Exposition | Scénarios refusés
Quelques impressions sur l’exposition Robert Morin : cinéaste et photographe
On pénètre dans la salle d’exposition de la Cinémathèque québécoise (pour la rétrospective Robert Morin : cinéaste et photographe, présentée du 8 juin au 30 juillet 2023), et on est immédiatement accueilli par une citation du célèbre cinéaste montréalais à propos de l’art photographique, qu’il pratique depuis maintenant 50 ans. « Photographier, c’est avant tout collectionner des images que réclame l’inconscient », affirme-t-il par cloison interposée, « c’est donc avoir le hasard comme matériau de base. » Il s’agit là d’une étrange entrée en matière, puisque la part d’inconscient associée à son travail photographique ne transparaît que très peu dans le choix des œuvres présentées, peut-être un peu dans les séries « monstrueuses » de corps flottants, de fêtard·e·s éméché·e·s ou de paysages « gigeresques » exposées sur les murs, mais beaucoup moins dans le réalisme sociologique qui caractérise la majorité des images. Le désir de représentation d’un certain prolétariat urbain semble en effet s’inscrire dans une démarche assumée de l’auteur, qui l’appliquait à ses premiers tapes en les décrivant comme « le petit monde de l’exhibitionnisme prolétaire » [1] ; ce désir ne semble pas non plus relever du hasard. La référence à celui-ci semble s’inscrire dans une description fondamentale du métier de photographe de rue, pour qui l’art de « croquer sur le vif » est nécessairement tributaire d’une part d’aléatoire. Cette référence nous renvoie aussi, de manière détournée mais plus féconde, aux Moments donnés de Boyer, Montal et Privet, qui à travers une série d’entrevues menées auprès de l’artiste, cataloguaient les myriades de tranches de vie précieuses dont est constitué sa filmographie, et dont certains leitmotivs, particulièrement son intérêt pour les monstres et les marginaux, transparaissent ici de façon célébratoire.
L’organisation spatiale des œuvres choisies privilégie une approche dialectique du travail de Morin. De série en série, présentées parfois dans des carrousels vidéo, parfois sur des impressions encadrées, les photographies s’opposent thématiquement et/ou esthétiquement l’une à l’autre. La première collection, tirée de la série Tout-petits (1974-1978), dédiée à la représentation de figures esseulées dans les quartiers populaires de Montréal, s’inscrit donc en porte-à-faux du ruralisme des Premières photos (1972-1973) captées en Gaspésie, où des images d’agriculteurs de style archivistique côtoient des nus inusités pris dans les champs ; le perspicacité sociologique des Ethnies montréalaises (1974-1978) s’oppose à l’expressionnisme sous-marin des portraits de la série Avant la terre ferme (1979) ; la nature prosaïque des Gestes et postures (1974-1978) et des Vitrines (1976-2017) va à l’encontre de l’abstraction des figures qui caractérise les images des séries Danser la nuit (2008), Porno sombre recyclée (2011-2023) et de Monstres au musée (2009) ; finalement, le réalisme des photos de voyage de la série Nuits sud-américaines (2011-2013), dédiée aux sans-abris des grandes villes de l’Amérique latine, contrastent distinctement avec les travelogues indistincts de la série Flous voyage (2009-2012). Même les deux itérations de 7 paysages (2022-2023) présentées dans les deux salles du fond (l’une correspondant au montage alterné présenté l’an passé aux RIDM, l’autre proposant une vision panoramique simultanée des sept paysages sur sept écrans distincts) offrent chacune une expérience de visionnage complètement distincte. Ne modifiant que légèrement la chronologie des œuvres pour opérer cette dialectique, la rétrospective nous présente ainsi un auteur qui se réinvente constamment, et dont les approches esthétiques en photo varient avec encore plus d’amplitude que celles de son cinéma.
:: Extrait de la série Tout-petits
Comme je suis particulièrement attaché aux premiers tapes existentiels du réalisateur et à ses charmant·e·s freaks des bas-quartiers, la griffe morinienne m’est surtout apparue dans les images de prolétariat urbain consignées dans les séries Tout-petits, Ethnies et Gestes et postures — on aperçoit même dans cette dernière les culturistes qui allaient constituer les sujets des Sculpturistes (1976) et de Ma richesse a causé mes privations (1982). Rappelant la photographie de rue états-unienne (ex. : Vivian Maier, Robert Frank ou Garry Winogrand), ces images en noir et blanc sont d’autant plus précieuses qu’elles permettent de cristalliser et d’archiver un pan évanescent de l’histoire sociale montréalaise et d’un imaginaire local quasi intemporel, dont il est toujours facile d’identifier l’arrière-plan, comme l’Outremont de Mordecai Richler, par exemple, qui reparaît sans cesse à l’écran. Focalisée sur l’individu, la série Tout-petits s’intéresse aux enfants, mais ne s’y limite pas, évoquant une étude plus large de la solitude en milieu urbain, de l’aliénation peut-être, avec ses corps isolés d’employés de service, de conférenciers ou de pauvres citoyen·ne·s perdu·e·s dans l’immensité urbaine, écrasé·e·s par des bâtiments cyclopéens ou surcadré·e·s par les fenêtres des appartements. Le leitmotiv de l’attente s’y profile également, cristallisé dans le portrait des usagers du métro, assis devant les silhouettes imprimées sur les murs au-dessus des bancs de la station Laurier. Ces images exsudent surtout une « montréalité » palpable, ressentie dans chacun de leurs éléments, qui permet en quelque sorte à Morin d’élargir le champ restreint de son objectif cinématographique. Décrit par Jean-Pierre Boyer comme un « vidéaste d’intérieurs » [2], l’auteur parvient ainsi à esquisser une mise en contexte plus large de ces « nobodies » dont sa caméra vidéo savait si bien capter le « théâtre intime ».
