Lors de la 73e édition de la dernière Berlinale, le nouveau film de Makoto Shinkai, Suzume, fût accueilli en grande pompe : premier long métrage d’animation japonais en compétition depuis Spirited Away en 2002, l’histoire de la quête endeuillée de sa protagoniste cherchant à faire la paix avec les cicatrices de Fukushima s’avérait aussi être la première représentation directe du traumatisme de la tragédie dans un film grand public au Japon. À l’occasion de sa sortie en salle en Amérique du Nord, voici notre entretien avec le maître contemporain de l’anime, conduit en compagnie de cinq autres collègues internationaux.
Mathieu Li-Goyette : Dans Suzume nous découvrons progressivement que le film est au sujet de la triple catastrophe de Fukushima-Daiichi. Le cinéma japonais a pris du temps à réagir au désastre de 2011, à trouver des manières d’en parler. Comment expliqueriez-vous cette évolution et y a-t-il des films qui vous ont particulièrement inspiré face aux enjeux que soulève ce sujet ?
Makoto Shinkai : Oui, effectivement que ça nous a pris bien du temps… La catastrophe naturelle a eu lieu en 2011, elle a provoqué dans son sillon cette catastrophe nucléaire à Fukushima ; un problème qui n’a toujours pas été réglé. C’est toujours en cours. Il y a encore beaucoup de zones restreintes où les gens n’ont pas le droit de se rendre et le nettoyage de ces zones, la guérison de la terre et de la population ne sont toujours pas complétés. Il y a encore tellement de choses là-bas qui doivent être restaurées à leur état d’antan… Il y a beaucoup de personnes au Japon qui ont dit dans les dernières années que nous ne devions pas aborder ce genre de sujet dans un film d’animation ou dans un divertissement populaire, mais en même temps beaucoup de gens nous ont remerciés de l’avoir fait. Aussi parce que le temps passe vite ! Cela fait douze ans, ce qui est récent, mais aussi une période de temps qui peut sembler très longue à la fois, particulièrement pour les jeunes au Japon qui n’étaient parfois pas nés ou qui n’ont aucun souvenir de la catastrophe. Je me suis dit que ce film serait une belle opportunité de leur raconter cette histoire et de permettre à des personnes de plusieurs générations différentes de se souvenir en même temps de l’événement, de le contempler, et peut-être d’amorcer des discussions à son sujet.
Ensuite, les raisons derrière cette réticence sont multiples. Je dirais que, jusqu’il y a quelques années, la société japonaise n’était pas prête à accepter ce genre de film, un film où cette catastrophe, dont plusieurs facettes sont restées tabous dans le discours public, serait le sujet principal. Ça aurait été extrêmement difficile à faire. Your Name., que j’ai réalisé en 2016, portait sur un astéroïde qui frappait la Terre, et évidemment c’était une sorte de métaphore du désastre de 2011. À peu près au même moment, il y a Hideaki Anno qui a réalisé brillamment Shin Godzilla (2016), qui était très clairement une métaphore du désastre et qui a sans doute aidé plusieurs cinéastes, moi y compris, à envisager un tel sujet par la suite. Donc voilà, il y a quelques années, ce film aurait été impossible, mais je dirais que le temps est venu d’aborder plus littéralement la catastrophe, sans allégorie ni métaphore.
Journaliste #2 : Lorsqu’on regarde un film comme Suzume à partir de l’Occident, on ne parvient pas nécessairement à tout saisir le contexte du film ou bien à comprendre l’ampleur de la mythologie japonaise qui y est convoquée. Est-ce qu’il y a des éléments que vous voudriez expliquer pour ce public moins familier ?
MS : Comme vous l’avez dit, plusieurs personnes qui regarderont le film à l’extérieur du Japon pourraient être moins familières avec la catastrophe ou encore avec la mythologie japonaise, mais j’ai imaginé Suzume pour que ce soit une histoire divertissante pour n’importe qui. Ce n’est pas tous les spectateurs qui vont comprendre la relation à l’incident de Fukushima-Daiichi ou qui vont voir que plusieurs des éléments du récit viennent de la mythologie de mon pays… Mais s’il n’y a qu’un nombre infime d’entre eux qui deviennent intéressés ou sensibilisés par ces thèmes, qui seraient intéressés à en savoir davantage, alors j’aurais réussi quelque chose avec ce film.
