:: David Rimmer, Sarah Butterfield et leur fils Milo Butterfield
Il avait une véritable crinière de lion et des yeux de ce type de bleu qui pouvait faire fondre les murs s’il les regardait trop longtemps. Il était chez lui dans la contre-culture de la côte ouest. Il y a côtoyé artistes et déserteurs pour créer un monde alternatif au cœur de la nature sauvage de Storm Bar, voué à l’écologie, aux expériences de vie et à piloter des bateaux construits de ses mains. En ville, Intermedia était un énorme collectif d’art alternatif invité à transformer la Vancouver Art Gallery en terrain de jeu hippy une fois par mois. David y projetait des films 16 mm en boucle toute la nuit, apprenant à voir les toutes petites vies secrètes cachées entre les photogrammes, et de cette attention minutieuse a résulté une série de courts métrages qui ont été présentés partout dans le monde. Parti à New York, il a installé sa caméra dans une fenêtre d’où elle ne bougeait jamais, captant quelques secondes de film à la fois, pendant des mois, créant un portrait du quartier et une nouvelle façon de voir. De retour à Vancouver, il a répété ce tour de passe-passe, de sa vue surplombant les voies de chemin de fer et les montagnes. Il a réalisé un portrait magistral de son ami Al Neil, grand buveur solitaire et jazzman iconoclaste. David était un solitaire qui aimait être entouré de gens. Un professeur qui ne parlait jamais. Y a-t-il une étudiante qu’il n’a pas essayé de séduire au fil des décennies ? Dans les années 1980, il s’est réinventé encore une fois, trouvant de nouvelles façons d’enchaîner ses boucles de pellicule, franchissant le redoutable fossé qui sépare le cinéma de la vidéo. Il a réalisé des films en Chine, en Espagne, au Centre Pompidou à Paris, dans des clubs de jazz en Pologne et avec des vagabonds à Moscou. Son histoire d’amour de longue date avec les drogues et l’alcool a fini par le rattraper. À sa manière ineffable, il s’est autodétruit le 26 janvier 2023.
:: David Rimmer
Voici quelques mots à son sujet par la personne qui a le mieux connu David, sa dernière compagne, la toujours éloquente Sarah Butterfield. Ces propos ont été enregistrés trois semaines après le décès de David :
David était imprévisible et compliqué, comme tous les poètes. La semaine dernière, j’ai invité certains de nos proches pour partager des histoires à propos de David, surtout pour réconforter Milo [son fils] qui souffre beaucoup. Ielles l’aimaient, mais n’arrivaient pas vraiment à le comprendre ; il était si souvent perdu dans son univers d’abstraction et d’invention. Ma mère disait toujours que c’était comme vivre avec une roche. Il était silencieux pendant quatre ou cinq jours, puis disait tout à coup quelque chose à laquelle personne ne pouvait répliquer, vous faisant réaliser qu’il avait passé tout ce temps à cogiter. C’était sa façon de fonctionner, et les roches ont des sentiments irréductibles.
Je crois que ça lui venait de son enfance solitaire. Ses parents immigrés vivaient à Vancouver Ouest sans technologie, sans voiture ni radio ; personne ne se disputait jamais, c’étaient des gens tranquilles. On l’a lâché dans la nature. Dès son plus jeune âge, il a commencé à construire des bateaux et à les piloter. Il était en liberté, vagabondant dans les montagnes de la côte nord. Je crois que ça a eu un impact majeur sur sa façon d’aborder le monde.
Il était absorbé par son esprit. J’animais le monde pour nous, j’organisais des fêtes, je cuisinais des bons plats et il adorait ça. C’était facile de croire que David était timide, mais je ne pense pas que c’était le cas. Il était complètement fasciné par quelque chose dans sa tête, par sa propre façon de voir les choses. Ça lui a permis de faire des choses remarquables, comme aller en Inde et marcher seul pendant un mois. Milo avait quatre ans quand David a déclaré : « Je m’en vais en Inde. » Il partait souvent par lui-même, il n’avait pas le choix, ça faisait partie de son processus. Il a commencé à Pondichéry, puis il a descendu toute la côte à pied en tournant ce qui deviendrait Padayatra: Walking Meditation (2005). Les gens passaient leur temps à l’arrêter, lui disant qu’il y avait des autobus, mais il répondait toujours : « Non, je veux marcher. »
David adorait la mer, être loin de la terre. Il avait construit des bateaux dans le passé et avait appris à naviguer par lui-même. S’il n’était pas entouré d’arbres ou occupé à courir, il devait être sur la mer. Nous avons acheté un bateau et nous y avons vécu pendant quatre ans, explorant la côte ouest canadienne jusqu’à Desolation Sound.
:: Sarah Butterfield, David Rimmer et Milo Butterfield sur leur voilier
Storm Bay était un important port d’attache pour lui. David me l’a expliqué ainsi : au milieu de la vingtaine, il était revenu d’un voyage autour du monde en auto-stop. Il s’est lassé de lire Ezra Pound et a décidé de trouver sa propre expression poétique. Il a réalisé qu’il ne voulait être ni mathématicien ni économiste, malgré ses études dans le domaine ; David était un non-conformiste marginal qui allait enfreindre les règles et réassembler les choses. Dans les années 1960, il a rencontré un groupe d’artistes à Vancouver, des pionniers, dans des lieux comme Intermedia. Ielles formaient la marge, l’underground. Un mélange d’artistes et de penseurs ingénieux qui avait trouvé une bande de terre nommée Storm Bay qu’ielles avaient achetée à bas prix. Ielles y avaient construit des maisons fantaisistes et passé un temps fou à aménager le territoire. Le contrat qu’ils avaient rédigé stipulait qu’on pouvait y vivre, mais que c’était un espace protégé qui ne pouvait jamais être vendu. David y a accompli beaucoup de choses.