Cinéaste de l’hétérogène, dédié à la description d’une identité québécoise plurielle, Morin construit ici son argumentaire par observation sociologique plutôt que par accumulation de récits individuels, ces derniers s’inscrivant toujours dans un cadre sociétal plus vaste. C’est le cas des réjouissantes photos de la série Ethnies, grâce auxquelles il décrit le caractère multiethnique de la ville comme l’un de ses traits constitutifs. Ce n’est donc pas la vie cloîtrée des juifs hassidiques qu’il capte, mais leur rapport à l’extérieur, leur coprésence dans l’espace outremontais, alors qu’ils marchent sur le trottoir devant le Collège Français ou qu’ils déchargent les camions de marchandise devant leurs boutiques kosher. Ce faisant, il narre en vrac les récits d’une diaspora internationale extrêmement vaste et variée dont les racines s’ancrent progressivement dans la ville. À voir les photos de fiers parents immigrants faces à leur enfant vêtu d’une toge et d’un mortier, on trace une joyeuse généalogie de cet enracinement. À voir les livreurs de pizza italiens dans des costumes de Père Noël, on comprend la réalité de l’intégration. À voir les graffitis marqués « ABA DIVALIÉ », puis les images de marchés créoles, on saisit tout le parcours des réfugié·e·s haïtien·ne·s. En fait, on assiste à toute l’histoire de l’entrepreneuriat étranger responsable des institutions commerciales qui parsèment aujourd’hui le paysage urbain. Les barbiers portugais se retrouvent alors sur le trottoir, devant leur établissement, déployant leur identité comme partie intrinsèque de la communauté urbaine dont ils font partie, au même titre que les propriétaires de dépanneur grecs, immortalisés sous les magazines pornos posés sur des cordes au-dessus du comptoir.
La série Gestes et postures préfigure quant à elle l’intérêt pour l’inusité, le kitsch et le fait divers qui allait bientôt caractériser la pratique cinématographique de Morin ; la narrativité journalistique dont elle se réclame permet surtout à l’auteur de raconter des « histoires sociales » où le récit individuel des sujets devient tributaire de l’écosystème dont ils font partie. On voit donc des petites filles espiègles devant des édifices condamnés, des vieilles dames avec leur sacs Rossy, des individus écrasés par la présence des banques et des touristes du New Jersey avec leur bagnole et leurs lawn chairs. L’une des photos qu’on y retrouve m’a particulièrement frappé : on y voit un sans-abri assoupi dans un sac de couchage devant l’une des vitrines du magasin La Baie sur la rue Ste-Catherine, derrière laquelle on aperçoit un mannequin dormant confortablement sur une table. La résonnance de cette image est immense ; non seulement nous rappelle-t-elle la lutte des classes emblématisée historiquement par l’entreprise colonialiste de la compagnie de la Baie d’Hudson, mais elle renvoie à moult œuvres thématiques réunies pour l’exposition. C’est le cas des mannequins de la série Vitrines, qui usent et promulguent un mode de vie qui, progressivement, deviendra inaccessible aux pauvres, mais surtout des sans-abris de la série Nuits sud-américaines, dont la représentation est fort semblable.
:: Extrait de la série Vitrines
Prises au Pérou, au Brésil, en Argentine, à Cuba et en Uruguay, les images de Nuits sud-américaines nous montrent des corps endormis sur des bancs de parc, des motos et des trottoirs situés à l’ombre de grands hôtels et d’immenses panneaux-réclame. Elles participent ainsi d’une sociologie urbaine à la fois spécifique et universelle, où les problèmes de pauvreté endémique qu’on y découvre dépassent les cadres nationaux pour s’appliquer, indistinctement, à tout l’univers latin. Elles s’inscrivent donc dans une perspective sociale qui manque cruellement aux trois séries de Flous voyage présentées en parallèle. Provenant du Burundi, de l’Égypte et de Cuba, les photos contenues dans celles-ci présentent des vignettes floutées jusqu’à l’abstraction quasi totale. La pertinence sociale de la captation photographique, en tant qu’acte archivistique, s’évanouit alors au profit d’une sorte de mise en mémoire touristique axée sur un vague sentiment de dynamisme et d’exotisme évanescents. Face à cette perversion « artistique » de l’acte d’enregistrement, qui privilégie le déploiement de la couleur à l’intégrité des corps et laisse aux seuls clichés culturels (les chameaux, les girafes, les pyramides et les effigies du Che), le soin de nous géolocaliser, on aimerait presque voir surgir les étrangers indésirables d’On se paye la gomme (1984), question de (re)mettre un visage humain sur l’ailleurs ainsi représenté.