Journaliste #3 : Pourriez-vous nous parler des deux protagonistes, de Suzume et de son acolyte, la chaise à trois pattes ?
MS : Concernant Suzume, j’ai été inspiré par tous ces orphelins de la triple catastrophe. Quant à la chaise, c’était important pour moi, étant donné la nature tragique de l’histoire personnelle de l’héroïne, d’avoir quelque chose de plus léger afin que son aventure soit plus divertissante que déprimante. J’avais besoin d’un élément récurrent pour faire rire le public, pour alléger aussi le ton général du film. Donc je me suis dit que Suzume avait besoin d’un partenaire dans son aventure vers le Tohoku et le nord-est du pays. Et je voulais que ce soit cette chaise, d’abord parce qu’elle est assez adorable, qu’elle n’a que trois pattes alors elle boite d’une drôle de manière qui rend ses scènes divertissantes. Puis c’était une manière d’inscrire au plus près de l’héroïne ce trauma de la perte, car la patte de la chaise a été emportée par le tsunami de 2011. La chaise devenait alors une métaphore de cette partie d’elle que Suzume a perdue à cause de la catastrophe. C’était aussi une manière pour moi de dire que lorsque vous perdez quelque chose dans la vue, vous pouvez quand même continuer de vivre, continuer d’aimer, continuer de tomber et, éventuellement, peut-être même vous relever.
Journaliste #4 : Vous avez dans ce film une trame sonore très intéressante, particulièrement à travers les paroles qui ciblent beaucoup d’éléments cachés ou symboliques qu’on retrouve dans votre film. Et puis vous avez cette grande pop star dans Suzume qui double l’une des protagonistes [la tante de Suzume, doublée par Eri Fukatsu]. Pourriez-vous nous en dire plus sur votre relation plus personnelle à la musique de ce film ?
MS : Nous avions deux compositeurs pour Suzume et l’un d’eux était Yôjirô Noda, qui a beaucoup de succès avec son groupe, Radwimps. C’est un chanteur rock. On a commencé à collaborer sur Your Name. et depuis on travaille toujours ensemble. Il a écrit les trames sonores de mes films et, puisque c’est l’auteur de ses propres chansons, c’est aussi un poète, quelqu’un capable de trouver les bons mots, les beaux mots, pour raconter les histoires que je raconte.
Quant à moi j’écris pour le cinéma d’animation, ce qui est très différent ! Mais nous nous rejoignons bien. L’autre compositeur avec qui nous avons œuvré c’est Kazuma Jinnouchi, qui est basé à Seattle et qui travaille souvent pour Hollywood ou dans l’industrie du jeu vidéo. Quand nous étions en train de faire Suzume nous pensions qu’il nous fallait un son plus riche, plus ambitieux pour le public, un son musical qui résonnerait dans une grosse salle de cinéma. Alors nous l’avons contacté et lui et Noda se sont très bien entendus, en toute synergie.
Journaliste #5 : Dans Suzume, la seule manière d’empêcher le ver géant de provoquer des tremblements de terre est de fermer la porte d’où il émerge. C’est un geste à la fois simple et lourd de sens, surtout lorsqu’on réalise que ces portes sont des métaphores pour ce passé qui est parfois difficile à enfermer et à mettre derrière nous. Dans le cas de l’héroïne, elle essaie au fond de fermer la porte sur la mort de sa mère. Qu’est-ce que ça prend pour passer par-dessus la mort d’un parent ?
