Je pourrais présenter Violeta Ayala comme une cinéaste bolivienne-australienne acclamée par la critique et première membre quechua de l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences. Ce serait étonnement réducteur à son égard. Je vous propose plutôt d’aller à la rencontre d’une artiste multidisciplinaire avant-gardiste, technologue, philosophe, influenceuse et conférencière de renommée internationale dévouée à démocratiser les ressources afin d'ouvrir la sphère publique à une prise de parole égalitaire. Elle fait éclater la pensée monolithique et défie les piliers du pouvoir oppressif (colonialisme, patriarcat, capitalisme) en s’engageant activement pour la justice sociale. Violeta Ayala, propulsée par une force prodigieuse, inspire à atteindre nos pleines capacités. En s’immergeant dans son métavers multisensoriel — un monde virtuel néo-andin —, nous « tissons des récits perdus en ramenant le passé dans le présent où réalité et illusion s'entremêlent ».
Ce 12 juillet 2024, en tête-à-tête dans un local blanc et vitré de l’Institut québécois d’intelligence artificielle (Mila), nous en profitons pour discuter d’implication communautaire, d’alter ego, de revendication écologique et de l’avenir du cinéma. Nous réfléchissons aussi à la façon dont Panorama-cinéma peut offrir un espace inclusif qui rassemble des perspectives plurielles.
Attention ! Visiter ce site web vous aspirera dans un intriguant vortex créatif : https://www.violetaayala.com/
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Mariane Laporte : J’aimerais commencer notre entretien en soulignant votre dévouement communautaire. Est-ce que l’appartenance à une collectivité — à un « nous » — s'accompagne de responsabilités ?
Violeta Ayala : Les mots perdent leur sens quand nous en abusons. J’ai l’impression que tout le monde veut faire partie d'une communauté sans réellement comprendre ce que ça implique. Vous devez oublier votre individualisme. C’est à la fois un sacrifice personnel et un grand poids sur les épaules. Quand je suis chez moi, en Bolivie, ma maison est celle du peuple.
ML : Êtes-vous reconnue dans votre patelin pour vos documentaires activistes ?
VA : Je pense que les gens sont plutôt attirés par les manifestations que j’organise. The Jaguar Revolution est rapidement devenue virale. Il y avait des millions de personnes dans les rues. Nous demandions la dissolution d'un décret qu'Evo Morales avait donné aux éleveurs de bovins pour qu'ils brûlent l'Amazonie. J’étais en furie ! Les images de jaguars qui mouraient dans de terribles circonstances circulaient. Mon travail est devenu assez important en 2019, parce j’étais l’instigatrice de ce mouvement de protestation. Cet esprit combatif m’a été légué par mon grand-père, Vitaliano Grageda alias Jatun Runa, qui était un « campesino », un leader indigène. Il a fondé la Confederación de Trabajadores Campesinos de Bolivia, l'un des plus grands syndicats de toute l'Amérique latine. Je viens donc de ce milieu qui résiste au système. Ça fait partie de moi, c’est intuitif.
ML : Dans votre œuvre de réalité virtuelle (RV) Prison X (2021), un métavers néo-andin qui se base sur la mythologie quechua et sur vos expériences dérivant du tournage du documentaire Cocaine Prison (2010), le personnage « Jaguaress » est une réalisatrice autochtone dont vous incarnez personnellement le rôle. Votre nom d’utilisateur Instagram est « The Jaguaress ». Quelle relation entretenez-vous avec cet animal ?
VA : J’ai toujours aimé les animaux, mais je n’ai jamais voulu en posséder un. Je les respecte. En 2019, lorsque je suis devenue la défenseure des jaguars, on me reprochait de me soucier davantage d’eux que des humains. Ce à quoi je répondais : « Lorsque vous sauvez un jaguar, vous sauvez beaucoup d’humains. » Ce sont des prédateurs qui équilibrent la chaîne alimentaire et ils sont en danger d’extinction. Lorsque la faune et la flore de l’Amazonie brûlaient, ma colère était tellement viscérale que je me suis mise en soutien-gorge et j’ai peint les taches de leur pelage sur mon corps. Je suis devenue The Jaguaress.
:: Prison X (2021) [UNITEDNOTIONS film]
ML : Vous qualifiez votre travail d’expérimental. Est-ce plutôt le contenu ou la forme de vos œuvres qui en porte la marque ?
