« We want to see the newest things. That is because we want to see the future, even if only momentarily. It is the moment in which, even if we don’t completely understand what we have glimpsed, we are nonetheless touched by it. This is what we have come to call art. » - Takashi Murakami
Il y a de ces réalisateurs qui créent mieux lorsque rigidement encadrés, et il y a ceux qui ne peuvent atteindre leur excellence qu’en délaissant les rails du cinéma grand public. Il y a de ces cinéastes dont le modus operandi est accoudé à un scénario solide et une préproduction mise à point, et il y a ceux qui carburent seulement sur cet élan, cette rage de mettre en images leurs plus marquantes réflexions avant qu’elles ne s'ankylosent. Oui, la caméra de Robin Aubert est encore jeune, mais une projection de À quelle heure le train pour nulle part pourrait déjà témoigner de la rare puissance d’évocation et même de la nécessité d’un tel regard au sein de notre catalogue cinématographique. Film de montage patiemment déconstruit, fresque hallucinée conduite par une intrigue on ne peut plus éthérée, sa seconde réalisation après Saint-Martyrs-des-Damnés fait d'abord et avant tout office d’un bel enseignement d’une liberté artistique que l’on ne savoure que trop rarement dans le cinéma québécois. Pour en revenir à la citation du pionnier japonais de superflat ci-haut, la force d’attraction exercée par l’oeuvre en question n’est pas explicable par la cohésion remarquable de ses thématiques ou encore par sa valeur lorsque prise en tant que divertissement - elle est, tout simplement.
C’est donc découragé par les contraintes qui accompagnent le support des organismes de financement qu’Aubert quittera le continent en direction de l’Inde, un projet de film lui trottant dans la tête - c’est-à-dire guidé par cinq lignes de scénario couronnées du titre À quelle heure le train pour nulle part. Avec seulement un producteur, une preneuse de son et son ami comédien Luis Bertrand à bord, Robin Aubert et son équipe se sont lancés dans un périple de cinq semaines à travers le pays, documentant les rencontres, déambulations et moments de solitude de leur personnage, soit un Québécois à la recherche de son frère disparu dans des circonstances extrêmement vagues. Il y a d’abord cette chambre d’hôtel, à la fois refuge et tombeau, dans laquelle sa mémoire ne cesse de lui rapporter des fragments d’un évènement dérangeant, tandis que son corps s’imbibe du silence qu’il ne peut trouver dans les extérieurs de New Delhi. Il y a ces miroirs, objets omniprésents lui procurant un étrange moyen de communication avec le disparu. Et il y a le désert, nappe de soleil interminable dans laquelle sa volonté de poursuivre les recherches et sa désuétude s’affrontent plus violemment que jamais. Cette imagerie, dont les apparitions répétées évoquent le refrain d’une prière, immerge l’auditeur au coeur d’une expérience sensorielle sans mode de lecture distinctement épelé. Malgré son langage visuel agrémenté de symboles régulés à des volumes aléatoires (le train comme rite de passage versus l’homme se défoulant sur son ombre sur une dune, etc.), il serait parfaitement insensé de recevoir l’ensemble d’un oeil analytique. Insensé puisque l’impression générée par une oeuvre d’art filmique presque dépourvue de ses fonctions narratives n’a pratiquement pas le choix de se plier à la loi de la subjectivité ; insensé puisque la démarche d’Aubert ne permet pas de nettement séparer les situations mises en scène de celles improvisées. Quoi qu’il en soit, sa vision déferle vers le spectateur munie d’une envoûtante aptitude à assortir réalisme et onirisme.
Partir en Inde pour se chercher, se retrouver, se purifier… Type de pèlerinages, certes, archiconnu, mais dont l’emploi se voit ici joint à une extrospection fort intéressante. Cette prédisposition à une quête intérieure quant à l’histoire de l’homme au coeur de À quelle heure le train pour nulle part n’empêche pas un dialogue avec la culture hindoue, bien au contraire : que ce soit lors d’une rencontre avec Queen Harish, danseur travesti tout ce qu’il y a de plus avenant, ou encore lors d’un échange sur la foi avec un régional, cette communication entre l’Orient et l’Occident paraît aller de soi. D’une grande sobriété quant à ses choix dans l’assemblage d’images du pays de Gandhi, le film (d’ailleurs monté par Aubert lui-même) pénètre la nation avec la réserve et le dépouillement du cinéma direct de Brault et Perrault, où les discours possibles se retrouvent désamorcés au profit des impressions. Et quelles impressions! Le choix esthétique de jumeler l’image brute et granuleuse aux tableaux plus poétiques est un pari risqué, mais ici entièrement justifié. Accumulant les séquences d’une grande beauté, que celles-ci peignent femmes voilées portant un parapluie en plein désert ou encore simplement un repas local dans un restaurant entassé, la réalisation feint avec grâce tout penchant vers la carte postale. Pour une immersion dans une terre inédite au regard de notre cinéma national, on peut parler ici d’une très belle réussite.
Les mots en viennent à manquer ; l’opinion d’un seul spectateur enchanté ne serait pas en mesure de rendre justice à l’oeuvre en tant que telle. Comme Aubert l’a exprimé lui-même, À quelle heure le train pour nulle part résulte en un registre d’images à emporter avec soi et à ruminer, et non l’un de ces spécimens parés au décorticage scène par scène. Que l’on y perçoive une gamme multicolore d’émotions et de songes ou que l’on se sente laissé derrière malgré sa vaste munificence, il ne fait aucun doute que son cachet en vaut le détour. Étant extrêmement difficile à cataloguer et encore plus à vendre, il faudra sûrement faire preuve de beaucoup de patience avant de le voir dans les bras d’un distributeur pour sa sortie vidéo. Les curieux auront donc le titre d’un film à retenir sans faute, et ceux qui ont été séduits par chaque image et chaque coupure un devoir : user du pouvoir du bouche-à-oreille dans le but de faire graviter ce bruissement positif largement mérité autour du film.
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