[Photo : Simon Laperrière]
« Notre vie est l’improbable fruit, non seulement de lectures,
d’écoutes et de visions, mais surtout de rencontres. »
— Pacôme Thiellement, Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or
La villa se trouve en hauteur, dans un quartier huppé de Los Angeles. Pour l’atteindre, il faut gravir une rue à forte pente du nom de Senalda Road. J’évite de me retourner, par crainte d’avoir un vertige. L’artère zigzague entre différentes résidences. Celle que je cherche m’attend à un tournant. En me dirigeant vers elle, je constate à quel point elle m’intimide. La voilà, cette bâtisse à l’architecture si particulière. L’abri de tous mes cauchemars. Elle aurait servi de studio à David Lynch pendant plusieurs années. À mes yeux, elle sera toujours la maison de Lost Highway (1997). Un vif tressaillement me projette du côté de la fiction. Je remarque qu’un interphone se trouve près de la porte d’entrée. Me voilà qui hésite, c’est plus fort que moi.
*
La première fois où j’ai visité ce lieu, je me trouvais dans le sous-sol du chalet familial. Mes parents avaient loué Lost Highway au club vidéo et m’avaient permis de le regarder en leur compagnie. Son générique d’ouverture avait suffi pour me mettre mal à l’aise. Les phares d’une voiture éclairent une route la nuit. Les noms se succédant à l’écran semblent se fracasser sur le pare-brise. Une pièce de musique électro accompagne cette longue séquence. Je crois qu’à l’époque, j’avais reconnu la voix de David Bowie. Cette chanson, l’énigmatique « I’m Deranged », révèle insidieusement la suite des choses.
Dans un essai dédié au long métrage, Guy Astic affirme que « […] David Lynch fait du générique un moment qui court-circuite toute exposition. On n’entre pas dans le film : on y est, d’emblée. » [1] Fonçant tout droit vers l’infini, le mouvement de l’automobile happe effectivement le regard. Nous voilà soudainement captif·ve·s d’un véhicule anonyme, les témoins directs d’une course au motif insaisissable. Cette absence de repère, que la vitesse de l’appareil intensifie, provoque à elle seule une vive inquiétude. Un sentiment qui refuse ensuite de lâcher prise. Lost Highway débute avec sa propre synthèse. En canalisant le trouble à venir, son générique s’impose comme un film à part entière.
On l’aura compris, il s’agit également d’une mise en garde qu’adolescent, j’avais choisi d’ignorer. Ayant déjà vu plusieurs classiques de l’épouvante, je n’allais certainement pas laisser un générique m’embarrasser. Je pris donc mon courage à deux mains, prêt à m’enfoncer dans les ténèbres qui règnent au sein d’une maison californienne.
[Lost Highway Productions]
L’horreur dans Lost Highway vient d’abord de l’extérieur. Elle perturbe le calme superficiel de Fred et Renee Madison (Bill Pullman et Patricia Arquette), un couple ayant élu domicile dans une propriété de luxe. Sa première intervention se résume à un curieux message laissé sur la boîte vocale d’un interphone : « Dick Laurent is dead. » Fred, après l’avoir écouté, n’en comprend pas la signification. Ce nom ne lui dit vraisemblablement rien. Le musicien se dirige pourtant vers l’une des minces fenêtres rectangulaires de son salon, dans l’espoir d’identifier l’auteur de cet enregistrement. Il ne remarque personne sur son terrain privé, ni sur la rue avoisinante. Qu’importe, une menace plane désormais sur lui.
En quelques plans, David Lynch nous confronte à un authentique cauchemar domestique. Un incident trivial plonge l’esprit dans un doute quasi-existentiel. L’annonce du décès de Laurent ne s’adresse pas forcément aux Madison ; son messager, après tout, s’est peut-être trompé d’adresse [2]. Elle suffit néanmoins pour annihiler une impression de sécurité. Des mots peuvent contaminer le réel, en perçant violemment la sphère de l’intime. Cette phrase a l’effet d’une invasion à domicile.
