DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Entrevue avec Annie Hardy et Louis Pelletier

Par Mathieu Li-Goyette



Vieilles bobines, tapes poussiéreux, cassettes grincantes, il y aura de tout durant la Journée du film de famille qui se tiendra à la Cinémathèque québécoise le 24 octobre prochain. Né d'une initiative mise en branle par le Center for Home Movies, le concept est simple : un mélange de films d'archives spécialement sélectionnés et de films personnels amenés pendant la journée par le public. Ce dernier peut ainsi compter sur des professionnels pour évaluer l'état de ses matériaux, s'interroger sur les moyens de conservation à sa disposition, les projeter devant public et se questionner plus largement sur le rapport que nous entretenons avec ces images passées. À l'occasion de la 2ème édition de la Journée du film de famille, nous nous sommes entretenus avec les organisateurs de l'événement Annie Hardy et Louis Pelletier.

Panorama-cinéma : Êtes-vous de la génération des films de famille tournés en 8mm, en Super 8 ou en 16mm ?
 
Annie Hardy : Non, dans ma famille, c’est moi qui ai débuté la tradition de filmer et c’était en Hi8, quand j’étais adolescente.
 
Louis Pelletier : Moi non plus. Mon père, qui est photographe amateur, a tourné en 8 mm et Super 8 pendant son adolescence et ses études au Cégep. Il a toutefois perdu patience avec ces formats – qu’il trouvait trop capricieux et fragiles – à peu près au moment de ma naissance. Le dernier qu’il a tourné est une vue de moi bébé jouant avec le chat de la famille. Je n’ai vu ces films que tout récemment.
 
Panorama-cinéma : Quand en avez-vous vu pour la première fois ?
 
Louis Pelletier : Il n’y a pas si longtemps – il y a peut-être six ou sept ans, quand mes recherches pour le projet d’Archives canadiennes du film éducatif, industriel et de commande m’ont amené à m’intéresser à la production 16 mm et aux formats réduits.
 
Annie Hardy : Je me rappelle d’en avoir d’abord vu ici et là dans des documentaires, des films de fiction, des films expérimentaux, brefs, intégrés dans d’autres types de films. Déjà, ça avait piqué ma curiosité, j’en voulais plus. Puis, il y a quelques années, alors que l’ère du web 2.0 en était encore à ses débuts, j’ai commencé à m’intéresser au cinéma amateur sur le web, et bientôt mon intérêt s’est élargi au cinéma non-professionnel de toutes les époques.
 
Panorama-cinéma :  Comment avez-vous eu l'idée d'organiser la Journée du film de famille ? Est-ce une initiative montréalaise ?
 
Annie Hardy : Le Home Movie Day a été lancé par le Center for Home Movies en 2002 aux États-Unis. L’événement a connu un grand succès et des journées du film de famille sont maintenant organisées à la mi-octobre de chaque année dans plusieurs pays. J’ai tout de suite eu envie d’organiser une version montréalaise de l’événement quand j’en ai entendu parler, et Louis aussi.
 
Louis Pelletier : Quelques expériences avaient déjà été tentées à Montréal, notamment par nos amis du Ciné-club LaBanque en 2011 et par les étudiants du programme de maîtrise de bibliothéconomie de McGill, mais elles sont demeurées assez confidentielles. Je songeais à organiser l’événement à Montréal depuis quelques années, mais c’est seulement lorsque j’ai rencontré Annie, qui travaille également sur le cinéma amateur, que les choses se sont véritablement mises en place.
 
Panorama-cinéma : Vous avez su vous attirer l'appui de nombreux commanditaires. Était-ce difficile de les convaincre de la pertinence de l'événement ?
 
