ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Entrevue avec Kazuhiro Soda

Par Mathieu Li-Goyette



Lancer la balle

Deux projections de son film plus tard, Kazuhiro Soda est heureux de la réception montréalaise de Oyster Factory, sixième film de sa série documentaire d’observation. De dire qu’il est le Frederick Wiseman japonais est devenu presque trop facile, or ce qu’il partage avec l’Américain (la démarche, le montage, la dialectique) ne l’empêche pas de s’en distinguer. Son approche du réel est directe et ses sujets, à la fois interpelés par sa caméra et par le cinéaste qui ne dissimule ni sa parole ni les périls éthiques du documentaire, donnent à voir le quotidien du cheap labor chinois au Japon ainsi que l’effet réverbérant qu’accompagne toute forme de captation.
 
Panorama-cinéma : Quand avez-vous entendu parler pour la première fois de cette usine d’huitres que vous filmez dans Oyster Factory?
 
Kazuhiro Soda : J’en ai entendu parlé la première fois lorsque nous sommes arrivés à Ushimado avec la caméra. La mère de Kiyoko [Kashiwagi, productrice et épouse du cinéaste] vient d’Ushimado, alors nous passons souvent nos vacances estivales là-bas et lorsque nous y sommes, il nous arrive souvent de discuter avec des pêcheurs. Au fil du temps, j’en suis venu à m’intéresser davantage à leur quotidien, à un point tel que je me disais que j’allais faire un film à leur sujet… Donc lorsque nous sommes arrivés là-bas, prêts à filmer ces pêcheurs qui pêchaient les poissons [« fishers that were fishing fish »], ils étaient en fait plus occupés à pêcher l’huitre et c’est ainsi que je me suis incrusté dans cette usine familiale.
 
Panorama-cinéma : Pendant combien de temps avez-vous tourné?
 
Kazuhiro Soda : Nous sommes demeurés à Ushimado pendant trois semaines, mais après une semaine de tournage dans l’usine, les superviseurs nous ont demandé d’arrêter de filmer (vous vous rappelez cette scène où les travailleurs chinois arrivent et où l’on nous demande de cesser ? C’est ce moment que j’ai gardé au montage). Je sentais que nous avions atteint une certaine limite par rapport à notre sujet, un point décisif, puisqu’ils nous demandaient officiellement de ranger notre équipement.
 
Panorama-cinéma : Ce qui est très intéressant dans cette scène que vous évoquez, c’est votre volonté de forcer le passage auprès des superviseurs japonais, en leur demandant si vous pouvez continuer de tourner et en négociant votre présence dans l’usine. Est-ce que ce moment est indicateur d’une anxiété récurrente de leur part?
 
Kazuhiro Soda : Non je ne crois pas, du moins cette réticence n’a transparu qu’à ce moment très précis. J’étais assez étonné de l’entendre me dire ça alors que la caméra tournait. J’étais à demi paniqué, je me demandais bien ce que j’allais pouvoir faire ! L’arrivée des Chinois à l’usine était très importante pour moi, car si je n’arrivais pas à la filmer, je craignais ne pas avoir de film et s’il refusait que je tourne, il n’y avait rien que je puisse y faire, alors je lui ai demandé si je pouvais au moins aborder les Chinois et leur demander leur accord ; s’ils acceptaient, j’avais le champ libre. C’est ce que j’ai fait et nous avons pu tourner. Nous avons bouclé le tournage rapidement par la suite et sommes partis filmer autre chose pour les deux semaines restantes sur notre calendrier.
 
Panorama-cinéma : Un autre pêcheur d’huitres ?
 
Kazuhiro Soda : Non, un pêcher de poissons cette fois ! Un pêcheur de 86 ans qui a travaillé seul toute sa vie et qui travaille encore seul sur son petit bateau.
 
Panorama-cinéma : Vous avez une bonne histoire sous la main.
 
Kazuhiro Soda : Oui, je sais ! Nous l’avons rencontré pendant que nous déplacions notre équipement de tournage et il était très heureux d’être filmé, alors nous l'avons suivi et ces images feront un autre film.
 
