Rares sont les films qui abordent la relation père-fille. Maren Ade, qui nous avait déjà livré avec
Alle Anderen un film d’une remarquable justesse et d’une vraie subtilité, s’attelle à explorer ce sujet original, universel et particulier dans son nouvel opus
Toni Erdmann et, avec la finesse qui la caractérise, nous offre un film à la fois drôle, savoureux, troublant et émouvant.
Le film qui fut présenté en compétition officielle à Cannes en mai dernier, ne remporta pas la Palme d’Or comme nombreux des festivaliers s’y attendaient, mais pu se consoler avec le prix FIPRESCI d’une critique internationale unanime. Acclamé en Allemagne comme en France,
Toni Erdmann représentera l’Allemagne dans la course aux Oscars, et figure d’ores et déjà au
classement de la BBC des 100 meilleurs films du siècle.
Dès les premières minutes du film, nous voilà plongés dans l’univers de notre personnage principal : lorsque Winfried Conradi (excellent
Peter Simonischek) ouvre sa porte à un livreur de colis postal, il est vêtu d’une chemise rose pâle, aborde un sourire aimable, et s’empresse de mettre aussitôt le livreur dans la confidence — c’est sans doute son frère qui a dû à nouveau se commander quelque chose sur un site internet louche. Il explique à voix basse que ce dernier sort de prison et n’a apparemment plus toute sa tête : la veille, il est même allé jusqu’à manger la nourriture du chien !
Le livreur ne laisse rien paraître, continue de se tenir bien droit, pâlit seulement en entendant Winfried appeler son frère. Les voix des deux hommes se répondent à l’intérieur de la maison, jusqu’à ce que le frère, le fameux Toni Erdmann apparaisse : dents abîmées et proéminentes, chemise noire ouverte sur son torse imposant, lunettes de soleil aux montures colorées et menottes encore attachées à ses poignets, il mâchouille une banane et demande au livreur ce que le colis peut bien être.
La mascarade ne dure pas longtemps et Winfried tombe rapidement le masque : Toni Erdmann, c’est lui, un double clownesque, dont il se sert pour extraire les autres et lui-même de la routine, du train-train, des obligations par lesquelles on se laisse dominer et qui finissent par nous faire oublier le véritable goût de la vie. Un goût que la fille de Winfried, Inès (parfaite
Sandra Hüller), semble avoir complètement perdu.
Devenue businesswoman affairée, conseillère auprès de compagnies pétrolières à Bucarest, celle que son père nomme encore « Spaghetti » préfère prétendre être en conversation imaginaire sur son
smartphone plutôt que de passer du temps avec les siens.
Face à ce père qui aime rire, faire des blagues en toutes situations, même les moins appropriées, avec un flegme désarmant et un vrai sens du jeu et de la mascarade, Inès joue elle aussi un rôle, bien différent cependant : elle est cette femme au sourire forcé, au tailleur bien repassé, qui arpente la vie sur des talons trop hauts jusqu’à « l’huile » (ainsi que les nommait Albert Cohen dans
Belle du Seigneur) dont elle devra se faire remarquer lors d’un cocktail à l’Ambassade des États-Unis, ou autour d’un
drink au lounge/bar/piscine de l’un des hôtels cinq étoiles de la capitale roumaine.
Mais voilà que débarque, dans sa vie rythmée par le diktat du business et du contrat à signer (un diktat qui se résume le plus souvent à devoir jouer les conseillères ès achats auprès des « femmes de », ou à accompagner une délégation étrangère dans l’un des bruyants clubs de la ville) ; à la porte de son appartement luxueux, fonctionnel et froid, Toni Erdmann, sa perruque, ses fausses dents, ses coussins péteurs, et sa volonté de changer le cours des choses. Choc de deux mondes : un père et sa fille, approches opposées de la vie. « Tu es heureuse ? » demande Winfried à Inès. « Heureuse ! C’est un mot très fort ! » « Est-ce que tu t’amuses dans la vie ? » « Tu veux dire : aller au cinéma ou ce genre de choses… ? »
Dans un scénario admirablement écrit où tout, silences comme texte, fait sens, avec un duo d’acteurs qui fonctionne à merveille,
Maren Ade bouscule la vie de cette jeune femme soumise au jeu des apparences, des conventions, du respect des normes et des codes, en la confrontant à son père, ce Winfried/Erdmann au sens du comique et de la liberté débordant, un homme qui va tour à tour horripiler, insupporter et terriblement gêner sa fille, mais qui parviendra peut-être à réveiller en elle ce qui lui reste du quelque chose qu’il lui avait légué.
Un film qui célèbre l’humour, la liberté, la vie, la fantaisie, ainsi que l’amour entre un père et sa fille, et parvient à faire du clownesque un art et une révolution.