Louis Pelletier : Pas du tout. Tous les gens, groupes et institutions que nous avons approchés nous ont dit oui et nous ont accordé leur entière collaboration. Tout le monde semble avoir des films de famille, ou connaître quelqu’un qui en a. Le regain d’intérêt pour l’histoire locale et la transformation de la cinéphilie, de plus en plus axée sur le matériau du film, semblent également avoir joué en notre faveur. Les cinéphiles du vingtième siècle ont dû se battre pour faire reconnaître le cinéma comme art, ce qui a peut-être engendré un certain mépris pour les films qui n’étaient pas a priori « artistiques » à une certaine époque. Cette question est maintenant largement réglée, et la nouvelle génération de cinéphiles semble moins hésitante à explorer les « autres cinémas ».
 
Annie Hardy : La Cinémathèque québécoise nous a tout de suite offert un immense soutien, car, bien que la conservation des films de famille ne soit pas son mandat principal, on s’y intéresse à ce genre de films. Toute une communauté de personnes et de groupes ayant un intérêt marqué pour le cinéma non-professionnel, comme François Auger de Vidéo Média, le collectionneur de caméras et projecteurs anciens François Lemai, Louis Rastelli d’Archive Montréal et l’équipe du projet J’ai la mémoire qui tourne, ont aussi accepté tout de suite de collaborer au projet. Cette année, Vidéographe se joint également à nous dans le cadre de notre nouveau volet VHS, Beta et Hi8.



 

Panorama-cinéma : Entre des initiatives comme celles d'Historia, qui a rassemblé un grand nombre de films de famille au Québec, et une journée comme celle que vous organisez, croyez-vous que certains pourraient troquer leurs caméra miniDV et HD contre une caméra Super 8 ?
 
Louis Pelletier : On peut rêver… mais je ne crois pas que nous assisterons à un retour du film de famille en super 8 ou 16 mm semblable à celui que connaissent les disques vinyle depuis une dizaine d’années. La pellicule est chère, et on peut à toutes fins pratiques tourner gratuitement en numérique. Je suis par contre convaincu que ces initiatives contribuent à convaincre certains jeunes cinéastes de tenter l’expérience d’un tournage sur pellicule.
 
Annie Hardy : Je constate chez des cinéastes autour de moi un fort intérêt pour les formats comme le Super 8 et le 16 mm et je crois bien que la fascination qu’exercent les films de famille en 8 mm, Super 8 ou en 16 mm est en partie responsable de cet intérêt. Je crois donc effectivement que certains pourront avoir envie de se prêter au jeu d’un tournage de film de famille en pellicule de formats réduits après en avoir visionné, comme certains le font déjà, malgré la forte domination des formats numériques.
 
Panorama-cinéma : On le sait, l'époque veut qu'il y ait une cohabitation difficile entre le numérique et l'analogique. Or célébrer le film de famille sur pellicule, associez-vous plutôt ça à de la nostalgie ou à un acte de résistance ? Qu'est-ce que la pellicule attrape que le processeur échappe ?
 
Annie Hardy : Il faut d’abord préciser que l’événement que nous organisons ne vise pas à célébrer uniquement les films de famille en pellicule. Le fait que nous ayons offert l’inspection et la projection des films de nos visiteurs seulement dans des formats pellicule l’an dernier a pu donner cette impression, mais en réalité, la raison pour laquelle nous n’avons pas fait mention des films de famille de format vidéo ou numérique l’an dernier est d’ordre strictement logistique. Dans le cadre de cette première édition, nous ne possédions tout simplement pas les ressources nécessaires à la manipulation d’autres formats que le 8 mm, le Super 8 et le 16 mm, ce qui s’applique aux divers formats vidéo et numérique mais aussi au 9.5 mm, par exemple. Nous tentons chaque année d’offrir un peu plus, et cette année, nous accueillerons également les visiteurs qui apporteront des films en format VHS, Beta et Hi8.
 