VA : J’ai réalisé que je ne pouvais pas trouver ma voix dans une industrie cinématographique centenaire où les grands investisseurs tempèrent l’innovation afin d’amortir les risques financiers. Bien que mes documentaires respectent la structure en trois actes (début-milieu-fin), mon terrain de jeu se situait au niveau du contenu. Avec la RV Prison X, je me suis extirpée de cette convention établie afin de développer ma propre narration spatiale. J’ai donc commencé en expérimentant avec le fond et maintenant j’inclus aussi la forme. Je réfléchis à la tactilité ; à raconter des histoires avec le corps. Dans Las Awichas (2024), vous les tenez littéralement entre vos mains en réalité augmentée (RA). J’ai aussi touché à la robotique et à la post-photographie. Le cinéma fait aujourd’hui partie d’un spectre de narration élargie qui nécessite une nouvelle grammaire.
ML : Vous vous décrivez comme une « film futurist ». Pouvez-vous m’expliquer ce qualificatif ?
VA : Je pense que le futur du cinéma sera « multi-méta-niveaux » parce que les possibilités dont nous disposons aujourd’hui changent la donne au sens large. Nous faisons de petits films tous les jours sur nos téléphones portables. C'est merveilleux, je ne suis pas du tout contre cela. Je pense que l'évolution du cinéma, c’est que chacun·e puisse raconter sa propre histoire. Ce ne sera pas une grammaire traditionnelle, mais plutôt multidimensionnelle (RV, RA, XR, etc.).
ML : Comment pourrait-on renouveler l’expérience du visionnement en salle qui perd en popularité ?
VA : Je crois au live cinema, au mélange d’expériences théâtrales et générées par ordinateur, très tactiles et humaines ; à repenser les traditions d’une manière futuriste comme le fait TeamLab au Japon. Je pense que les salles de cinéma vont survivre encore un peu. Ça dépendra de l’implication des communautés. Il y a un an, je suis allée à la première de Ninja Turtles: Teenage Years (Jeff Rowe, 2023) avec ma fille à New York et il y avait 15 personnes. Il se passe la même chose pour les festivals, dont Hot Docs à Toronto qui traverse des difficultés financières. Les reels sur des plateformes telles que TikTok ou Instagram, c'est comme si vous regardiez un film réalisé par plusieurs individus. Vous vous laissez guider par les algorithmes et parfois vous reprenez le contrôle. Je vois quelqu'un en Bolivie, en Australie, aux États-Unis, au Nigeria. Ma tête recâble ces extraits et je leur donne un sens. Lorsque vous essayez de m’imposer un point de vue unique, je m'ennuie parce que je fais marche arrière plutôt que d'avancer. Une approche multilatérale est la solution. La démocratisation des outils de création et de diffusion est l’évolution du cinéma et du journalisme.
ML : Vous avez imaginé votre propre logiciel de montage. Quelles sont les frustrations qui vous ont menée à le développer ? De quelle façon diffère-t-il des outils que vous qualifiez de « colonialistes » ?
VA : Ce sont des choses auxquelles je pense lorsque je fais de l’insomnie. Les outils de montage sont difficiles à utiliser et il faut avoir une formation technique pour pouvoir les modifier. Et si je pouvais contourner cela ? Et si je pouvais rendre le montage accessible à ma grand-mère ? L'ordinateur est conçu par des hommes, pour des hommes. De plus, les outils d'édition sont très exclusifs. La technologie doit nous rendre la vie plus facile et non l’inverse. Il faut en libérer l’accès.
:: Violeta Ayala travaille en RV // Las Awichas (2024) en RA
ML : « Indigenous futurism » est un terme proposé par la théoricienne anichinabée Grace Dillon dans Walking the Clouds: An Anthology of Indigenous Science Fiction (2012), la première collection littéraire qui rassemble des histoires de science-fiction imaginées et spéculées par des auteur·rice·s autochtones. Existe-t-il un courant futuriste au sein de la communauté quechua ? Aimez-vous cette étiquette ou sentez-vous qu'elle vous enferme dans un certain créneau ?
VA : Nous avons Freddy Mamani (@freddy_mamani_silvestre) en architecture et Sandra de Berduccy (@electricaruma) qui fait des choses assez étonnantes avec le tissage et l’intelligence artificielle (IA). Sans oublier Rilda Paco (@rildapaco), ma « sœur » aymara, qui utilise l’IA pour lutter contre les féminicides. « Indigenous » signifie simplement que vous êtes originaire de la terre. Génétiquement, j’appartiens au plus vieux peuple des Amériques. J'ai pu retracer mon identité jusqu'au détroit de Béring. Je descends des populations sibériennes et alaskaines, mais je suis culturellement quechua, car je suis née en Bolivie et que j’y associe mon identité. Nous avons une compréhension du monde qui est complètement différente de la pensée occidentale ; le futur est derrière nous et le passé est devant parce qu'on l'a déjà vu. Nous avons une conception cyclique du temps.
