’enraciner en nous. Quatre grands axes ressortent de ces entrevues: l’horaire de travail, les problèmes liés à la création, les rituels de production et la responsabilité artistique. Le fait que les entrevues ne soient pas filmées semble inciter les artistes à se livrer avec plus de dénuement. Grâce à cette intimité supplémentaire, on accède à une vision privilégiée sur le travail artistique, qui dépasse le discours conceptuel pour atteindre une pensée très concrète, prosaïque, sur l’acte de création. Cette perspective matérialiste est d’autant plus intéressante que la réalisation, épurée, travaille sur la lenteur et le détail. Fidèle à cette posture exploratoire patiente, la caméra se dépose sur de petits ornements, isole un objet de l’espace de travail, balaye les murs de l’ancienne usine – cette lenteur permet de s’imprégner du lieu et nous apparaît comme la condition primordiale pour dépasser les généralités. Maxime-Claude L’Écuyer évite ainsi de tomber dans le piège du documentaire biographique ou de l’exposé sur l’artiste-vedette.
La part contemplative du film est également une question de regard. La caméra effectue des mouvements lents, hyper contrôlés, traversant l’espace inlassablement au même rythme. Ce rythme stable, agencé à la soigneuse conception sonore qui lie les différentes séquences les unes aux autres, crée une ligne directrice forte. La plupart des plans sont mobiles, ce qui donne une grande fluidité au tout, une tonalité presque aérienne, surtout dans les beaux plans à vue d’oiseau. Ce mouvement de glissement incarné par les travellings mime également le déplacement d’un visiteur d’exposition qui se promènerait tranquillement d’une toile à une autre, se rapprochant d’un tableau pour voir un détail.
L’un des intérêts du long métrage est de démystifier l’acte créateur et la genèse de l’inspiration, parfois au risque de déromantiser le processus artistique. David Elliott y contribue notamment lorsqu’il décrit sa manière de procéder qui, à l’instar de peintres comme René Magritte ou Jeff Koons, requiert calculs et planification : « Je suis un peintre systématique. » Pour Christine Major, en revanche, l’acte créateur conserve une certaine part de magie, de romantisme. Elle explique qu’elle cherche absolument à garder l’impulsion originale d’une œuvre tout au long du processus de production : « Il faut qu’il y ait une urgence, que ça soit impitoyable. Pas que je patauge. »
On s’étonne de voir à quel point les pratiques artistiques varient d’un intervenant à l’autre et comment leur manière de concevoir et de métaphoriser leur rapport au travail diffère. Janet Werner, par exemple, évoque les problèmes rencontrés durant la production d’un tableau comme un combat, comme s’il s’agissait de faire « avancer les troupes » pour gagner une bataille, si bien qu’une fois l’œuvre achevée, elle ne l’intéresse plus : « Ok goodbye. When it’s finished, it’s dead. » Pour David Lafrance, c’est la stratégie de l’évitement; il ne pose qu’un regard furtif sur l’œuvre en cours de création, jusqu’au dernier moment, où il n’a plus le choix de prendre l’œuvre à bras-le-corps, pour la « résoudre ». Pour Nicolas Grenier, le processus créatif s’articule autour de la couleur : « J’ai une fixation sur la couleur. […] La couleur est infinie – il n’y a pas tant de choses qui sont infinies, c’est une porte vers l’absolu. Il y a des gens qui s’assoient sur le bord de la mer et qui atteignent ça. C’est une manière pour moi d’aller chercher quelque chose de méditatif. » Les distinctions apparaissent aussi au niveau de l’horaire de travail. Jean-Benoît Pouliot explique qu’il est animé par un sentiment d’urgence dès qu’il entre dans l’atelier, tôt le matin. Eliza Griffiths préfère quant à elle les visites nocturnes, qui éveillent son inspiration, si bien qu’elle ne commence à se sentir vraiment dans une disposition pour créer que vers 2h du matin – on imagine bien que ce soit difficile à concilier avec sa vie de famille.
On constate enfin dans 305 que l’acte créateur n’a rien d’universel, que l’un rencontre des obstacles au début d’une toile, l’autre à la fin, qu’une a besoin de silence pour créer et tel autre de la radio sportive, que la lumière naturelle entrave la démarche d’une peintre et est nécessaire pour son voisin de palier. Il n’y a, pour ainsi dire, aucune recette, sauf peut-être celle d’avoir un atelier, un « lieu à soi » pour créer, qui se distingue de l’espace domestique. Tous et toutes s’entendent également sur une chose, à savoir l’émulation que génère un tel espace chez les artistes en tant que lieu de partage. Un atelier à soi, pour soi, mais résolument ouvert à la rencontre, où les artistes s’inspirent mutuellement et échangent sur les problèmes qu’ils rencontrent; que le 305 Bellechasse ait eu pour destin de se transformer en unités locatives isolées, et qu’il passe d’un espace communautaire à une propriété privée, est tristement emblématique de notre époque atomisée.
[1] L’exposition a été présentée au cours de l’été 2020 : https://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/584502/arts-visuels-rideau-sur-le-305-rue-debellechasse?utm_source=recirculation&utm_medium=hyperlien&utm_campaign=corps_texte. Notons qu’en mai 2021, la ville de Montréal annonçait l’ajout de 5 millions de dollars aux 25 millions offerts par Québec pour permettre aux artistes de s’implanter durablement dans des ateliers et lutter contre les évictions forcées.
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