Après, il y a parfois une question de préférence personnelle ou d’école de pensée dans la façon dont les gens considèrent les différents formats. Louis, par exemple, est très pro-pellicule. Pour ma part, je trouve que chaque format a son charme particulier et je n’ai pas de réelle préférence. Et, bien que le contenant m’intéresse vivement, c’est avant tout le contenu des films qui me passionne.
 
Louis Pelletier : Pour moi, c’est entre autres une forme de résistance contre l’obsolescence programmée. Nous avons récemment fait des tests avec un projecteur 16 mm des années 1920, et il nous a suffit de quelques gouttes d’huile pour le remettre en marche. Il y a un plaisir à utiliser des objets bien conçus et bien fabriqués, aussi obsolète leur technologie puisse-t-elle être. J’ai aussi des films qui ont près de 90 ans, et qui ont visiblement passé plusieurs années entreposés dans des conditions moins qu’idéales. Ils sont malgré tout encore parfaitement présentables. Un disque dur a une durée de vie de cinq ou dix ans… On produit énormément de nos jours, mais nous ne laisserons probablement pas grand chose aux gens qui fréquenteront les marchés aux puces dans 50 ou 100 ans à la recherche d’images d’époques révolues. Je suis par ailleurs convaincu que la pellicule capte une chose essentielle échappant au capteur : la nature organique de l’expérience humaine. La répartition aléatoire du grain du film, de même que le scintillement et le léger tremblement de l’image cinématographique entrent plus naturellement en résonance avec l’humain. Il y a une base scientifique à ça, j’en suis certain.
 
Panorama-cinéma : Et pourquoi les films de famille en particulier ? Pensez-vous aussi à mettre en valeur le cinéma amateur qui a pu se faire sur ces mêmes formats ? À ces mêmes époques ?
 
Annie Hardy : Absolument, d’ailleurs, nous organisons un ciné-concert à la fin de l’événement, à 21h, qui est consacré au cinéaste amateur montréalais Maurice Gagnon, et qui présentera à la fois ses films de famille, ses actualités et ses fictions.
 
Louis Pelletier : Le « home » au cœur du nom original de l’événement, « Home Movie Day », recoupe tant le cinéma « fait maison », c’est-à-dire le cinéma amateur, que les films ayant le home ou la sphère domestique comme thème. Par ailleurs, les frontières entre les différentes formes de cinéma non-professionnel sont assez poreuses et je ne vois pas trop l’intérêt d’enfermer les diverses manifestation du cinéma fait maison dans des catégories rigides. Prenons le cas de Maurice Gagnon, sur qui je travaille depuis maintenant deux ans. Gagnon a tourné tant des films montrant sa tante de 93 ans et son neveu de quatre ans que des fictions, dont U-742, une histoire délirante de cinquième colonne nazie basée sur l’île d’Anticosti. Mais même cette production amateur des plus ambitieuses fonctionne toujours comme un film de famille, puisque les acteurs sont tous des amis et des collègues du gars qui tient la caméra.



 

Panorama-cinéma : Dans ces films, prenez-vous davantage plaisir à revisiter des fragments de notre histoire collective, ou portez-vous plutôt votre dévolu sur le matériau filmique ?

Annie Hardy : Les deux et encore plus, je dirais : on s’intéresse à la valeur historique, sociologique, esthétique, personnelle et de divertissement des films de famille.
 
Louis Pelletier : J’adore retrouver les lieux que je fréquente aujourd’hui dans des films ou des photographies d’une autre époque. Cela dit, je dois admettre que suis prêt à regarder à peu près n’importe quoi si c’est en Kodachrome… Premiers pas de bébé, voyage en Floride, chien du voisin – bring it on !
 
Panorama-cinéma : Et pour ceux qui auraient des films de famille, comment doit-on les conserver ? Où peut-on encore les développer, les restaurer ?
 
