DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Winter's Bone (2010)
Debra Granik

Southern Comfort

Par Maxime Monast
Parmi les nombreux festivals de cinéma, Sundance nous a toujours comblés grâce à des films témoignant de l’effervescence de la scène indépendante des États-Unis et de partout à travers le monde. L’événement finit d’ailleurs par devenir un incontournable pour tous ceux et celles désirant explorer la diversité émergeant en périphérie des courants dominants. Nous y retrouvons des intrigues différentes, des quêtes fabuleuses, des dilemmes amoureux sortant de l’ordinaire… Bref, nous nous ouvrons à ces sous-genres. C’est dans un tel contexte que la réalisatrice américaine Debra Granik nous propose sa vision du cinéma. Déjà couronné à Sundance en 2004 pour son film Down to the Bone (mettant en vedette Vera Farmiga), qui remporta le prix de la réalisation dramatique, Granik s’est vue remettre le Grand Prix du Jury en 2010 pour son deuxième long métrage, Winter’s Bone. Mais comme il est commun de voir un grand nombre de films dans le cadre d’un festival, notre esprit critique est doublement aux aguets. Nous ne retrouvons pas que des chefs-d’oeuvre dans un tel amas cinématographique, même que nous avons souvent affaire à des canevas incomplets. Du coup, lorsque nous découvrons une oeuvre unique et franchement excitante, nous sommes séduits. Le succès récolté au coeur de ce circuit et auprès de ses adeptes lui confère une certaine notoriété, et une visibilité qui lui permettra éventuellement d’être exposée à un plus large public. Ce deuxième opus annonce un langage propre à Granik, un intense désir d’immersion au coeur de ses personnages et de leurs quêtes.

Adapté d’un roman de Daniel Woodrell, Winter’s Bone nous transporte au coeur des terrains accidentés des monts Ozarks aux États-Unis. C’est dans ce paysage grisâtre et menaçant, que la jeune Ree Dolly (Jennifer Lawrence) prend soin de sa mère malade, de sa petite soeur et de son petit frère. À peine âgée de dix-sept ans, on sent un courage exceptionnel chez elle étant données les conditions familiales de cet environnement sinistre. L’école ne fait plus partie de son quotidien. Elle doit agir comme l’adulte de la famille. En plus de cette responsabilité difficile, elle est à la recherche de son père. Figure absente, on n’entend parler de lui qu’à travers les rumeurs répandues par les villageois réservés. En attendant son retour, un peu comme le personnage d’Orson Welles dans The Third Man de Carol Reed, le film construit une sorte de « monogatari » sur cet homme, ce fantôme mythique. Connu comme étant un manufacturier de méthamphétamines, le père de Ree est disparu depuis quelques mois. On ne le cherche évidemment pas pour qu’il prenne ses responsabilités paternelles, on le cherche pour qu’il règle un problème qu’il a lui-même créé avant de disparaître, lui qui aura mis la maison familiale en caution pour sortir de prison. L’adolescente part donc à sa recherche, comprenant très vite que la communauté baigne dans un trafic de drogue ayant dompté ses habitants et gardant une mainmise sur l’économie régionale. On soupçonne que de poser des questions n’attire que des ennuis. Chaque rencontre est accompagnée d’un avertissement, d’un pacte du silence.

Dès lors, on nous force à nous immerger dans un monde peut-être méconnu, mais dont les traits s’avèrent tout de même familiers. Même si Granik tente de prôner la réalité dans la caractérisation de ses lieux et de ses personnages, nous ne sommes définitivement pas en présence d’un faux documentaire. En effet, même si cet environnement nous paraît lointain et obscur, la réalisatrice choisit de confondre notre regard avec celui de Ree. Jennifer Lawrence, connue pour son rôle couronné au Festival de Venise dans The Burning Plain de Guillermo Arriaga, propose ici une interprétation complexe de la jeune américaine. Elle nous fait croire à sa vision de la vie, à ses défis et à son futur maussade. Il y a une étude de la culture des Ozarks alors que Lawrence s’approprie un dialecte et une façon de vivre propres à la région pour renforcer la personnalité de son alter ego. L’actrice produit ainsi une héroïne intemporelle. Elle ne se laisse pas décourager, même si l’obéissance semble être la norme chez les autres femmes. Elle est forte malgré son jeune âge. Elle est seule devant ce monde nous paraissant si menaçant et dans lequel Ree est la seule lumière. Un comportement qui résonne dans la mémoire collective. Son personnage est témoin d’événements perturbants. Mais même si le tout nous paraît souvent extrême, l’intérêt se situe avant tout ici dans cette affinité que nous développons avec Ree. Sa quête finit par devenir notre quête.

C’est dans ce monde du vice que nous avons droit aux séquences les plus mémorables. L’héroïne est alors confrontée à des personnages clairement plus forts qu’elle - son jeune âge étant utilisé ici pour accentuer l’allure du mal. Comme spectateurs, nous sommes conditionnés à une certaine pudeur face à la cruauté faite aux enfants. Nous n’imaginons jamais le pire. Nous espérons que le bien triomphera en toutes circonstances. Winter’s Bone nous amène à la limite de cette conception. Lorsque Teardrop (John Hawkes) prend Ree par le cou et la fixe dans les yeux, nous sentons que c’est son regard qui l’immobilise plus que sa main. Même si Ree est courageuse, elle demeure tout de même une jeune fille de dix-sept ans devant affronter des individus typiquement mauvais. Un autre bon exemple d’une telle confrontation s’avère cette séquence dans laquelle Ree se fait battre par trois soeurs. Une scène nous enfouissant davantage dans cet univers caché, Défigurée et en douleur, nous nous rallions à sa cause. Nous voulons avoir les mêmes réponses qu’elle. C’est avec des scènes aussi percutantes que Winter’s Bone réussit à tenir la route, et ce, malgré une approche aussi crue.

Même si nous avons parfois une certaine réticence face aux films primés dans des festivals, Winter’s Bone prouve qu’il n’en ressort pas que des essais atypiques. Nous sommes loin d’une mise en scène populaire, mais Granik réussit sans problème à conserver le mystère entourant son récit jusqu’à ses toutes dernières images. Sans prétention et certainement sans discours dominant, le film explore une vérité dramatique. Une sorte d’énigme que nous retrouvons seulement dans les montagnes Ozarks.
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Critique publiée le 29 octobre 2010.