DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Pick Pocket (1997)
Zhang-ke Jia

Impassible face à la tempête

Par Ariel Esteban Cayer
Quelques années avant son contemporain Wang Bing et le monumental À l’Ouest des rails, Jia Zhang-ke tournait son premier film qui s’avère aujourd’hui aussi prototypique du cinéma de son auteur qu’emblématique du cinéma chinois dit de 6e génération. Avec Xiao Wu, artisan pickpocket, une fiction tournée en 16 mm dans un style franchement néoréaliste mettant en scène des acteurs non professionnels, on retrouve déjà l’habile portrait social au mélodrame sous-jacent qui caractérisera très vite le cinéma de Jia (ainsi que celui d'auteurs tels que Lou Ye, dans des films comme Suzhou River ou Summer Palace). Ici, comme ailleurs, des allures de documentaire esquissent dans l’instant saisi une incertitude face à une Chine en progression accélérée; un pays pris dans un glissement avant continuel et qui, pour le citoyen chinois comme pour Jia, se traduit en un étrange flottement dramatique, puis en paralysie, en émoi et finalement en violence (d’où l’aboutissement que représentait A Touch of Sin l’an dernier).

Ici, la rétrocession de Hong Kong à la Chine par l’Empire britannique sert d’arrière-plan télévisuel comme radiophonique aux déambulations de Xiao Wu (Wang Hongwei), un jeune artisan pickpocket qui semble figé dans le temps, contrairement à ses proches qui avancent de concert vers la « reconstitution du pays ». De retour dans sa ville natale de Fenyang (également celle du cinéaste, dans la province de Shanxi), Xiao est d’ailleurs navré de constater que Xiaoyong, un ami d’enfance, ne l’a pas invité à son mariage. Ce dernier, ayant délaissé sa carrière de pickpocket pour le trafic de cigarette et la gestion d’un bar à karaoké, ne désire d’un tel rappel de son ancienne vie à sa cérémonie. Cette trahison du petit truand devenu grand ne fait qu’exacerber le désœuvrement de Xiao, qui trouvera un certain refuge dans ces mêmes salles de karaoké, plus particulièrement auprès de Meimei (Hao Hongjian), une karaoke girl qui, dans un moment nous y reviendrons, le forcera hors de l’immobilité l’affligeant.

Bien que l’on comprenne au passage que Xiao Wu prend son métier très au sérieux (« je travaille avec mes mains », dit-il à Meimei), Jia ne met que très peu d’emphase sur l’acte du vol lui-même et le potentiel dramatique pouvant en découler. Xiao Wu, par conséquent, devient rapidement un symbole, chargé d’angoisse et d’incertitudes. Pour les gens l’entourant, il est une nuisance, traité tel un vestige qu’il faudrait bitumer comme le reste. Dans l’œil du spectateur comme du cinéaste, c’est cependant le portrait affectueux d’une jeunesse désœuvrée qui se déploie et qui continuera d’ailleurs de fasciner le cinéaste dans Platform (2000) et Unknown Pleasures (2002), complétant avec Xiao Wu une trilogie informelle sur le sujet.

Le personnage se dévoile par ailleurs vaguement sympathique, navigant les rues, cigarette au bec, dans un veston trop grand. On le suit tel l’incarnation d’un moment transitoire dans l’histoire d’un pays ou, peut-être, comme si sa promenade était en fait une invitation à ralentir, à observer (la direction de Jia auprès de son acteur Wang Hongwei n’est pas sans rappeler celle du taïwanais Tsai Ming-liang avec Lee Kang-sheng). Jia dépeint ainsi la lassitude et l’inaction têtue de son personnage de manière poétique, mais convenue : les plans moyens dominent et Xiao Wu, figé dans le cadre, tantôt au bar, tantôt sur le trottoir d’une rue passante, regarde passiblement son village se transformer autour de lui. De plus, ses amis l’ignorent, sa famille le repousse tandis que les commerçants sont évincés et que les bâtiments inachevés s’accumulent dans le décor. L’abécédaire de la critique sociale, caractéristique de cette 6e génération de cinéastes chinois, est ainsi déployé chez Jia pour la première fois sous la forme d'un arrière-plan plutôt que d'un véritable projet discursif. Ceci dit, cette esthétique (de la ruine, du changement, comme d’une globalisation frénétique) se peaufinera et se politisera davantage dans les subséquents et plus radicaux The World (2004), Still Life (2006) ou 24 City (2008).

Ici, le changement s’opère brièvement entre le contact humain et la romance : dans une scène pivot, Xiao jusqu’alors stoïque et distant, accorde finalement une chanson et une danse à Meimei. Brièvement, Jia soulève sa caméra, la fait passer à l’épaule, de concert avec le premier mouvement véritablement physique et émotif de son personnage. Cette tension entre l’action et l’inaction, la transformation inévitable et la stagnation, sous-tend le film en entier; un sous-texte limpide, simple, articulé autour d’une série de moments personnels. Le déploiement d’une chanson pop nous le confirme d’ailleurs à la fin : Xiao Wu, tout juste arrêté pour ses crimes, demeure encore une fois immobile tandis qu’une foule méprisante l’observe en guise d'ultime jugement. Jia détruit instantanément son symbole, jusqu’alors libre de ne pas faire grand-chose, tandis que l’écho d’une ballade aux airs traditionnels se fait entendre : « Je suis immobile, impassible face à la tempête ».

Si les riches thématiques de Xiao Wu ne se concrétisent qu’en partie, demeurant prégnantes dans le contexte social évoqué sur lequel se déroule un petit mélodrame adolescent, Pick Pocket reste une première œuvre touchante. Plus personnelle qu’elle n’est ultimement politique, Jia y témoigne néanmoins de tout son malaise face aux grands bouleversements d’un pays dont il continuera habilement la décortication et la critique dans plusieurs films à venir.
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Critique publiée le 29 décembre 2014.
 
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Panorama-cinéma Volume 2. Numéro 4.

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