Annie Hardy : Un des buts de la Journée du film de famille est justement de sensibiliser les détenteurs de films de famille à la manière adéquate de conserver leurs films. Ainsi, nous organisons une table ronde à 16h où nos invités discuteront notamment de cette question. Mais voici quelques bases. D’abord, pour la conservation des bobines de film à la maison, l’important est de les entreposer dans un endroit frais et sec. Pour cette raison, les sous-sols et les greniers sont à éviter, ainsi que la proximité avec certains types de mobilier comme les éviers et les radiateurs. Il est également très utile de posséder un transfert numérique de ses films de famille, pour ménager la copie originale, et parce que ces transferts sont plus pratiques pour le visionnement. Sans compter que les transferts numériques facilitent grandement le partage des films avec les autres membres de la famille. Toutefois, on doit absolument conserver les bandes originales, parce que la pellicule demeure beaucoup plus durable que les supports sur lesquels les transferts numériques et vidéo sont enregistrés. Si le film a survécu cinquante ans, il pourra vraisemblablement encore durer quelques dizaines d’années, et il sera toujours possible d’en tirer de nouveaux transferts.
 
Louis Pelletier : Et puis n’oublions pas qu’une copie ne pourra jamais être aussi bonne qu’un original, surtout dans le cas des bandes Kodachrome…Pour les numérisations, nous recommandons Vidéo Média, qui est la compagnie de l’ancien directeur technique de la Cinémathèque québécoise, François Auger. Ce sont eux qui ont numérisé les films utilisés dans notre bande-annonce et leur travail a été irréprochable. En ce qui concerne le développement, Niagara Custom Lab de Toronto, un petit labo artisanal, peut s’occuper de la plupart des pellicules Super 8 et 16 mm.
 
Annie Hardy : Dans certains cas, les propriétaires de films de famille peuvent également considérer une donation à une archive. À ce sujet, il est possible de contacter M. Christian Drolet, coordonnateur des acquisitions d’archives privées à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (christian.drolet@banq.qc.ca) ou d’écrire à acquisitions_collections@cinematheque.qc.ca à la Cinémathèque québécoise. Il est toutefois important de savoir que ces archives sont dans l’obligation d’appliquer des politiques d’acquisition très sélectives concernant les dons de films de famille. Il est donc possible qu’elles refusent certaines offres de dons. Le cas échéant, elles pourront diriger les donateurs vers d’autres institutions susceptibles d’accepter leurs films. Ceux qui cherchent à faire un don peuvent également communiquer avec nous et nous nous ferons un plaisir de les aider dans leurs recherches.

Panorama-cinéma : Comptez-vous organiser une édition l'an prochain ? Et si oui, espérez-vous étendre l'événement à plusieurs jours ou à de plus nombreuses activités ? Montréal a suffisamment de festivals, mais une journée comme la vôtre, ça semble certainement prometteur…
 
Louis Pelletier : On espère bien refaire l’événement l’an prochain… Ce ne sont pas les films à montrer qui manquent ! Il serait toutefois difficile d’étirer l’événement sur plus d’une journée. Cela dit, nous aimerions lancer une série de projections trimestrielles donnant l’occasion aux gens qui ont du matériel intéressant à venir partager une bobine ou deux avec d’autres passionnés. On vous tient au courant !
 
Annie Hardy : L’édition de l’an dernier était en quelque sorte un test, nous voulions voir s’il y avait de l’intérêt en vue d’éventuellement faire de la Journée du film de famille de Montréal un rendez-vous annuel. Résultat : les gens ont répondu à l’appel et nous avons reçu un peu plus de 150 visiteurs, ce qui nous a encouragé à continuer de plus belle cette année. Il reste à évaluer la faisabilité de l’entreprise, mais nous aimerions également étendre l’événement à d’autres villes du Québec… à suivre. En attendant, ceux qui aimeraient en savoir plus sur nos activités ou qui ont des questions peuvent nous contacter à l’adresse courriel de l’événement : homemoviedaymtl@gmail.com.

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Article publié le 22 octobre 2015.
 

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