DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Entrevue avec l'équipe de Rebelle

Par Mathieu Li-Goyette
ENTRE SIMULACRES ET MISÈRES

Fort d'un retour du Festival de Berlin où Rebelle s'est vu récompensé de l'Ours d'argent pour la meilleure interprétation féminine (Rachel Mwanza) et le prix du jury oecuménique, l'équipe du film était conviée à l'habituel exercice promotionnel des entrevues. Dans un café du plateau, les journalistes entassés font la file et attendent d'envoyer leurs questions. Et, systématiquement, les trois comédiens rencontrés ainsi que le cinéaste Kim Nguyen se sont prêtés au jeu avec une immense générosité, affichant un attachement clair face à l'Afrique qu'ils avaient laissée derrière eux et aux jeunes acteurs avec qui ils avaient eu la dure tâche de recréer un état de guérilla.

Ralph Prosper (le boucher)

Panorama-cinéma : Comment vous êtes-vous sentis à rejouer, recréer une expérience, une histoire génocidaire?

Ralph Prosper : Ça ne m'a pas posé de problèmes. J'ai fait plusieurs voyages à Port-au-Prince quand j'étais plus jeune et, à ma grande surprise à mon arrivée à Kinshasa, j'ai trouvé la ville conforme à celle de Haïti. Quand on est exposé à autant de famine et de pauvreté, c'est évident que ça nous fait mal, mais mon personnage avait besoin de ces éléments pour que je puisse y apporter ma propre dignité. J'ai tenté de rentrer dans un certain moule pour faire comme si je venais de là-bas. J'ai pris la peine d'observer les gens, de leur parler et je n'ai pas eu peur de m'intégrer pour apporter ma générosité personnelle à un personnage entouré de démunis.

Alain Bastien : J'ai beaucoup travaillé mon lingala là-bas pour le casser tout en coopérant avec des militaires qui surveillaient le plateau. Il y avait de vraies armes sur le plateau et je leur demandais comment ils opéraient et j'observais leurs manies pour créer mon personnage de paramilitaire. J'en ai aussi beaucoup appris sur le coltan, une ressource extraite au Congo qui sert dans tous les appareils technologiques aujourd'hui, du iPhone à l'ordinateur de maison. C'est un produit de luxe et les gens qui le minent sont payés des sommes dérisoires par rapport à l'importance de cette industrie. Les rebelles font donc beaucoup de trafic de coltan et la guerre se fait entre eux et le gouvernement; aucun des deux partis ne s'en sert, ils ne peuvent même pas en manger et, au final, ils se battent pour vendre des marchandises à des multinationales.

Panorama-cinéma : C'est une situation paradoxale parce que ce que veut accomplir le groupe de rebelles dont vous êtes le commandant dans le film demeure une certaine forme de solution pour les gens qui se sont rangés derrière lui. Il veut le coltan pour le revendre et nourrir ces gens. Les gouvernements africains ne sont souvent pas mieux, donc on se retrouve dans une impasse.

Mizinga Mwinga : On ne connaît pas exactement le contexte de ces rébellions. Il y a aussi énormément de dictateurs en Afrique qui massacrent leurs citoyens. Les rebelles luttent contre eux, puis deviennent le prochain gouvernement et cette roue tourne sans arrêt. Il faut aussi se poser la question : qui arme les rebelles? Qui leur a donné tant d'argent? Chez qui l'ont-ils volé? Il y a beaucoup de choses à découvrir par rapport aux conflits à travers l'Afrique.

Alain Bastien (le commandant rebelle)

Panorama-cinéma : Il y a quand même une torture psychologique qui est atroce. Lorsqu'on demande à l'héroïne de tuer son nouveau mari avec une mitraillette, ça n'a rien d'une bonne manière de faire avancer les choses. Famine ou pas.

Alain Bastien : C'est sûr, mais il y a un lavage de cerveau immense fait sur ces enfants. La première fois que j'ai rencontré Rachel et Serge, j'ai senti ce vide dans leurs yeux, ce regard sans expression tellement ils avaient vu le pire. Ils sont complètement désensibilisés par rapport à la violence et la pauvreté. Aussitôt sur le plateau, j'ai rapidement voulu me rapprocher d'eux et m'amuser avec eux tout en restant à l’affût de la distance qu'il devait y avoir pendant nos échanges. Dès que les scènes coupaient, nos masques tombaient et nous nous amusions de nouveau.