Donc pour revenir à votre question intiale, nous avons tourné Oyster Factory en une semaine à Ushimado. Nous avons pris quelques plans d’ensemble un peu plus tard, mais pratiquement tout le film a été tourné en six jours.
 
Panorama-cinéma : Si nous allons au-delà de cet incident que vous évoquiez, comment a été perçue votre présence parmi les pêcheurs ? Se sont-ils montrés réceptifs ? Ils ne semblent accorder que très peu d’importance à la caméra.
 
Kazuhiro Soda : Les gens étaient très gênés et demandaient parfois, à la blague, de ne pas les filmer, mais en général les individus aiment que l’on s’intéresse à eux. J’étais très près d’eux, mais la plupart du temps ils étaient en plein travail, alors ils ne portaient pas attention à notre présence. Je fais des documentaires depuis 1997 (pendant sept ans j’ai été un producteur pour la télévision et ensuite j’ai commencé à tourner mes propres films) et j’ai toujours entretenu ce genre de relation avec mes sujets ; quand ils font ce qu’ils savent faire, ils deviennent très naturels à l’écran – si je leur demande de faire autre chose, ils deviennent très maladroits ! (rires)




 
Panorama-cinéma : Comment s’est opérée la transition entre votre travail télévisuel et celui entrepris dans le cadre d’un documentaire d’observation ?
 
Kazuhiro Soda : J’ai commencé par faire des films de fiction. J’ai étudié la réalisation dans une école d’arts visuels de New York et peu après l’obtention de mon diplôme, j’ai rejoins une compagnie qui produisait alors des documentaires pour la télévision. Je n’y connaissais rien, mais je devais m’y faire, car j’avais pris un engagement professionnel. D’emblée j’ai adoré, je trouvais renversante (« wild ») l’idée de braquer une caméra sur un individu pour construire une narration autour de lui. C’est tellement stimulant lorsque vous prenez la peine d’y penser…
 
Ce n’est que plus tard que le contexte général de la production télévisuelle m’est apparu de plus en plus frustrant. Par exemple, je faisais beaucoup de documentaires pour la NHK, la télévision publique japonaise, et la chaîne me demandait d’accomplir de trop nombreuses recherches avant le tournage. Ils me demandaient de leur présenter un script détaillé, un scène-à-scène ainsi qu’une voix-off et même une fin. Il s’agissait littéralement de rédiger une scénario de documentaire auquel il fallait se tenir durant tout le tournage. Évidemment, dans ce cas de figure vous ne tournez que ce que vous connaissez d’ores et déjà. Vous ne vous aventurez nul part. Ajoutez à cela le fait qu’à la télévision il faille toujours tout expliquer en tout temps temps au public avec des écriteaux et des titres superposés jusqu’à renforcer le pathos des scènes filmées par l’ajout d’une musique qui radote – lorsque vous avez êtes face à une scène triste, on vous demande d’y plaquer une trame sonore triste.
 
Panorama-cinéma : Qu’est-ce qui vous a donc influencé, ou encouragé, à chercher de meilleures conditions de création ?
 
Kazuhiro Soda : Frederick Wiseman. Il a été la plus grande de mes influences. Voir ses films a été un véritable choc pour moi. Au moment où je devenais de plus en plus las de la télévision, j’ai découvert l’œuvre de Wiseman ; je me disais depuis longtemps que nous n’avions certainement plus besoin d’une narration didactique pour faire du documentaire et voilà que je découvrais les films d’un cinéaste qui le faisait depuis les années 1960 ! Ses films m’intriguaient à un point tel que je me suis mis en tête de faire le plus rapidement possible un film inspiré de sa démarche. C’est ainsi que j’ai réalisé Campaign (2007), mon premier film (qui suit le quotidien d’un candidat – un de mes amis d’enfance – à travers une campagne électorale au Japon).
 
Panorama-cinéma : Quand le sujet vous est-il apparu durant le tournage ?
 
Kazuhiro Soda : Je m’étais d’abord concentré à filmer les pêcheurs d’huitres et puis, sur le calendrier de l’usine, j’ai découvert ce petit mémo en japonais qui disait « Les Chinois arrivent ! » [« China is coming ! »].
 
Panorama-cinéma : Comment s’il s’agissait d’une invasion.
 
