Jennifer Reeder est une rare cinéaste du cinéma de genre contemporain a aussi être une habituée de la Berlinale. Après y avoir lancé Knives and Skin (2019) en première mondiale en 2019, elle récidive cette fois avec Perpetrator (2023), teen movie moins sanglant qu’il n’est cinglant à l’égard de la masculinité toxique et des jeux de pouvoir qui se structurent à travers une école aux méthodes peu orthodoxes. À la croisée du travail de Lynch et Cronenberg, de Deren et Shelley, Reeder s’est entretenue avec nous quelques heures avant la première fatidique alors que le film, frais sorti du montage il y a une dizaine de jours à peine, n’avait pas encore rencontré son public.
:: Jennifer Reeder (2014) [photo: Manfred Werner/Wikimedia]
Mathieu Li-Goyette : Vous rappelez-vous du moment où vous avez commencé à comprendre que les sorcières n’étaient pas nécessairement méchantes ? Et plus largement, avez-vous eu des figures féminines qui vous ont influencé en grandissant et qui vous ont fait réaliser l’importance des sororités ?
Jennifer Reeder : Oui, oui et oui ! [Rires] Au moins partiellement, j’ai grandi avec une mère très catholique. Mais une mère à la fois catholique et très, très libérale. Elle-même avait été élevée dans un foyer religieusement oppressant, alors je sais que la religion, la spiritualité, étaient des choses importantes pour elle, mais d’une manière plus tournée vers l’amour, vers l’inclusion. Je me rappelle être une adolescente traînée à l’église. Je détestais ça, de tout mon être. Je ne croyais en rien de tout ça et je pense que pour me révolter contre la religion je me suis plongée dans l’occulte ou, à tout le moins, dans autant d’occulte que je pouvais trouver ! Je me suis acheté un jeu de tarot, je dévorais les histoires de sorcières. Je m’alignais sur cet imaginaire de féminité païenne et rebelle. Dès le début j’avais compris que les sorcières étaient des radicales ! En grandissant, une fois par année, lorsque The Wizard of Oz (Victor Fleming, 1939) passait à la télé, je me rappelle bien avoir remarqué que toutes les jeunes filles n’aimaient que Glinda the Good Witch, avec sa féminité chaotique et rose, alors que pour moi, tout se cristallisait autour de la Wicked Witch of the West. J’ai su dès mon enfance qu’il y avait du pouvoir dans ce genre d’énergie féminine et rebelle.
Après, il y a eu ma grand-mère paternelle, que j’ai connue très brièvement parce qu’elle est décédée quand j’avais quatre ans, mais qui m’a influencée au fil de ma vie plus j’apprenais à la découvrir. J’ai l’impression qu’il y a tellement d’elle dans la personne que je suis devenue. Elle et sa mère géraient une maison de femmes célibataires dans le nord de l’Ohio, ce qui, en soi, au début du XXe siècle, était quelque chose de très féministe à entreprendre. Elle a gradué de l’Université Oberlin en 1915, cinq années avant même qu’elle puisse voter ! Elle a obtenu un doctorat en histoire et elle a ensuite aidé énormément d’immigrants à devenir des citoyens naturalisés. Elle était aussi une mère monoparentale de trois enfants (tout comme moi d’ailleurs). Bref, c’était absolument une pionnière du féminisme.
Enfin, il y a ma marraine créative si je puis dire. La première fois que j’ai vu Meshes of the Afternoon (1943) de Maya Deren, là j’avais trouvé ma religion. Et de lire ensuite sur sa vie, sa pratique de ballerine qu’elle a poursuivie à travers tout son parcours scolaire, et puis de comprendre comment elle s’est appropriée le surréalisme comme un geste féminin… De réfléchir à tout ça, à sa période en Haïti, à sa spiritualité, à son travail… Elle m’a tant inspiré. Entre une femme que j’ai connue si brièvement — ma grand-mère paternelle — et une femme que je n’ai jamais rencontrée — Maya Deren — vous avez là mes grandes racines féminines, que je porte en esprit avec moi, et sur mes plateaux.
:: La Wicked Witch of the West (Margaret Hamilton) [MGM]
:: Maya Deren dans Meshes of the Afternoon [Maya Deren]
MLG : Votre cinéma est basé sur des références multiples, au moins en partie. On y retrouve les teen movies, comme Clueless (Amy Heckerling, 1995) bien sûr. Mais on y décèle aussi de la culture télévisuelle, à l’instar de Buffy the Vampire Slayer (1997-2003), et en même temps un amour réel pour les slashers, pour les giallos, ainsi que des hommages à David Lynch, à David Cronenberg (surtout dans votre dernier film). C’est un kaléidoscope de votre mémoire cinéphile. Or qu’est-ce qui vous importe le plus face à ces références ? Est-ce de partager votre amour d’une période du cinéma et de la faire vivre à nouveau ? Ou est-ce plutôt pour vous mettre dans une certaine position de tension face à ces styles et ces genres qui, disons-le comme ça, n’ont pas toujours été tendres envers les femmes et la féminité ?