Panorama-cinéma : Qu'avez-vous pensé des deux jeunes acteurs non professionnels avec qui vous jouiez?

Ralph Prosper : Non professionnels sur papier, mais professionnels. Ces deux jeunes n'avaient aucun complexe. Ils n'avaient aucunement peur d'une lentille ou d'une caméra. Ils n'ont aucune gêne parce qu'ils ont subi de forts traumatismes à un très jeune âge. Aujourd'hui, ils sont au-delà du traumatisme et profitent de tous les moments pour maximiser leur joie. Je n'ai jamais vu un peuple aussi fêtard qu'à Kinshasa. Cette vérité qu'ils ont vécue auparavant, ils l'ont amenée sur scène. Donc nous, professionnels sur papier, nous avons dû nous surpasser pour être à leur niveau. J'ai beaucoup appris de ces deux jeunes. Ils ne se sont pas sentis complexés de jouer des scènes sur un massacre. Ils sont rendus à un autre niveau.

Alain Bastien : Dès la première journée de tournage où Rachel devait jouer la scène où elle tuait ses parents, dès qu'on lui a mis une mitraillette dans les mains, une larme a doucement coulé le long de sa joue sans même que le scénario ne l'indique ou que Kim lui demande. Ce n'était pas des larmes simulées avec un oignon près des yeux, c'était des vraies larmes et elles m'ont mis dans un état d'âme qui m'a complètement déstabilisé. J'ai senti que pendant une petite minute, cette enfant était parvenue à faire ressortir toute sa tristesse. De collaborer avec elle a extrêmement facilité mon travail.

Mizinga Mwinga : Tu sens le vertige de la vie à travers ses yeux.

Panorama-cinéma : Le personnage du Grand Tigre est un personnage extrêmement mystérieux. Il est à la fois le chef suprême des rebelles, mais une aura magique entoure ses origines.

Mizinga Mwinga : Personne ne pense qu'ils sont en train de faire quelque chose de mauvais, de fondamentalement mauvais. Je devais donc trouver ce qui motivait ce personnage à faire tous ces actes, qu'est-ce qui, à ses yeux, les rendait excusables. C'est son essence qu'il fallait trouver. Je devais donc changer l'orientation de ma morale. Personnellement, j'ai pensé qu'il était né au Congo (comme moi, qui est né en Zambie) et qu'il avait fait son école secondaire dans un autre pays pour ensuite revenir dans son pays natal et avoir le désir de changer les choses. Entre temps, ses parents auraient été tués par le dictateur qui était là. Cette histoire que je me suis inventée m'a permis de trouver des énergies accumulées dans la tête de mon personnage. Par rapport à la magie, je voulais le rendre mystérieux par le savoir qu'il possédait et que les autres n'imaginaient pas.

Mizinga Mwinga (le Grand Tigre Royal)

Panorama-cinéma : Vous êtes connu pour faire un cinéma extrêmement stylisé. Est-ce le récit qui vous vient d'abord à l'esprit ou le goût de filmer un certain type de décor ou d'aller chercher une ambiance en particulier?

Kim Nguyen : C'est toujours l'histoire. Le danger, dans ma démarche, c'est que le souci d'esthétisme prenne le dessus sur le récit. C'est ce qui est arrivé avec La cité et on a finalement perdu de l'authenticité et du rythme et ça je suis prêt à l'assumer. Depuis ce film, par contre, j'ai eu à refaire mes devoirs et ce fut douloureux parfois. J'ai donc cassé mon moule et je me suis dit que si l'histoire devait primer, je devais vraiment me concentrer sur cet aspect du film. En fait, ce n'est plus l'histoire qui est primordiale à un certain point, mais bien le personnage, l'authenticité du moment présent. Une fois le scénario écrit avec notre histoire écrite d'un bout à l'autre, il nous reste toujours à rendre le personnage crédible à chacun des moments où il est à l'écran.

Panorama-cinéma : Dans Rebelle, les personnages nous rejoignent sur une base très réaliste, politisée. Dans La cité, la ville est imaginaire tout comme le Montréal de Truffe est complètement éclaté.