MS : Un début de réponse se trouve sans doute dans le titre japonais original, plus long et détaillé (Suzume no Tojimari), et qui se traduirait par Suzume ferme la porte. Et même cette traduction ne serait pas tout à fait exacte, car ça ne veut pas simplement dire « fermer la porte ». Cela évoque aussi le fait de protéger quelque chose, de clore, de boucler une boucle. C’est un peu la signification derrière tout ça. Alors quand Suzume voyage à travers le Japon et visite toutes ces ruines, ces endroits où elle trouve des portes à fermer, au fond, elle travaille à apaiser la terre, mais aussi les gens qui vivaient sur ces terres. Elle les imagine, eux et le genre de vie qu’ils avaient sur ces territoires et dans ces villes abandonnées. Éventuellement, à force de voyager vers le nord du pays, elle se retrouve de plus en plus près de ses propres origines, ce qui la conduit enfin à sa mère et ce qui lui permet enfin de faire la paix avec ses souvenirs douloureux, de passer à autre chose.
Journaliste #6 : Ce qui me fascine dans Suzume et dans un film comme Your Name., voire dans tous vos films, c’est votre manière de combiner, toujours dans la déduction plutôt que dans l’explication, des éléments liés à la culture japonaise, ici à son rapport à la catastrophe, à la nature, et qui prennent la forme d’éléments narratifs, romantiques, artistiques. Compte tenu de vos sujets, on tombe rarement dans le même didactisme qu’un film américain, ou occidental, aurait face à ces enjeux…
MS : Merci ! Pour moi c’est un compliment et je suis très heureux si vous trouvez que mes films ne sont pas trop didactiques. [Rires] C’est mon objectif, de ne jamais vraiment forcer une leçon ou une morale sur notre public. Mes films devraient être divertissants, ce sont d’abord et avant tout des divertissements et c’est bien là la différence entre mes films et un livre théorique. C’est rare qu’on lise de la théorie pour le plaisir, mais on est bien souvent heureux de regarder un film divertissant… Enfin, vous comprenez. Donc pour y arriver, je me concentre surtout sur mes histoires, à commencer par ne pas les rendre ennuyantes, alors elles peuvent rejoindre un public plus large, qui inclut autant les plus jeunes que les plus vieux. À partir de là, quand j’ai tout ce public qui est attentif, n’importe quel discours passe mieux.
MLG : Que Sota devienne une chaise participe à transférer les dynamiques habituelles du shôjo ou du récit de magical girl vers autre chose, laissant de côté la romance le temps du road trip à travers le Japon, voyage durant lequel Suzume est strictement aidée par d’autres femmes… Dans quelle mesure était-ce important pour vous que le voyage de l’héroïne soit structuré par une forme de sororité ?
MS : À dire vrai, ce n’était pas si important pour moi que Suzume soit une jeune femme. L’histoire aurait fonctionné quand même si elle avait été un jeune homme ; ce qui m’importait surtout, c’est que Suzume et Sota soient assez jeunes. Le récit aurait fonctionné si les deux avaient été des femmes ou si les deux avaient été des hommes, puisque la focalisation de l’histoire est faite sur le tremblement de terre, sur le traumatisme de Fukushima.
Journaliste #2 : Lorsque nous parlons avec des cinéastes d’animation, habituellement on les distingue selon deux techniques de travail. Il y a ceux qui travaillent en animation traditionnelle, et ceux qui utilisent des technologies numériques. Quelle est votre approche de ces techniques ? Comment approchez-vous un film comme Suzume au niveau technique ?
MS : Personnellement, j’aime bien l’animation numérique, à la fois car j’ai débuté il y a seulement une vingtaine d’années et qu’en plus, avant de faire de l’animation, je travaillais dans l’industrie du jeu vidéo ; on peut donc dire que je viens complètement de l’animation numérique. Quand j’ai commencé à faire des films, la majorité de l’industrie japonaise était encore alignée sur l’animation traditionnelle, à la main. C’est même le cas avec Suzume, qui est composé environ à 70 % d’animation traditionnelle. Tout cela est une question reliée aussi à la scénarisation et à la conception des films d’animation au Japon. Présentement, toute une génération est en train de vieillir et avec elle cette manière de réfléchir la mise en scène de l’animation par le dessin bidimensionnel. Ce n’est qu’une question de temps pour que l’animation numérique devienne la norme et s’impose. L’important, maintenant, c’est de savoir naviguer dans cette transition.
Transcription : Élodie François | Traduction de l'anglais au français : Mathieu Li-Goyette
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |