Cinq adolescents s'échappent d'une horde de jeunes truands. Bâtons en mains, ils luttent, esquivent et trébuchent dans un ralenti parfaitement maîtrisé.
West Side Story violent, John Hughes façon kung-fu, hommage saturé de couleurs aux jeunes de
Outsiders, le flashback principal de
The City of Violence a tout des meilleurs moments de la carrière de Ryoo Seung-wan. L'action s'emboîte parfaitement aux mouvements de caméra complexes, au style « vidéo-clip » que le jeune cinéaste préconise lorsqu'il est question d'arts martiaux. Ses costumes et sa musique pop bien rétro parviennent à ancrer la séquence dans une époque et un contexte social dont il voudra faire la critique. C'est au présent, par contre, que l'efficacité de son film s'amenuise et que les acrobaties, incapables de céder le pas au récit, amputent ce dernier de toute la charge réquisitoire qu'il semblait aligner aux différentes scènes - accumulation hétérogène de moments d'action et de moments d'enquête, autant d'instants décousus où le fil conducteur s'efface derrière la volonté de satisfaire le loyal spectateur.
Car comme son titre l'indique,
The City of Violence est un film sur la violence en ville ou, plus largement, l'urbain comme environnement mortel et peu recommandable. Comme dans
Crying Fist, les personnages (les cinq ados du flashback) deviennent des produits de leurs quartiers. Quand l'un d'eux meurt dès la première scène, les quatre autres se réuniront à son enterrement. Pil-ho est devenu un baron du crime (c'était le plus malmené des camarades), Tae-su un inspecteur (incarné par l'épatant Jung Doo-hong, il a toujours été le leader) tandis que Seok-hwan (interprété par le réalisateur lui-même) est un as des arts martiaux et le petit frère de Dong-hwan, qui se contente quant à lui d'être le timide du groupe. Convaincus que des jeunes du coin ont réussi à avoir la peau de leur compagnon défunt, Tae-su et Seok-hwan se mettent à la poursuite de ces gangs. Équipe de baseball, boxeurs, des douzaines d'ennemis s'écroulent sous les coups de pied aériens du duo increvable. Enquête menée à force de talons et de muscles plutôt que par l'intuition et la logique, la trame narrative de
The City of Violence est condamnée à demeurer à l’arrière-plan d'une histoire d'amitié transformé en récit de vengeance. On pensera au
Exiled de Johnny To pour ce qui est de la camaraderie des combattants, puis on verra l'hommage surfait au Tarantino de la période
Kill Bill. Seung-wan, comme obligé de satisfaire un public qu'il venait de charmer avec
Crying Fist, livre un film d'arts martiaux où tout prêche par excès, par manque de nuances dans un genre qui ne peut déjà s'en permettre que très peu. Après tout, on ne désirerait ultimement que voir des combats hauts en couleurs et, même à cette tâche, son film le plus connu n'y parvient pas tout à fait.
Tae-su, l'homme au visage parfaitement rectangulaire, a des allures de Zorro coréen avec un grand manteau de cuir et son air vif et invincible. Il joue les justiciers masqués, n'utilise pas les techniques d'enquête classiques et semble complètement détaché du corps policier. À ses côtés, le cinéaste a des allures de Robin, de jeune fier et impétueux dont les cascades audacieuses rappellent que ni le personnage ni le réalisateur qui l'incarne n'ont froid aux yeux. Seung-wan installe ses scènes d'action rapidement, dans des décors épurés où les figurants n'existent pas. Entrant dans une réalité parallèle lorsqu'il déambule dans les rues de Séoul la nuit tombée, Tae-su ne voit pas le bout des rues. L'éclairage bleuté, verni des scènes d'actions, confirme suffisamment l'aspect volontairement factice. Avec cette allure de studio, les chorégraphies ont un quelque chose du ballet plutôt que du réalisme à la mode. Les mouvements de foules, rythmés sur le pas de guerre, font se déplacer héros et ennemis en « troupeaux », en masses visuelles s'entrechoquant lors de ces plans aériens à la verticale réussissant un angle parfaitement perpendiculaire au sol. Les manteaux virevoltent, les jambes font des tourniquets et les corps s'écrasent.
Le grand problème de
The City of Violence est donc d'être incapable d'incorporer correctement ces séquences impressionnantes à une histoire digne de ce nom. Là où
Crying Fist savait moduler son style à son propos social, l’oeuvre qu'il allait faire par la suite n'est qu'une suite ludique de sketchs rythmés. Le montage de Seung-wan est néanmoins toujours assez amusant, son ingéniosité à vouloir incorporer le plus d'informations dans le même plan est toujours aussi remarquable, mais c'est la maturité, plus que tout autre chose, qui fait le plus défaut dans
The City of Violence. La maturité d'un To, d'un cinéaste capable d'instaurer assez de drame pour faire de l'action une ode tragique où les ralentis sont autant de légatos lyriques et les coups de poignard de staccatos angoissants. On s'amuse, mais dans l'exécution, jamais dans une continuité narrative, ce qui, par conséquent, restreint l'enjeu dramatique de la confrontation finale entre le duo Tae-su/Seok-hwan et Pil-ho : le combat est ici une fin en soi.
À l'autre extrémité, les méthodes de Pil-ho sont ceux de la mafia, des yakuzas japonais. Torturer pour faire parler, voire pour se divertir, il y prend un malin plaisir alors que ses victimes sont de ceux qui ont livré une part du secret à Tae-su - Pil-ho est l'assassin, voilà la conclusion. Cette dernière étant tellement prévisible qu'on en oublie qu'elle était d'abord une énigme, l'intérêt de l'enquête conduite par le détective se dissout de plus en plus au fil des scènes d'interrogatoires alternées avec les scènes d'action. Certainement rythmé et enlevant, le film n'a guère de moyens sous la main pour transcender son sujet. Le sadisme de l'antagoniste a ses limites qui sont, d'une certaine façon, les mêmes que celle du discours sur la violence des villes. Une force se dégage du souffle narratif de Seung-wan, une admiration s'impose grâce aux performances convaincantes de ses comédiens, mais puisque le cinéma obéit parfois à des lois de la physique stipulant que rien ne se perd, il faut avouer qu'ici, l'énergie déployée, trop diffuse pour l'ambition de
The City of Violence, se rabat en déception sur son public.
Dans la mesure où
The City of Violence, avec sa prémisse, ne pouvait qu'être ce qu'il est (un divertissement impressionnant, mais extrêmement limité), on en reviendrait à parler de ce qu'il convient de désigner comme le complexe du film d'arts martiaux - un genre que l'on dit incapable et prisonnier d'un assemblage de devoirs qui sont ceux de créer des contextes illusoires où des adversaires bataillent jusqu'à la victoire et la mort. C'est le genre par excellence de la fausseté et du spectacle, de la mise en scène d'un duel dont les limites (que Seung-wan avait pourtant contourné dans
Crying Fist) sont celles de l'arène de gladiateurs et du public attendant patiemment de lever ou de baisser son pouce. Vase clos violent,
The City of Violence tentait d'être autre chose, d'inclure les ingrédients de sa recette dans le creux d'une société déréglée. Et comme les autres, il mordit la poussière.