Kim Nguyen : C'est vrai, mais j'ai quand même essayé d'éviter de politiser mon film. J'ai tenté de demeurer avec le point de vue de l'enfant-soldat de la façon la plus rigoureuse possible. Le discours politique du film est entièrement filtré par cette vision des choses. Il y est question du coltan, mais uniquement de la manière dont les enfants-soldats s'en font parler. J'expose la situation sur le terrain en évitant de parler de la situation géopolitique de cette exploitation ou de la position du Rwanda par rapport au Congo. Je voulais donner le moins possible le « big picture » de ce qui l'entourait. Je voulais qu'on se concentre sur son point de vue tordu, transformé par sa manière de voir les choses.

Panorama-cinéma : L'écriture du film a commencé il y a de ça dix ans. Est-ce une écriture qui a été graduelle ou attendiez-vous d'avoir du financement?

Kim Nguyen : L'écriture s'est effectivement faite sur plusieurs années. Le processus était nécessaire pour apprendre sur la réalité, l'accepter et la dire sans jugement et sans punir les « méchants ». Je ne voulais pas avoir un point de vue moral, mais plutôt présenter les choses telles qu'elles sont.

Panorama-cinéma : J'en parlais précédemment avec vos trois comédiens, mais il y a un paradoxe tragique entre les rebelles aux moyens ignobles qui tentent de protéger les leurs et le gouvernement aux allures de dictature.

Kim Nguyen : Exactement et ça fait partie de ce que je voulais véhiculer dans le film. Une des personnes qui porte le mieux ce paradoxe, c'est le sergent qui donne les bouts de bois aux enfants en leur disant de les conserver avec eux comme des armes en disant que c'était leurs nouveaux parents. Cet homme nous a aidé durant la période de recherches du film. Il a fait la guerre de la jungle, c'est-à-dire qu'avec un costume militaire et sa kalachnikov, il a traversé la jungle pendant une année avec neuf autres soldats. Il mangeait des racines, buvait l'eau des rigoles et avait la dysenterie. Son expérience a beaucoup nourri l'histoire et toutes ces scènes se déroulant loin des villes. Dès qu'on pense à sergent de guerre, on pense à quelqu'un de grand, de méchant et qui impose son autorité. À l'opposé, je trouvais que cet homme avait une fragilité en lui qui était intéressante.

Panorama-cinéma : Certains acteurs sont non professionnels et se retrouvaient devant la caméra pour la première fois.

Kim Nguyen : Le casting a eu beaucoup à voir, mais on a également travaillé avec un coach de comédiens assez connu en France qui s'appelle Pascal Luneau et qui a travaillé sur des ateliers avec les acteurs sans répéter les scènes du scénario. On voulait s'en rapprocher avec des mises en situation qui lui ressemblaient sans jamais griller les scènes les plus émotives. On voulait les pousser dans leurs émotions les plus exigeantes. Je ne voulais pas non plus faire lire le scénario aux acteurs principaux parce que je voulais qu'ils vivent les moments, comme nous on les vit au quotidien sans jamais savoir ce qui se passera le lendemain. Je voulais qu'ils gardent une certaine spontanéité, qu'ils restent vibrants. En ne sachant pas ce qu'ils allaient faire, ils sont obligés de jouer avec les autres acteurs, de les regarder dans les yeux, de tenter de les comprendre plutôt que de rester concentrer sur leurs propres personnages.

Panorama-cinéma : J'ai retrouvé quelque chose dans votre film qui m'a rappelé la structure des films africains.

Kim Nguyen : Je ne sais pas, mais je n'ai pas regardé de films en particulier pour préparer Rebelle. Si vous y avez vu ça, c'est à vous de me l'expliquer. Ce que je sais, c'est que ma mise en scène n'a pas été pensée de manière formelle ici, car nous avons tourné de façon assez libre, improvisée, en acceptant une part de surprise, en se laissant influencer par le moment présent.

Panorama-cinéma : Les fantômes du film sont impressionnants et c'est le genre de choses très dangereuses à représenter dans un film.

Kim Nguyen : J'ai eu très peur des fantômes. En fait, j'ai eu peur de deux choses avant le tournage : ne pas trouver la comédienne principale et les fantômes. Effectivement, le résultat aurait pu être très « cheesy », très maniéré et prétentieux. On a fait des tests assez rapidement, mais j'avais déjà fait des recherches en fouillant dans des livres où j'avais remarqué les effets de la glaise craquelée sur le visage. Avec la petite caméra 5D de Canon, on peut se permettre de faire des tests en restant assez proche de la caméra principale. On a donc mis de la glaise sur des visages d'adolescents et on a procédé à de premières prises de vue. L'effet fut réussi parce que c'était naïf, c'était d'une naïveté assumée. Ils nous apparaissaient comme des fantômes dans l’oeil naïf de l'héroïne.

