Le Redoutable est un film sur le divorce entre Jean-Luc et Godard, raconté à travers le mariage de Jean-Luc Godard et Anne Wiazemsky. Adapté de son livre autobiographique
Un an après,
Le Redoutable prend le point de vue de celle que Godard découvre quand il assiste à une projection des rushes d’
Au hasard Balthazar. Alors courtisée par Bresson, qui lui demande sans cesse sa main durant le tournage, la jeune Anne qui n’a pas encore son bac s’amourache de Jean-Luc au printemps 1966. À la rentrée, inscrite à Nanterre en Philosophie, elle assiste au rassemblement de plusieurs groupuscules étudiants, à de vives discussions entre camarades, qui se déclineront bientôt en situationnistes, en anarchistes, en maoïstes (avec des figures comme celle d’Omar Diop, qui jouait dans
La Chinoise). Ces jeunesses de descendance marxiste-léniniste s’opposent, comme Godard à ce moment-là, au gouvernement gaulliste, aux barbaries de la Guerre d’Algérie, mais aussi au vieux Parti communiste français, qu’ils associent à une bande de révisionnistes à la fois trop près de Moscou et trop tolérants de l’impérialisme américain (l’un des premiers arguments qui rassemble les « Mao » de France, c’est leur sympathie pour le destin du peuple vietnamien). À ce moment, Wiazemsky occupe une place centrale dans la vie de Godard. Plus que sa compagne (ils se marient un an plus tard), elle est au diapason de ses intérêts politiques, présente sur le terrain où l’engagement décide de s’engager. De cette expérience sortira
La Chinoise.
Le Redoutable débute sur des plans de
Louis Garrel caméléonisé dans la peau de Jean-Luc, concentré derrière un travelling, à remonter ses lunettes, à commencer à habiter formidablement le personnage par cet accessoire si déterminant (on reconnaît les périodes de Godard à ses cheveux, mais aussi à ses lunettes), qui devient chez
Hazanavicius à la fois le masque du réalisateur et le marqueur de son ridicule. Les lunettes de Godard dans
Le Redoutable se brisent à la moindre occasion, au moindre accrochage dans la foule. Les poursuites dans la rue, les altercations avec la police, toute est une bonne occasion pour Jean-Luc d’avoir la monnaie de ses pièces idéologiques. En effet, on s’intéresse ici à Godard pile au moment où il est pris à devoir se « révolutionner lui-même », à choisir entre une intégrité cinématographique (que les manifestants voient comme la culture petite bourgeoise) et une intégrité politique (que les comparses cinéphiles voient comme un chemin chaotique), pris à devoir concilier les deux en dépit de son insupportable intransigeance que lui reprochent ses amis les plus proches et Anne la première. Ainsi remis en contexte, Hazanavicius réussit son pastiche avec la même acuité qui habitait ses
OSS 117, en désacralisant les symboles qu’il filme, jamais par saccage, mais bien en les replaçant dans leur époque comme des produits de leur époque. Alors que l’agent secret habitait un monde colonial, rétrograde, raciste et sexiste, le cinéaste révolutionnaire est montré acculé aux images qu’il a lui-même participé à édifier. Hazanavicius réalise un film sur Jean-Luc tout en réalisant un film sur mai 68, un film qui porte sur un moment culturel précis, qu’il incarne à travers les contradictions propres à son artiste le plus redoutable.
Autrement dit, alors que les presses françaises et américaines ont été vaillantes pour dépecer les intentions d’Hazanavicius, pour en faire un cinéaste qui n’aimait pas vraiment Godard, voire qui l’insultait en commodifiant une période de sa vie qui s’est précisément construite en opposition à la commodification de la culture, il faut voir dans
Le Redoutable un film hommage qui s’est d’abord intéressé au potentiel comique de Godard, plaquant sur Jean-Luc les tics et les clichés de son époque à l’aide d’une mise en scène qui en reprend les préceptes afin de les subvertir en comédie. Conversations de boudoir, textes recouvrant les murs, silhouettes sensuelles et montage qui dérange, tout ce qui fait la surface de la vague est invoqué comme la base d’une bonne blague ou d’une poulie narrative. C’est l’occasion de montrer du doigt la misogynie ordinaire de cette culture française, d’en faire le gag du personnage à lunette et le drame de sa femme qui ne s’y retrouve plus, Anne n’étant jamais dans le coup lorsqu’il faut blaguer. Incarnée avec grand talent par
Stacy Martin, la muse de Jean-Luc est plutôt la voix sans paroles du spectateur à l’écran, la mesure d’une humanité qui se frappe aux slogans, au machisme d'un homme démesuré qui scande sa solitude intellectuelle.
Il y a bien entendu dans l’ensemble de cet exercice une sorte d’inadéquation qui guette, d’antithétisme grimpant qui menace d’imposer au regard du cinéphile qui se veut engagé ou du cinéphile nostalgique de l’engagement cinéphile une sérieuse prise de conscience sur l’héritage de la Nouvelle Vague française ou plus largement sur celui de mai 68. « Tout ça pour ça ? » ; « Tous ces films à tract pour en arriver, cinquante ans plus tard, à du splastick franchouillard — maîtrisé, mais franchouillard tout de même ? ». C’est aborder du mauvais angle cette comédie, lui donner aussi bien plus d’intentions qu’elle n’en a réellement et passer à côté de l’exercice qu’elle accomplit méthodiquement en puisant dans divers stéréotypes de la société culturelle française une collection de portraits hilarants. Les révolutionnaires des AG étudiantes, le doctorant godardien croisé dans la manifestation, l’ami cinéaste qui rêve de son film à Cannes malgré mai 68, le jeune Jean-Pierre Gorin des absolutismes, le flic qui a bien aimé voir
Le Mépris avec sa femme, le vétéran des deux guerres joué par Jean-Pierre Mocky, tous ces caractères habitent sans complexes sinon les leurs le film d’Hazanavicius, qui ridiculise à tout vent et qui le fait avec un sens du timing comique régulièrement épatant.
Du mythe du « film en train de se faire », on arrive au film qui défait avec entrain, qui marie l’ironie de Godard et celle d’Hazanavicius, les poussées modernistes de l’un devenant chez l’autre d’excellents gags de cinéma (l’acteur qui nous regarde pour nous dire que les acteurs sont cons, les nus qui déambulent pour nous dire que la nudité au cinéma est inutile) et d’excellents gags sociaux (le chauffeur qui va au cinéma parce que la vie est déprimante). Au-delà de ces brefs moments où les styles des deux se croisent et s’exploitent, c’est dans ses plans frontaux que
Le Redoutable propose ses scènes les plus passionnantes, celles où les divisions nettes entre l’ardeur du discours idéologique et la perception des gens qui entourent la figure du révolutionnaire s’emparent du cadre. Comme dans cette séquence en voiture, où Hazanavicius maintient son plan, ne coupe pas, en attendant qu’on porte notre attention sur Anne, muette toute la scène, en attendant qu’on assiste avec désarroi au cataclysme qui s’annonce chaque fois que des idées s’en prennent cruellement à des sentiments.