Elle consterne Fred parce qu’elle implique beaucoup plus qu’un patronyme à identifier. L’horreur chez David Lynch a beau surgir sans crier gare, elle joue toujours le rôle de révélatrice. Dans Blue Velvet (1986), la découverte macabre d’une oreille tranchée pousse un jeune homme à observer son entourage autrement. Il plonge alors dans un univers de crime organisé qui évolue en parallèle au sien. Ce réseau commet depuis toujours des activités souterraines, à la manière d’hideux cafards grouillant sous une pelouse verte. Dans une critique acerbe du metteur en scène, Yannick Rolandeau a toutefois raison d’affirmer que :
« On peut dire, sans trop se tromper, que les œuvres de Lynch sont des descentes aux enfers, des univers cauchemardesques qui auraient le mérite de contrarier l’imagerie sereine et douceâtre que l’on se ferait du réel. » [3]
Du côté de Lost Highway, le message vocal nous permet d’entrer dans la résidence des Madison. Ce « MacGuffin » [4] révèle alors que cette maison leur sert à la fois de forteresse et de pénitencier. Elle les protège des forces étrangères tout en les enfermant dans le plus malheureux des mariages. L’intérieur de la villa reflète la détérioration lente du couple ainsi que le vide qui les sépare de plus en plus. Selon Bertrand Gervais, elle s’apparente à un labyrinthe de noirceur :
« Les couloirs baignent dans le noir et l’on parvient à peine à comprendre la disposition des quelques pièces occupées : la salle de bain, la chambre à coucher, le salon. Il y a peu de meubles, comme s’il s’agissait non pas tant d’un lieu habité que d’un espace de transition, la scène d’un théâtre de l’absurde et de la mort. » [5]
Un espace imminemment anxiogène, que Renee et Fred hantent tel·le·s des spectres apathiques. Leurs silhouettes rasent les murs, s’évitant péniblement pour favoriser leur insoutenable cohabitation. Tout comme Bergman, Lynch aborde la relation toxique pour en tirer un récit effrayant.
Cette perspective s’avère thématiquement logique. Elle s’inscrit dans la continuité d’une filmographie ayant toujours promu le concept universel d’un Grand amour. David Lynch l’évoque dès ses premiers films, mais l’explore frontalement à partir de Blue Velvet. Il le célèbre ensuite dans Wild at Heart (1990), le long métrage étant une ode à l’union indestructible de Lula et Sailor. Mulholland Drive (2001), quant à lui, prend la forme d’une quête onirique pour atteindre cet idéal. Lost Highway fait donc figure d’exception, dans la mesure où l’artiste y dépeint un monde sans amour. Il en résulte une œuvre crépusculaire, à l’érotisme froid, dans laquelle les personnages sont voués à s’auto-détruire. Un monde sans amour n’a pas d’issue, que des routes qui se perdent dans le désert.
[Lost Highway Productions]
Lors de mon premier visionnement, je n’avais évidemment pas les connaissances nécessaires pour situer Lost Highway dans le moindre contexte. À peine avais-je les outils pour saisir le mal qui ronge Fred et Renee. Je percevais des non-dits sans être apte à les décoder. Mon ignorance me tétanisait. La succession des scènes ne fit qu’aggraver mon cas, le tout cumulant vers celle où les conjoint·e·s regardent une seconde vidéocassette déposée devant leur porte d’entrée. Son contenu dévoile que l’individu derrière la caméra les a épié·e·s dans leur sommeil. Les images analogiques de leur corps assoupis — un spectacle hautement crédible ! — me firent abandonner le film. Ç’en était trop. Je me suis précipité vers ma chambre pour trouver refuge sous mes draps. Incapable de trouver le sommeil, je pouvais toujours entendre la bande-sonore s’émanant du téléviseur familial. Je tentai alors de deviner ce qui se passait à l’écran, un exercice de rationalisation complètement futile [6]. Ma lampe de chevet resta allumée jusqu’à l’aurore.
Au cours du déjeuner, ma mère accepta de me raconter ce que j’avais manqué. Son résumé ne faisait que très peu de sens. Renee, à ses dires, se réincarnait en blonde après avoir été abattue par son mari. Face à mon incrédulité, elle précisa que : « C’est réalisé par quelqu’un qui fait des films étranges. »
*
Je m’expliquais mal le choc que Lost Highway m’avait fait vivre. Aujourd’hui, il me semble évident que mon esprit avait inconsciemment fait une adéquation entre les vidéocassettes des Madison et celle que mon père avait ramené du club vidéo. L’horreur rentrait dans ma maison, une sensation que Ringu (1998) allait ranimer quelques mois plus tard.
Rapidement, la peur a fait place à l’obsession. Je pensais sans arrêt au film de David Lynch, ayant la certitude que je devais à nouveau tenter de le conquérir. La bande-annonce qui jouait en boucle au Canal Indigo m’avait permis d’apprivoiser certaines images traumatisantes. J’en découvrais également d’autres qui me séduisaient par leur aura de mystère. Lost Highway m’appelait. Par un après-midi de journée pédagogique, j’étais fin prêt à reprendre la route accompagné d’un ami. Le contexte n’étant pas le même, les scènes se déroulant chez les Madison n’eurent pas la même résonnance. En ce qui concerne le reste du film, il m’intrigua sans susciter l’effroi. La présentation que ma mère en avait faite était finalement juste. Il eut donc le mérite de donner lieu à mon tout premier débat sur Lynch, mon compagnon de vues et moi ayant longuement échangé sur le sort de Fred Madison qui, à la suite d’une crise, se transforme en garagiste interprété par Balthazar Getty.