Panorama-cinéma : Vous filmez des enfants en train de rejouer des scènes de massacre. Y a-t-il eu des moments où vous vous sentiez mal à l'aise de les mettre dans un tel contexte?

Kim Nguyen : Dans les faits, il n'y a pas eu beaucoup de massacres à Kinshasa. Parce que Rachel avait quatorze ans et non six et parce que c'était une enfant de la rue, c'était beaucoup plus facile de travailler avec elle. Les acteurs n'ont jamais vu de massacres, mais ce qui demeurait inquiétant, c'étaient les scènes avec le commandant. En ayant eu conscience de ce qui s'est passé avec Poltergeist, où l'enfant a été extrêmement traumatisée parce qu'on lui cachait les choses, dans Rebelle, je disais à Rachel à chaque fois qu'on allait faire semblant, mais qu'à l'écran la scène allait avoir l'air vrai. J'ai d'abord fait une projection avec elle seule pour qu'elle apprivoise le film avant la projection en salles à Berlin, mais elle n'a eu aucun problème avec ces représentations. Elle était plutôt fière de son travail parce qu'elle avait été préparée mentalement.

Kim Nguyen

Panorama-cinéma : Prévoyez-vous une projection en Afrique?

Kim Nguyen : Potentiellement. J'essaie d'aller à Goma, au festival culture qui s'y tient. Pas pour aucune promotion, mais plutôt parce que, près de Goma, il y a déjà eu beaucoup de tragédies et la région est en reconstruction. J'essaie présentement de trouver du financement pour y aller. Sinon, on essaie de faire la vraie première pendant le sommet de la francophonie qui se tiendra à Kinshasa en octobre prochain.

Panorama-cinéma : Y avait-il beaucoup de techniciens africains sur le plateau?

Kim Nguyen : Au-delà d'une centaine et environ 25 artisans canadiens.

Panorama-cinéma : J'ai remarqué beaucoup de remerciements à l'armée et au gouvernement à la fin du générique. Y a-t-il eu une certaine pression de la forme de l'état? Vous deviez-vous de présenter les rebelles comme les ennemis de l'état?

Kim Nguyen : Non, nous n'avons pas modifié le scénario, mais c'est sûr que les conjonctures changent tellement vite. Les rebelles deviendront le gouvernement et le gouvernement deviendra les rebelles. Je voulais m'éloigner de toute forme de discours où l'on identifierait clairement les forces en place. Dans notre cas, les rebelles luttent contre le gouvernement comme c'était le cas en Birmanie. Le choix de se pencher sur les rebelles était d'abord pour me permettre de parler à travers des enfants-soldats et ensuite de tourner dans la jungle qui offre des images beaucoup plus riches.

Panorama-cinéma : Vous voyez-vous poursuivre dans cette veine plus réaliste dans vos projets à venir?

Kim Nguyen : Je pense que oui. Dans notre vie, on essaie toujours de faire des mouvements et pour l'instant j'ai le goût de continuer dans cette voie pendant un ou deux films. J'aime le danger de se lancer et d'y aller en se disant qu'on accepte les possibilités d'échec sinon on ne le ferait pas. C'est un tournage qui a été extrêmement libre et c'était très agréable de travailler de cette façon. Il y avait quelque chose du détail dans Rebelle qui m'a beaucoup plu de faire, du détail palpable comme dans cette scène dans le village des albinos où on se rapproche de la texture des lieux.

Panorama-cinéma : Justement, dans vos films précédents, vous restiez dans une posture de conteurs en pointant toujours du doigt par des plans de caméra très élaborés.

Kim Nguyen : C'est vrai, je me demande si le conte que je raconte habituellement n'irait pas mieux à l'esthétique anglo-saxonne plutôt qu'à l'esthétique française. Parfois, des dialogues qui pourraient être bien en anglais deviennent grandiloquents en français. Je suis rendu à ce point-là. Il y a certains films que je veux faire, dont une adaptation des Âmes mortes de Gogol sur laquelle je travaille depuis quelques années qui s'intègre beaucoup mieux dans le cinéma anglo-saxon et qui s'inspirerait de l'expressionnisme allemand. C'est un peu comme si, en français, il fallait être réaliste. Je m'en rends compte maintenant.

Photos : Cécile Lopes
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Article publié le 19 avril 2012.
 

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