ML : La mouvance futuriste s’observe-t-elle davantage en arts contemporains qu’en cinéma ?
VA : Je dirais cela, oui, mais certain·e·s cinéastes utilisent Runway ML, Midjourney et Hugging Face. Nous avons également une grande communauté de technologues en Bolivie et la robotique est en vogue dans ma ville natale. La plupart du street art de Cochabamba implique la RA. Grâce au centre d'art Martadero, les enfants apprennent et programment l'IA. Depuis que nous avons eu accès à Internet, nous ne sommes plus aussi isolé·e·s.
ML : Quels enjeux particuliers les cinémas autochtones rencontrent-ils auprès de la critique spécialisée et des publics dits cinéphiles ?
VA : Il est très difficile de voir le monde sous différents angles. On revient toujours au même point de vue rigide de ce qui constitue un bon film en oubliant les perspectives plurielles. D'ailleurs, le cinéma est une discipline d’origine européenne et je pense que nous avons désormais l'opportunité de créer de nouveaux médiums multiculturels représentatifs de la diversité. Le film n’est qu’un battement d’ailes dans cet écosystème. Mes ancêtres qui tissaient les aguayos (textiles traditionnels originaires des Andes caractérisés par des couleurs vives et des motifs géométriques) m’apprenaient tant de choses sur la vie. Pourquoi un tissu serait-il moins pertinent qu'un film ? Pourquoi attribuer des valeurs différentes ? Pour en revenir aux critiques, c’est évident : « Jusqu’à ce que les jaguars racontent leur propre histoire, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur ». Je cite fréquemment ce proverbe africain qui résume mon combat. J’utilise l’allégorie animale du jaguar plutôt que celle du lion, car ce félin appartient à la faune sud-américaine. C'est l'histoire du colonisateur contre le colonisé, de l'oppresseur contre l'opprimé. C’est aussi une violence épistémologique. Le colonisateur impose sa vision et sa mentalité est programmée pour l'amener à dire que, quoi que nous fassions, ce ne sera jamais assez bien par défaut. La raison : dès que d’autres façons d’appréhender le cinéma seront acceptées, sa standardisation sera anéantie.
:: Feminist AI, un projet de cocréation actuellement en développement
ML : Comment une revue telle que Panorama-cinéma, qui aspire à promouvoir la diversité des points de vue, peut-elle avancer dans la bonne direction ?
VA : Nous ne pouvons pas penser à la décolonisation sans considérer la « dé-patriarcalisation ». Ce terme est utilisé par Maria Galindo, cofondatrice du collectif anarcho-féministe Mujeres Creando, que j’admire profondément ; il implique un processus radical de démantèlement des systèmes de pouvoir patriarcaux et de reconstruction des relations sociales sur des bases plus égalitaires et inclusives. Nous travaillons avec les cadres dont nous disposons, mais parfois, si nous avons une voix dans les pages d'une publication, et même si on nous expulse par la suite, nous avons la possibilité d’ouvrir les esprits et d’inciter le lectorat à penser différemment. Stimulons les réflexions. C'est l'espoir de notre travail. Il n’est pas nécessaire d’atteindre la masse ; il faut rejoindre les bonnes personnes et créer un effet domino.
ML : Votre prochain documentaire porte sur la création d’une IA féministe. Pouvez-vous nous dévoiler quelques détails et nous expliquer comment vous entraînerez votre modèle ?
VA : Ça ne sera pas un documentaire en 2D. J'étudie particulièrement Maria Galindo, Paul B. Preciado, Rita Laura Segato, Germaine Greer et Simone de Beauvoir. Je m'intéresse à la pensée féministe issue d’époques et de cultures différentes. Je vais faire un chenco. « Chenco » signifie quelque chose de mélangé et écrasé, un melting pot. La prémisse est la suivante : si nous en sommes capables, pouvons-nous recycler une IA pour qu’elle soit féministe et transgressive ? C’est une nouvelle façon de saisir le monde, d'une manière beaucoup plus intuitive qui se rapproche du rêve. Nous pouvons nous tromper, mais au moins nous pouvons essayer.
ML : Je vous promets d’essayer !
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