Mon entrée dans la maison de David Lynch a été aussi fracassante qu’initiatique. J’y ai trouvé un cinéma impossible, qui se moquait des schémas narratifs classiques pour explorer des horizons inédits. Lost Highway m’a appris l’existence d’autres mondes, que je cherche encore aujourd’hui à visiter. Cette villa cache en elle le berceau de ma cinéphilie.
Il est futile d’avoir une destination en tête quand on suit une route perdue. Au départ, je comptais écrire sur l’ensemble de Lost Highway, revenir sur la scène introduisant l’Homme-Mystère (Robert Blake) et pourquoi elle me chavire autant [7]. D’évoquer le jeu fantastique de Patricia Arquette, qui interprète avec brio son rôle le plus complexe. De pointer poliment vers les défauts du long métrage de Lynch, parce que les grandes œuvres sont toujours imparfaites. Il aurait probablement été opportun de revenir sur la place que la culture émergeante du web a accordé à Lost Highway vers la fin des années 1990. J’ai préféré être fidèle à Lynch — un créateur à qui je dois tant, à qui je dois tout — en suivant mon intuition. Elle m’a ramené vers un moment précaire dans la formation de mon regard, une rencontre qui a cimenté à jamais mon imaginaire. Ce souvenir, me semble-t-il, définit le mieux l’impact qu’un génie a pu avoir sur autrui.
Pour le reste, j’y reviendrai. Je finis toujours par revenir à Lost Highway. Il commence à se faire tard. La nuit tombe sur Los Angeles, l’heure est venue de quitter Senalda Road. En allant vers le nord, je devrais atteindre Mulholland Drive et y contempler son ciel étoilé.
Si jamais un passant vêtu de noir m’intercepte, je ne tenterai pas de l’éviter.
À la question « We’ve met before, haven’t we? », je lui répondrai : « Oui. »
[Lost Highway Productions]
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Simon Laperrière est un critique et essayiste. Il enseigne également le cinéma au niveau collégial. En 2018, il publie Series of Dreams : Bob Dylan et le cinéma aux Éditions Rouge profond. Il co-dirige « Les nuits de la 4e dimension », une série de projections dédiée aux films excentriques.
Simon présentera Lost Highway au Cinéma du Parc dimanche prochain, le 6 avril à 14h30.
[1] Guy Astic, Le purgatoire des sens. Lost Highway de David Lynch (Pertuis : Rouge profond, coll. « Raccords », 2004), 49.
[2] Ce n’est pas le cas, mais comme Fred, nous ne le savons pas encore.
[3] Yannick Rolandeau, « Un cauchemar climatisé. Le cinéma de David Lynch », Hors champ (juin 2003),
https://horschamp.qc.ca/article/un-cauchemar-climatis.
[4] On n’insistera jamais assez sur l’héritage qu’Hitchcock a laissé à Lynch.
[5] Bertrand Gervais, La ligne brisée : Labyrinthe, oubli et violence. Logiques de l’imaginaire Tome II (Montréal : Le Quartanier, coll. « Erres et essais », 2008), 177.
[6] Tout particulièrement lorsque des chansons dans une langue méconnaissable vinrent à mes oreilles. Je connaissais David Bowie, mais pas la formation allemande Rammstein.
[7] Je ne vous ferai pas cruellement languir. Lors d’une fête, un inconnu révèle à Fred qu’il se trouve à deux endroits en même temps. Il serait face à son interlocuteur, mais aussi entre les murs de sa demeure. Dubitatif, le saxophoniste rejette cette affirmation. L’Homme-Mystère lui remet un portable et l’invite à composer son propre numéro résidentiel. Quelqu’un répond. Il s’agit bien évidemment de l’être au visage cadavérique lui ayant refilé son téléphone cellulaire. Bien qu’elle aborde le surnaturel, cette scène m’a toujours paru crédible. Elle s’apparente comme deux gouttes d’eau à une légende urbaine qui, par son efficacité, réussit à semer le doute sur la nature même de notre réalité. Je disais d’ailleurs la même chose sur « The Raft », le second sketch de Creepshow 2 (1987), il y a déjà cinq ans.
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