Kazuhiro Soda : Exatement ! (rires) Je me demandais ce qu’ils entendaient par là et en écoutant attentivement les conversation des employés, j’ai compris qu’ils attendaient deux nouveaux travailleurs pour le 9 novembre et qu’ils étaient chinois. C’est à ce moment que je me suis dit que cette situation pourrait être un bon sujet pour mon film. Peu après, sans que ce soit prévu, j’ai tourné une scène où apparaît le propriétaire de l’usine voisine et il révèle qu’un de ses employés, trop intimidé par le travail manuel, a décidé de retourner en Chine avant même d’avoir commencé à travailler. La concordance entre les deux événements m’a naturellement poussé à faire de cette relation entre le Japon et la Chine l’un des thèmes principaux de Oyster Factory.





Panorama-cinéma : Quels types de rapport entretiennent votre travail d’écrivain et votre travail de cinéaste ? Par exemple en ce qui a trait à votre engagement politique ?
 
Kazuhiro Soda : J’ai écrit jusqu’à présent six livres et la majorité d’entre eux portaient sur la réalisation, sur mon approche du documentaire et c’est essentiellement les sujets qui me passionnent. J’ai aussi écrit deux livres au sujet de la politique japonaise… Mais je crois que mes commentaires politiques sont totalement différents de mes réalisations. Je n’ai pas d’agenda particulier lorsque je réalise un film et je ne veux pas faire de cette démarche la voie d’un commentaire politique – là je deviendrais un documentariste activiste d’une cause ou, pire encore, un cinéaste de propagande. C’est pour cela que j’ai toujours hésité avant de commenter publiquement la politique de mon pays.
 
Ceci dit, après le désastre du 11 mars 2011 à Fukushima, je ne pouvais m’empêcher de commenter ces politiques, car la réaction du gouvernement japonais était si honteuse. J’ai dis le fond de ma pensée sur Twitter et des journalistes ont commencé à me remarquer et à me considérer comme une espèce de commentateur politique. Ils ont offert de m’interviewer, j’ai accepté et je suis maintenant associé à la scène politique plus libérale du pays. Ensuite, des éditeurs sont venus me voir et m’ont demandé d’écrire des livres qui reprennent et approfondissent les commentaires politiques que j’avais pu formuler.

Panorama-cinéma : Le documentaire d’observation risque habituellement de faire preuve d’une attitude trop subjective envers son sujet ou, à l’inverse, d’un manque de densité, de regard à son endroit. Aviez-vous peur de cet équilibre à maintenir dans la salle de montage ?
 
Kazuhiro Soda : Tant et aussi longtemps que je saisis le film, ça me va. C’est pourquoi j’essaie toujours de le tester en tant que premier spectateur. Je joue à me prendre pour le public et parfois, lorsque j’approche la fin du montage, je n’y touche plus quelques jours et j’y reviens, rafraichi, pour voir s’il « fonctionne » ou pas. Si je saisis le film, alors je poursuis. Et si des éléments m’échappent, ou si je le trouve embrouillé, j’essaie d’y remédier rapidement, en demandant, bien sûr, à ma femme et productrice Kiyoko de me donner son avis. C’est alors qu’elle me donnes beaucoup de commentaires négatifs, mais je suis d’accord avec elle, du moins la plupart du temps ! (rires)
 
Panorama-cinéma : À quels types de difficultés font face les documentaristes japonais qui décident de porter leur dévolu sur des sujets ou des secteurs qui pourraient être considérés « sensibles » par le gouvernement ? Ces difficultés vous ont-elles déjà affecté ?
 
