DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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En terrains connus (2011)
Stéphane Lafleur

Recoller les bras coupés

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Un terrain vague, une sorte de paysage lunaire. Titre trompeur qu'En terrains connus. Pas exactement « trompeur », puisque Stéphane Lafleur y réaffirme sans peine la signature stylistique établie par son premier long métrage Continental, un film sans fusil, et qu'en ce sens déjà nous nous trouvons en tant que spectateur « en terrains connus ». Mais le titre s'avère à tout le moins contradictoire, et ce, dès les déconcertants premiers plans de cette oeuvre très attendue. Car si nous sommes théoriquement en territoire familier, l'oeil de Lafleur traque tout ce qui dans cet espace ordinaire de la banlieue s'étendant à perte de vue tient de l'insolite. Il tente d'en vaincre la laideur, d'en dégager (faute d'un meilleur terme) la magie. C'est ce qui fait de Stéphane Lafleur autre chose qu'un bête « réaliste », et c'est aussi ce qui le sauve d'un certain cynisme menaçant toujours de l'emporter sur l'espoir dans son cinéma de l'ennui, de la monotonie asphyxiante. En terrains connus est un film fantastique du plus beau genre, un film fantastique enraciné dans la plus tragique des banalités. C'est aussi un film fantastique pince-sans-rire, qui s'amuse à entretenir un doute quant au réel de son irréel.

Chez Lafleur, on pourrait dire que le montage impose une lente logique tragique, tronque les événements pour s'intéresser à une sorte de fatalité du lien de cause à effet. S'il filme une machine industrielle marquée d'un avertissement, c'est qu'un accident doit arriver sous peu. Mais l'image escamote le moment fatidique, s'intéresse plutôt aux temps morts qu'aux coups de théâtre. En tant que cinéaste, il élabore, me semble-t-il, une authentique poétique cinématographique du temps mort. Il soutire de l'inaction à l'écran un humour absurde doublé d'une sidérante tristesse. On pourrait accuser ce regard d'être simplement pessimiste, puisque ce qu'il capte est généralement déprimant. Les personnages de Stéphane Lafleur s'ennuient, s'ennuient tant en fait que leur ennui devient profondément troublant - comme si leur existence se résumait au vide horrible qu'ils ressentent, au caractère statique de leur environnement, au ridicule d'un Tour de France simulé dans un salon. Heureusement, Lafleur cherche un moyen d'échapper à ce présent redondant, à cette non-existence qui menace d'étouffer ses personnages.

L'espoir : voilà ce qui sauve En terrains connus du sombre précipice vers lequel il semblait se diriger. Car, au bout d'un temps, ce spectacle de la paralysie menace de devenir monocorde. L'espoir se présente ici sous la forme atypique d'un « homme du futur », qui par une sombre prophétie va redonner à Benoît (Francis La Haye) un sens de l'avenir. Cette apparition fantastique dans un quotidien plus qu'ordinaire, Lafleur la met en scène avec une habile nonchalance, s'interdisant la rupture de ton au moment même où la logique apparente de son univers éclate. Mais, à cet instant précis, c'est comme si le temps lui-même renaissait, comme si l'hiver perpétuel duquel étaient prisonniers cet éternel adolescent et sa soeur Maryse (Fanny Mallette) promettait enfin de se terminer un jour. Il importe peu que cette intrusion fantastique soit ou non « réelle », car son étrangeté sublime va contaminer un monde jusqu'alors cruellement dépourvu d'irrégularités. La curieuse magie de la première scène va enfin pouvoir s'étendre à l'ensemble du film, et bientôt même les « bonhommes dans le vent » (et autres laideurs contemporaines) seront transfigurés, investis d'une insaisissable grâce.

Il fallait une mauvaise nouvelle, chez Stéphane Lafleur, pour que la guérison débute. Après s'être attardé longuement sur leur cas, scrutant avec une pointe d'humour mélancolique les vies au neutre de Maryse et de Benoît, le cinéaste accepte enfin de les voir évoluer. Sans miracle, sans révélation, si peu en fait que le mouvement s'avère au premier coup d'oeil imperceptible, il répare tranquillement les liens brisés par l'entremise d'un retour vers le passé, d'un voyage vers le souvenir qui permettra à l'horizon de réapparaître au bout de la route. Cette douceur, cette  empathie voilée par une fine insolence, voilà ce qui en fera la beauté tout au long du film. C'est toujours dans le non-événement, par l'implicite et l'invisible, que se produit le changement. Or, Lafleur arrive à illustrer l'intangible en respectant cette fascination pour l'étrange issu de l'ordinaire : cette séance devant la « machine à soleil », bricolage de science-fiction amateur transformant l'écran en abstraction rétro-futuriste, amorce sans la confirmer une réconciliation reposant sur un passé commun, redécouvert entre les lignes du scénario par deux individus qui avaient oublié la force du lien filial.

Si cette histoire n'a rien d'original - mais encore une fois, quelle histoire l'est vraiment? -, le traitement qu'en propose Lafleur a quant à lui tout pour plaire. Certains accuseront sans doute le cinéaste québécois de faire dans le « conformisme d'auteur », d'avoir un style personnel qui, au fond, correspond plutôt aux normes d'un certain cinéma contemporain; et il est vrai qu'avec ses plans fixes et son décalage humoristique nettement inspiré de Roy Andersson, Lafleur s'inscrit assez clairement dans une tendance esthétique qui domine actuellement les marges du monde entier. Mais cet humour absurde est bien le sien, et le ton de ses dialogues nous rappelle la verve saugrenue des textes qu'il signe pour son groupe Avec pas d'casque. L'univers, chez lui, ne se résume pas au néant. En nous offrant une étonnante finale optimiste, par laquelle son principal protagoniste triomphe sur l'idée de destin et reprend le contrôle de son existence, Lafleur déjoue habilement le piège du nihilisme qu'il avait lui-même tendu à l'aide de son scénario. « Ça va être un bel été », affirme en bout de ligne Benoît; et jamais cette banale affirmation ne nous aura paru si profonde. Morale : on ne peut pas recoller un bras coupé, mais on peut espérer un printemps en hiver et l'été au bout du compte. Parfois, c'est tout aussi merveilleux.
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Critique publiée le 17 février 2011.