Au début des années 2000, nous y sommes retournés pour nous construire une petite maison. Milo et moi avons eu beaucoup de difficulté à nous intégrer à cette communauté. C’est impossible de rattraper les expériences des autres. David avait bâti cette incroyable maison polygonale en verre suspendue entre les arbres. Nous y sommes allés en bateau avec Milo passer quelques étés. C’était un endroit très isolé et très beau.
:: Vue depuis la fenêtre de la maison à Storm Bay
C’était un grand amoureux de beauté. C’était quelqu’un de très sexuel ; il était très excité par l’intimité et la sexualité. Il n’était pas toujours fidèle et disparaissait fréquemment. Il était électrique, un amant extraordinaire. Il venait de l’époque hippy qui était encore plutôt chauvine d’une certaine façon, mais il était toujours très délicat avec les femmes. Il adorait les femmes.
David a couru six marathons. Il aimait ce paysage et l’admirait profondément d’une manière que je n’arrive pas à voir moi-même parce que je ne suis pas d’ici. Je ne vois pas l’énergie du lieu, mais c’était essentiel pour lui d’aller à sa rencontre. Lorsque Milo était tout petit, nous avons acheté une poussette professionnelle à trois roues. David la poussait devant lui, les roues pouvaient pivoter dans toutes les directions, alors il pouvait courir avec Milo dans le paysage. Hiver, pluie, grésil — il emmitouflait Milo avec quelques toutous et partait. Il courait avec lui pendant une heure, puis il allait enseigner à la Emily Carr University of Art + Design. Il faisait ça chaque jour.
Toutes les personnes que je connais et qui ont connu David comme professeur m’ont dit que ce n’était pas ce que David disait, mais les œuvres qu'il montrait et la façon dont il travaillait qui faisaient de lui un professeur aussi formidable. Il leur enseignait à enfreindre les règles, à expérimenter et à travailler dans le chaos pour voir ce qui se passerait. Il prêchait par l’exemple. Il était l’une des grandes lumières rafraîchissantes du département de cinéma à Emily Carr. Sa façon de regarder le monde et de réfléchir a eu un impact sur des centaines de personnes.
:: David Rimmer et Sarah Butterfield
Nous avons travaillé ensemble dans notre studio de Vancouver, partageant un intérêt pour les motifs, le rythme de l’insistance et la poésie. Il arrachait la pellicule de la Steenbeck [un appareil de montage] et il la tenait contre le ciel, puis la coupait dans son film. Il travaillait avec une intuition et une rudesse incroyables. Il regardait ce qu’il coupait dans le miroir, en prenant du recul, fumait un joint, puis tout finissait par se mettre en place au bout d’un moment. Il savait exactement ce qu’il essayait de dire, mais il avait besoin d’inventer un nouveau langage pour le dire. Il disait qu’il commençait tous ses films au milieu et qu’il les complétait ensuite en travaillant jusqu’aux extrémités. Il avait une charnière centrale, une image dominante, et il rassemblait du matériel qui l’emmènerait vers le début et la fin du film.
Ça lui arrivait souvent de douter d’avoir « réussi son coup » après avoir terminé un film. Il disait toujours : « C’est ce que j’ai réussi à faire à l’époque. » Il faisait toujours ce qu’il voulait, personne ne pouvait le faire changer d’idée. Je crois que c’était une forme d’autisme. Il concevait, collectionnait et observait le monde jusqu’à ce qu’il devienne une sorte de trou noir dans lequel il disparaissait. En fin de compte, il a sombré dans les grandes profondeurs étranges de soi que peu de gens peuvent atteindre. Nous avons essayé de vivre avec lui, mais il était toujours dans son propre voyage intérieur et ce n’était pas toujours facile.
David avait une propension à la dépendance. Il nous a causé beaucoup de problèmes vers la fin de notre relation. Il avait commencé à boire énormément et il faisait des expériences avec l’acide. Il avait été persuadé par un psychologue local de prendre de l’acide parce que ça le ferait passer dans un espace transpersonnel. Je crois qu’il s’intéressait beaucoup à ça, c’est probablement la raison pour laquelle il faisait du jogging ; il courait jusqu’à se fondre lui-même dans un espace méditatif, presque comme une transe.
Un jour, lorsque Milo avait environ trois ans, il a pris une quantité phénoménale d’acide et il a disparu pendant douze heures avec ce psychologue. Je crois qu’il n’en est jamais vraiment revenu. Pendant les cinq ou six ans qui ont suivi, il s’est mis à décliner et à boire énormément, puis il a développé une démence précoce qui lui a volé sa voix. Je l’ai vu souvent durant cette période, quand il a dû être placé en foyer. Ses yeux parlaient toujours : ils pleuraient, ils souriaient, ils voyaient. Mais il ne pouvait plus parler. Il était très seul, ne comprenait pas vraiment ce qui l’avait fait atterrir là. Il avait un côté autodestructeur qui a fini par le rattraper à la fin. Ce fut une période très difficile et très douloureuse.
La dernière fois que je l’ai vu… J’avais passé du temps en Europe et je me suis rendu à sa chambre, à Yaletown House, pour le serrer dans mes bras et lui parler de meilleurs moments passés ailleurs. Je l’ai trouvé mort. C’était incroyablement bouleversant, personne ne m’avait avertie. Il était mort une heure avant que j’arrive pour le voir. Il était tellement, complètement mort, comme un arbre abattu. Une disparition de l’esprit — c’est épique quand on y est confronté.
:: Milo Butterfield et David Rimmer pointant
Toutes les photographies proviennent des archives personnelles de Sarah Butterfield.
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Traduction : Claire Valade
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