Au fil de l’exposition, l’abstraction des êtres s’oppose souvent à leur mise en contexte sociologique, mais à divers degrés, participant généralement d’un ludisme assumé. C’est le cas des étranges portraits de nageur·euse·s submergé·e·s de la série Avant la terre ferme, où l’auteur semble référer à une forme de vie primordiale qu’emblématisent étrangement bien les figures sous-marines, maladroites, aux contours floutés qu’on y retrouve. Danser la nuit propose quant à elle une sorte de sociologie impressionniste du party, où des corps festoyant nous apparaissent comme des spectres aux yeux blafards sous la lumière crue de l’objectif ; on y ressent tout l’attrait subtil pour le cinéma d’horreur qui sous-tend la filmographie auteurielle, de Mauvais mal (1984) au Problème d'infiltration (2017). Les Monstres au musée proposent quant à eux un discours amusant sur le potentiel terrifiant de l’art abstrait. Les monstres, en effet, sont ici le résultat des altérations subies par la figure humaine lors du processus de retouche photographique, principe extrinsèque à sa faculté primaire d’enregistrement. Prises au musée du Louvres, ces photos opposent la difformité du corps des touristes qu’on y retrouve à la plénitude des figures de l’art classique (La Joconde, La Liberté guidant le peuple, Le Radeau de la Méduse) devant lesquelles ielles sont posé·e·s. Étrangement, on pourrait presque dire qu’il s’agit là d’un commentaire sur le contenu des Flous voyage, qui eux aussi privilégient une perversion « artistique » de l’enregistrement photographique. C’est pourtant la projection en boucle de Porno sombre recyclée qui constitue ici le faîte de l’abstraction figurative, transformant des bouts de corps imprécis (orifices quelconques, mains accrochées à des rondeurs innommables) en surfaces métamorphiques, qui s’étirent et muent constamment pour former des paysages biomécaniques d’inspiration « gigeresque ». L’humanisme des premières séries cède alors à une sorte de post-humanité cybernétique, qui fait de cette porno sombre l’artéfact le plus inattendu de l’exposition.
:: L'installation 7 paysages
Finalement, on note la présence de deux versions de 7 paysages, la plus récente œuvre cinématographique du réalisateur. Présenté en salle à l’occasion des dernier RIDM, ce film contemplatif doté d’une narration inusitée (se déployant surtout à la toute fin, comme une sorte de perversion de l’horizon d’attente spectatoriel) est présenté ici dans son intégralité, mais hors de l’espace théâtral où il constituait un objet de méditation langoureux, vers un espace muséal, où il sert désormais de fenêtre vers une sorte d’expérience sensorielle à la carte. S’agit-il là de sa « vraie » place ? Cette question provoque en moi un tiraillement irrésoluble, à savoir si la valeur de l’œuvre réside plutôt dans son intégralité (tel que semble l’indiquer le potentiel subversif de la digression narrative sise en fin de parcours) ou dans son simple caractère expérientiel — l’attention du public étant, en contexte théâtral, dilué par la durée ? Dans une pièce adjacente, on nous présente une véritable installation, constituée de sept écrans disposés en cercle à hauteur de visage, chacun d’entre eux correspondant à l’un des sept plans statiques du film. La simultanéité chronologique des prises de vues provoque des effets intéressants, notamment lors des orages, où les éclairs viennent illuminer tous les angles de la pièce, mais le caractère immersif de l’expérience est compromis par la posture inconfortable du public qui, entouré d’images, doit se retourner sans cesse pour prendre la mesure d’un ensemble qui l’élude constamment. Or, c’est peut-être justement cette disjonction spatiale des vignettes du titre qui prouve le mieux la valeur du montage précédent, qui au moins permettait au public d’apprécier un espace de mise en scène fini, un art de la captation où le cadre vient nous raconter une histoire au même titre que son contenu…
[1] C’est du moins l’étiquette qu’il appliquait à Il a gagné ses épaulettes (1981), qui à lui seul réunissait les personnages de Ma vie, c’est pour le restant de mes jours (1980) et du Mystérieux Paul (1983).
[2] « Robert Morin est avant tout un vidéaste d’intérieurs forçant sa caméra dans le théâtre intime de nobodies, schizos, losers, fuckés ou de “marginaux” aux existences parallèles », déclare l’auteur. Jean-Pierre Boyer, Fabrice Montal et Georges Privet, Moments donnés — Robert Morin : entrevues (Montréal : Vidéographe Éditions, 2002), p. 10.
Photographies : Jean-Michaël Seminaro / Cinémathèque québécoise
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