JR : Je crois que l’une des raisons pour lesquelles j’aime vraiment trainer dans le cinéma de genre, et parfois de manière plus adjacente comme dans Knives and Skin, et ensuite de manière beaucoup plus substantielle, dans Perpetrator, je crois que c’est exactement pour ce genre de représentation problématique, pour montrer des corps de femmes autrement, des histoires de femmes que je veux voir, que je veux aborder, et peut-être pour corriger, sans toutefois l’effacer, le passé du cinéma de genre.
Je veux dire, bien sûr, j’ai certainement été accusée de ne pas être une bonne féministe dans la manière dont je traite la violence contre les femmes, à cause des femmes mortes et disparues dans mes films. Mais j’imagine surtout que d’autres cinéastes refusent plutôt d’approcher ce sujet en l’effaçant simplement. Et je crois qu’il y a beaucoup de gens qui vivent leur vie comme ça, en ignorant les choses vraiment difficiles. Je préfère pour ma part en parler directement dans mes films. Même chose pour les références. Je ne pense jamais que je suis une cinéphile parce que c’est un mot tellement capricieux et souvent lourd à porter. Mais quand je parle aux gens qui œuvrent dans le cinéma, je réalise que je n’ai pas à me gêner, que je m’y connais bien, et que je peux me permettre ces lettres d’amour à des films et des cinéastes qui m’ont influencée, ou parfois même en m’inspirant de metteurs en scène qui ont fait tout le contraire et en me disant que je pourrai faire mieux qu’eux.
Cela dit, ces références ne sont jamais là pour prouver à un public qui douterait qu’une femme travaillant dans le cinéma de genre comprenne sa trajectoire, même si je pense que ça peut aider, car il y a certainement encore une sorte de flou de confiance qui persiste. Vous savez, je me rends bien compte que je dois recommencer à chaque film cette persuasion cinéphile. Dans Knives and Skin, des gens avaient dit que la scène du pain de viande leur rappelait peut-être Jeanne Dielman (Chantal Akerman, 1976). Mais bien sûr que c’est tiré de Jeanne Dielman ! Merci, bonsoir. Dans Perpetrator, quand Johnny émerge d’une piscine de sang et en est complètement recouvert, c’est un renvoi à Carrie (Brian de Palma, 1976). Oui il y a beaucoup de sang dans mes films, mais cette image est plus particulière, référentielle, mais aussi plus productive, plus iconique (ce n’est pas pour rien qu’elle a été reprise si souvent). Et puis j’aime les David, les « oncles David » comme je les appelle, Cronenberg et Lynch… même si parfois ils sont utilisés pour diminuer mes efforts. Certes, Knives and Skin ressemble à du Lynch et Perpetrator à du Cronenberg, mais ce n’est pas parce qu’un cinéaste a représenté de petites villes américaines dans un contexte surréaliste dissimulant un portail vers une quatrième dimension que tout à coup plus personne ne peut le faire. Alors oui, Lynch est un surréaliste, mais Maya Deren l’est aussi. Et oui, Cronenberg fait des monstres, mais Mary Shelley aussi l’a fait quand elle a écrit Frankenstein. Quand les gens me demandent pourquoi il y a aujourd’hui tant de femmes qui font de l’horreur, je leur réponds que nous étions toujours là. Le monstre de Frankenstein a été créé par une adolescente et il ne faut pas le perdre de vue.
:: Knives and Skin [Chicago Film Project]
:: Perpetrator [Divide/Conquer]
MLG : Vos films ont une belle manière de traiter le magique et l’inexplicable. Croyez-vous que le cinéma contemporain, en comparaison, est parfois trop obsédé par la justification, le worldbuilding, par l’idée de nous faire savoir d’où viennent les choses ?
JR : Tout à fait, et à titre de personne qui regarde beaucoup de films, j’aime qu’ils me fassent travailler. J’aime aussi les films qui m’amènent avec eux au fond de leur trou [rabbit hole], sans qu’il n’y ait nécessairement de conclusion. C’est un des aspects que j’aime en particulier de David Lynch, car certains de ses meilleurs films sont comme des maisons hantées et vous arrivez en haut des marches du dernier étage pour vous retrouver face à un mur. Certaines personnes seraient frustrées, voudraient même défoncer le mur à coup de poing ou encore partir et ne jamais y revenir. Mais j’apprécie beaucoup l’illogisme de ses films.