Kazuhiro Soda : Oui, ça m’est arrivé, mais ce n’est pas si sévère, du moins pas pour l’instant, même s’il n’est pas rare de voir le pouvoir politique s’ingérer dans les projets aux sujets plus tabous. Dans le cas de mon premier film, Campaign, nous avions prévu d’organiser une projection dans l’auditorium d’une bibliothèque publique et le gouvernement local voulait nous en empêcher sous prétexte que les élections approchaient à grands pas. Nous avons protesté et nous avons rendu l’affaire publique en partageant cette histoire avec des journalistes. Heureusement, le public était aussi outragé par la situation et ils nous ont soutenu : la projection a fait salle comble. Au lieu de reculer, ma stratégie a toujours été d’en appeler aux spectateurs ; je crois que nous devons collectivement protéger notre liberté d’expression, car si nous la délaissons, il en faudra bien peu pour qu’on nous l’arrache pour de bon. Notre constitution nous en protège, alors si nous ne craignons pas, si nous faisons ce que nous devons faire pour la sauvegarder, nous sommes dans une position pour la maintenir, alors qu’au contraire si nous cédons à la peur instiguée par les gouvernements, si nous sombrons dans l’autocensure, c’est là que nous échouerons. Les Japonais pour leur part n’aiment pas la confrontation, alors chez nous, c’est l’autocensure qui demeure la plus grande embûche à la liberté d’expression.
 
Panorama-cinéma : Peut-être paradoxalement ou peut-être précisément en réaction à cette capacité acquise à l’autocensure, il y a une grande tradition subversive dans l’histoire du documentaire japonais, pensons par exemple à Kazuo Hara (qui était à Montréal l’an dernier aux RIDM) et qui a eu, et c’est le moins qu’on puisse dire, une carrière controversée. Or si l’État ou si les pouvoirs politiques ne font rien pour aider ou encourager ces productions, comment faites-vous pour les financer ?
 
Kazuhiro Soda : En fait, puisqu’au Japon le financement public pour le cinéma est à peu près inexistant, nous sommes tous des indépendants, au sens du moins ou vous pouvez l’entendre ici. En ce qui me concerne, je ne me suis que rarement tourné vers les fonds publics pour produire mes films (excepté pour une série de 5h42 divisée en deux films, Theater 1 et 2, qui sont des films financés en partie par le gouvernement et qui portent sur un dramaturge). Autrement, je m’auto-suffis : je fais mes films avec mes propres fonds et je me rembourse directement sur la vente des billets et sur la vente des droits à des distributeurs.




 
Panorama-cinéma : À titre d’indépendant, faites-vous face à des problèmes de distribution, les marchés (locaux et internationaux) se montrent-ils ouverts à votre travail ?
 
Kazuhiro Soda : Tous mes films sont distribués en salle régulière au Japon, où j’ai un public assez fidèle qui me permet de poursuivre mon travail, mais quand j’ai commencé cette série de documentaires d’observation, je ne pensais pas que quelqu’un serait intéressé à la regarder, puisque nous sommes tous bombardés par des images documentaires beaucoup plus alignées sur le modèle de la télé-réalité. Mes films s’inscrivent dans une certaine tradition, certes, mais encore faut-il la connaître et nombreux sont ceux qui n’en ont jamais entendu parlé, et ce, particulièrement au Japon. Et pourtant il se trouve que c’est précisément cette  approche différente qui les charme. 20 000 spectateurs sont allés voir Campaign au Japon et Mental (2008) en a attiré 30 000 dans les cinémas et c’est bien assez pour que nous puissions continuer à travailler. Ce n’est pas un nombre de spectateurs effarant, mais c’est tout de même une bonne part de public étant donné les circonstances.
 
Ensuite, c’est sûr que mes films ont une longue durée, mais je pense que le public japonais y réagit bien, à l’image du public européen qui est aussi très ouvert à des structures dilatées, ou encore à l’instar des spectateurs montréalais qui semblent ne pas trop en souffrir ; c’est les Américains qui ne s’y font pas ! Lorsque Theater 1 et 2 est sorti en salle au Japon, j’ai été surpris de voir des gens prendre congé de leur travail pour assister aux deux parties du film dans la même journée et je trouve cet engagement du public envers le film très inspirant, très stimulant... Aimez-vous le baseball ? Car en fait, en tant que cinéaste, je dirais que je souhaite être le lanceur et je veux que mon public soit le frappeur, pas le receveur, parce que je lui lance la balle et je ne veux pas qu’il l’attrape : je veux qu’il la frappe, qu’il la frappe activement afin que je puisse voir dans quelle direction il l’envoie et jusqu’où il l’envoie.


Photos : Cécile Lopes  |  Traduction de l'anglais au français : Mathieu Li-Goyette
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Article publié le 15 octobre 2015.
 

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