L’absurdité se manifeste très tôt dans ce récit estomaquant d’injustice ordinaire, et elle persiste jusqu’à la toute fin, nous plongeant dans un hypnotique maelström d’errance politico- judiciaire dont on sort abasourdi et désorienté. Ce plus récent chapitre de la trilogie Guantanamo, amorcée avec
Sous la cagoule, un voyage au bout de la torture en 2008 et
Vous n’aimez pas la vérité : 4 jours à Guantanamo (co-réalisé avec Luc Côté) en 2010, constitue également l’occasion pour le réalisateur québécois
Patricio Henriquez de nous remettre au défi, testant les limites de notre incrédulité face à une réalité lugubre prise dans un jeu politique global où l’homme peine à transcender les étiquettes qu’on lui appose. La recherche d’archives est grandiose et les témoignages de tous les intervenants sont saisissants, si bien qu’on s’abreuve goulûment de leurs paroles comme s’il s’agissait de celles de nos plus éloquents frères et amis, témoignage d’une souffrance éminemment personnelle perdue sur le vaste échiquier d’une planète mondialisée où seuls les rois peuvent se mouvoir à leur guise.
Les Ouïghours sont une minorité ethnique de confession musulmane occupant un territoire ancestral malheureusement situé dans le nord-ouest de la Chine. À ce titre, ils sont les victimes d’une violente répression gouvernementale caractérisée par des rossées à coup de tiges métalliques et des électrochocs aux testicules. Forcés à l’exil par la peur de cet exercice illégitime du pouvoir, le film suit ici la trace de trois expatriés ayant traversé la frontière vers le Pakistan et l’Afghanistan à la fin des années 90, rien que pour s’empêtrer dans les affres de la guerre contre le terrorisme amorcée tout de suite après les événements du 11 septembre 2001. Vendus aux États-Unis comme « combattants ennemis » par des seigneurs de guerre locaux et autres personnages peu recommandables, ils finiront par passer presque une décennie à Guantanamo, innocentés très tôt de leurs supposés crimes, mais coincés dans des limbes administratifs inextricables contre lesquels une seule poignée d’irrésistibles (interprètes et avocats américains, ainsi que politiciens étrangers) sauront s’élever.
Invoquant d’abord l’absurde en nous confrontant à la vision simpliste et manichéenne du monde véhiculée par les médias américains, le film s’amorce sur une conférence de presse fantasmagorique menée en 2001 par Donald Rumsfeld durant laquelle il vante les mérites de la plus récente initiative antiterroriste du gouvernement étasunien. Dévoilant son intention de distribuer des tracts en Asie centrale afin d’inciter les populations locales à lui « vendre » des insurgés islamistes contre de larges sommes d’argent, il n’hésite pas à professer sa confiance aveugle en l’efficacité de cette méthode, laquelle causera bientôt toutes les injustices qu’on s’imagine. On reste alors bouche bée face à l’équation candide que fait la souriante vipère entre l’appât du gain et le désir de justice, vecteurs parallèles d’une hypothétique chasse à l’homme qui se fera plutôt pour la simple avarice des chasseurs. Mais l’absurde, c’est bien plus que les tentatives échevelées faites par le Pentagone pour capturer un maximum de barbus; c’est l’existence même de la prison de Guantanamo, symbole ultime de l’hypocrisie d’une guerre faite au nom de la justice et de la liberté et pour laquelle sont abolies la justice et la liberté. Finalement, l’absurde, ce sont les interminables tractations légales menant à la libération des victimes, ainsi que les coûts exorbitants liés à toute leur aventure. D’abord sensées se diriger vers la Virginie après l’ordonnance de leur libération, les 22 prisonniers ouïghours illégalement détenus par les États-Unis seront plutôt disséminées à grands frais à travers le monde, ajoutant au coût de leur arrestation et de leur incarcération celui des généreuses primes versées aux pays d’accueil. Avec une facture totale se chiffrant à plus d’un million de dollars par tête, cet imbroglio devrait normalement pouvoir convaincre même les plus ardents conservateurs américains de l’obsolescence de la forteresse cubaine devenue verrue sur le grand nez amerloque. Mais c’est sans compter sur la rigidité des dogmes qu’ils vénèrent...
En misant sur la reconstitution minutieuse du parcours de ses trois intervenants principaux, le film pousse la réflexion amorcée par
The Road to Guantanamo (2006) un peu plus loin, mettant en scène non pas de simples victimes circonstancielles de la guerre contre le terrorisme, mais des exilés perpétuels, des nomades forcés de fuir la persécution où qu’ils aillent. Amenés à quitter leur Turkestan natal par peur de l’oppression communiste, ils devront ensuite fuir les bombardements américains en Afghanistan rien que pour subir la capture aux mains de divers marchands d’hommes, étant subséquemment trimbalés de Kandahar à Cuba pour finalement atterrir dans diverses terres d’accueil inespérées (Albanie, Bermudes, Palaos). Amalgame astucieux d’images d’archives, de mappemondes animées, et de plans d’ensemble exotiques, le film parvient à retracer avec une grande acuité toutes les embûches parsemant la voie. Et bien qu’on se serve aussi de nombreuses photographies statiques animées seulement par des zooms sommaires, celles-ci n’en demeurent pas moins des illustrations particulièrement évocatrices d’un récit amer qui, inexorablement, se meut vers l’injustice ultime perpétrée par le soi-disant bastion de la liberté. À ce titre, il est intéressant de noter que les tractations louches de l’oncle Sam laisseront ici leurs victimes incrédules, incapables de croire qu’un pays civilisé tel que les États-Unis puisse ainsi ignorer le sort des Ouïghours, pire encore les innocenter pour ensuite les garder enchaînés et emprisonnés. Première impression gâchée pour un pays qui se veut en théorie le défenseur des pauvres et des laissés-pour-compte, mais qui s’avère en pratique l’unique protecteur des riches et des puissants.
Fruit d’une recherche impeccable, le film s’avère pourtant très verbeux, suite ininterrompue de témoignages profondément ressentis et parfaitement complémentaires qui s’amalgament à la manière des pièces d’un puzzle. On pourrait, certes, lui reprocher cette qualité verbomotrice si seulement le discours des intervenants n’était pas si fascinant, s’imposant ici non pas comme un mal nécessaire, mais comme la manifestation primordiale de l’urgence de narrer, narrer un récit si époustouflant qu’il forcera bientôt le spectateur à agir. Et bien qu’il s’agisse là d’un voeu pieux, celui-ci fait montre d’un humanisme transcendantal dont le caractère contagieux sert au moins de pont entre la confortable classe moyenne nord-américaine et les musulmans paisibles de tout horizon, lesquels aspirent au même bonheur et à la même liberté que celle-ci. Un cri d’espoir caché derrière une lancinante mélopée et l’énième preuve du pouvoir et de la pertinence indéniables de l’oeuvre d’Henriquez.