Phénomène alimenté par quatre Césars parmi les plus prestigieux (meilleur film, meilleur scénario, meilleur réalisateur et meilleur espoir féminin),
L’esquive a établi
Abdellatif Kechiche comme un cinéaste majeur au sein de la cinématographie européenne. Réinterprétant certains mythes du cinéma de banlieue parisienne déjà explorés par, entre autres, Kassovitz, Richet et Ameur-Zaimeche, Kechiche se permet un regard doux et candide sur une jeunesse française métissée, possédant son propre langage et ses propres moeurs. Tout comme dans son film suivant,
La graine et le mulet, qui sera sa grande consécration, l’auteur cache derrière cette candeur adolescente un rude discours sur les classes sociales. Sans utiliser ses personnages pour mieux faire la leçon, Kechiche préfère plutôt donner l’exemple en laissant parler le réel jusqu’à ce que ses intentions soient clairement énoncées. Comme le français tronqué des personnages, le discours de l’auteur s’apprivoise lentement à l’intérieur de cette fascinante histoire d’amour et de hasard.
Dans une banlieue aux airs de la Seine-Saint-Denis dépeinte par Joeystarr et Kool Shen, Krimo retrouve Lydia chez un tailleur chinois. Immédiatement, on perçoit la fascination du jeune homme de peu de mots pour la bavarde adolescente. Après une introduction qui laissait croire à un autre récit sur la violence du 93, le cinéaste d’origine tunisienne nous plonge d’emblée dans un récit de quiproquo amoureux. Exit
La haine et
Ma 6-t va craquer; mis à part une scène d’intervention policière sur laquelle nous reviendrons, le film présente d’abord l’humain, dans toutes ses subtilités et ses contradictions. Plus encore, Kechiche s’intéresse au paraître et à l’image au sein d’un milieu social auquel on associe habituellement armes à feu, drogue et musique rap. En les faisant répéter la pièce
Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux, il impose à ses personnages de prétendre être d’une classe à laquelle ils n’appartiennent pas. Les personnages de la pièce sont des serviteurs qui jouent aux aristocrates. Kechiche pousse l’audace en faisant jouer à ces jeunes un double rôle. Leur relation avec la grande littérature est de l’ordre de la réinterprétation. Leur accent métissé rend la pièce incompréhensible et propose donc une réflexion sur le jeu et l’authenticité.
Authentiques, ils le sont tous, jusqu’à la moelle. En dehors de ces répétitions, chacun d’entre eux joue ses cartes, mais comme spectateur privilégié de leur quotidien, nous percevons toute la franchise de leurs sentiments. Bien que certains soient timides et d’autres plus désinvoltes, personne ne veut mentir. Un tel récit rappelle certaines oeuvres de Renoir, particulièrement
La règle du jeu, ou les jeux de classe et les quiproquos traduisaient un discours clair sur l’ordre établi. Dans la cacophonie, personne ne mène; voilà la leçon que Kechiche a tirée du grand maître.
Grâce à sa douceur,
L’esquive permet à un public plus large d’en apprécier les finesses. Kechiche se lance dans son second long métrage à plein pied dans le casting de non professionnels après avoir fait appel à des comédiens plus établis dans son premier film,
La faute à Voltaire (Aure Atika et Sami Bouajila). À ce titre, Sarah Forrestier, qui recevra le César du meilleur espoir féminin, fait figure d’immense révélation. Son français mélangeant expressions inventées et quelques mots d’arabe sert de trame sonore qui bercera tout le film. Plus que ceux qui lui donnent la réplique, bien qu’ils soient tous d’une grande justesse, Forrestier symbolise le vibrant hommage que Kechiche rend à un français moderne souvent qualifié de mauvais, d’erroné, par quelques puristes de la langue. Les dialogues, d’une rapidité hallucinante, nécessiteraient sous-titres et surtitres pour en capter tous les détails, mais le cinéaste nous offre plutôt l’opportunité de nous y habituer, quitte à manquer quelques informations. Dans les échanges musclés de filles se disputant un garçon ou dans les interprétations du texte de Marivaux,
L’esquive livre une ode à cette langue devenue musique.
Reste cette fameuse scène de l’interpellation policière. Celle qui pourrait faire douter de l’honnêteté du film dans son ensemble. Forcés par un ami légèrement agressif dans sa démarche, Lydia et Krimo discutent enfin face à face pour la première fois des désirs amoureux du garçon. La discussion semble sans issue quand flicaille débarque et violente sans raison apparente ces jeunes qui flânent dans la rue. Les forces de l’ordre sont alors dépeintes comme des tortionnaires violents et sans pitié. Plaqués sur une voiture, Krimo, Lydia et leur bande subissent un questionnaire musclé auquel ils répondent avec la franchise qu’on leur connait. Scène fascinante quand à sa forme; la tension soutenu est magnifiquement exécutée, elle semble par contre bien taillée pour la bonne conscience gauchiste. On peut pourtant défendre ce segment par son simple côté hyper réaliste et par le malentendu qu’il met en scène. Son aspect « fait divers » souligne qu’une situation de la sorte n’est pas si loin d’événements bien réels que vivent plusieurs jeunes des banlieues. Bien qu’elle présente une situation tangible, son côté manichéen en agacera certains. Qu’à cela ne tienne, peu de scènes dans le cinéma européen des dernières années nous auront fait subir une telle tension.
L’académie des Césars du cinéma aura préféré L’esquive à du « grand » cinéma français. Contre
Les choristes et
Un long dimanche de fiançailles,
L’esquive faisait office d’ovni, mais ce choix a donné une voix à ce petit cinéma tourné en vidéo. Ce film aux émotions sincères et subtiles devient encore plus méritant face aux bons sentiments faciles du film de Christophe Barratier qui, lui, frôle la vulgarité. On peut maintenant parler de la banlieue comme d’un endroit où la culture a une forte place. Mêlée à une contre-culture déjà bien installée par d’autres artistes, la littérature classique ne sert pas ici d’exutoire à un monde miséreux, mais bien d’objet de fascination pour des jeunes simplement curieux. Respectant les enjeux de l’adolescence en faisant une portrait détaillé des habitudes de ce groupe singulier, le deuxième long métrage d’Abdellatif Kechiche rejoint les oeuvres riches et complexes qui mettent en vedette la puberté, mais sans en être le sujet principal.
L’esquive, qui peut se ranger au côté des
Kids,
Elephant et autres
À l’ouest de Pluton, confirme toute la puissance de son auteur.