Avec Perpetrator, j’espérais en expliquer juste assez pour rendre le film plausible et satisfaisant, mais pas trop décortiqué au point que l’histoire en devienne un peu stupide, ou que je donne l’impression de prendre le public pour des idiots. Je ne souhaitais pas non plus, comme c’est souvent le cas dans les films de science-fiction ou d’horreur américains, créer un second niveau de discours ou de logique qu’il faille suivre, avec un personnage qui, à un moment ou à un autre, doive récapituler la situation. En faire peu peut vous amener tellement plus loin ! Et d’autant plus parce que je me perçois comme une réalisatrice très visuelle, alors si je peux en faire vivre plus à mon public à travers ce que je lui montre plutôt que ce que je lui dis, la question ne se pose pas longtemps. C’est peut-être aussi pour cela que mes films semblent mieux fonctionner en dehors des États-Unis. Évidemment il y a énormément de publics différents, mais j’ai l’impression qu’ailleurs il y en a davantage qui sont prêts à faire ce genre de travail internalisé. Ils ont envie de boucher les trous de la narration, d’avoir une compréhension plus nuancée, plus stratifiée de l’histoire. Ils ne me demandent pas de leur dire quoi penser de mes histoires. Tant mieux, car je n’aime pas ces films qui nous disent quoi penser et je n’envisagerais pas faire des films comme ça. Je ne veux pas avoir à faire des films pour des gens qui s’attendent à ce genre de cinéma de ma part.
MLG : Justement, est-ce que vous imaginez pour vos personnages des histoires complexes, une origine tordue ? Je pense ici à l’idée de forevering qui encapsule la sorcellerie dans Perpetrator. Est-ce que vous composez une sorte d’histoire générale pour après nous la dissimuler, brouiller les pistes, ou procédez-vous plus intuitivement ?
JR : Je pense que c’est plus intuitif. Quand j’enseigne la scénarisation à mes élèves, je leur fais rédiger des biographies assez exhaustives, des backstories, ce qui reste probablement la manière la plus classique de travailler. Mais en ce qui me concerne, je n’ai jamais suivi de cours de scénarisation et j’écris sans trop me poser ces questions. Il y a certains détails biographiques qui ne se rendent peut-être pas au public, mais ils ne sont pas aussi denses que ceux d’autres scénaristes, ou que ceux que je demande à mes étudiants lorsque je leur dis qu’un paragraphe, ce n’est pas assez, que je veux deux pages de biographie par protagoniste ! [Rires] Parfois, je travaille aussi avec un journal visuel où je colle des images tirées de magazines — je garde toujours plusieurs carnets de notes. C’est comme une cartographie intime, des cartes d’images que j’assemble et qui finissent par définir un personnage.
Avec le personnage de Hildie par exemple (Alicia Silverstone), j’ai fait beaucoup de recherche et j’ai commencé par revoir pour la centième fois The Hunger (Tony Scott, 1983), et puis je me suis servie du personnage de Miriam Blaylock (Catherine Deneuve), qui est tellement iconique, comme d’un patron pour découper les traits généraux de mon personnage. Alicia n’avait jamais vu ce film, alors quand elle a rejoint le projet, je lui ai dit de le regarder et elle est devenue complètement obsédée par Deneuve et cette performance. C’est là que ma recherche a débuté dans ce cas de figure. Dans d’autres cas je commence par me demander à quoi ils ressemblent, comment sont leurs cheveux, comment sont leurs ongles, de quelle couleur est leur rouge à lèvres ? Vous voyez que c’est beaucoup plus visuel que littéraire comme processus. Je ne me vois pas m’asseoir et raconter leur vie depuis leur tendre enfance et écrire qu’ils sont allergiques aux cacahouètes. Ça ne m’intéresse pas tant que ça.
:: Catherine Deneuve dans The Hunger [Peerford] // Alicia Silverstone dans Perpetrator [Divide/Conquer]
MLG : Il y a beaucoup de symétries entre Perpetrator et Knives and Skin. Dans la scène d’ouverture autour de la voiture et de l’agression, dans les dialogues aux toilettes, dans la sororité, le contexte scolaire, le rôle dominant des figures maternelles, etc. En faisant Perpetretor, aviez-vous des attentes par rapport aux échos que ces deux films partageraient ? Les considérez-vous comme un diptyque ?
JR : C’est une bonne question… Non, je ne crois pas que je les vois comme un diptyque. En fait, je pense que Perpetrator est un peu comme une tante à qui Knives and Skin ne parle plus. Elles sont de la même famille. Elles sont définitivement de la même famille, mais elles ne sont pas sœurs. En cela, Knives and Skin est pour moi une mère pour nombre de courts métrages que j’ai faits auparavant et qui m’ont menée à elle. Tout cela existe dans le même univers si vous voulez. De la même façon que de faire ces courts et de faire Knives and Skin a fini par me mener à Perpetrator. Elles sont à la fois reliées, sans toutefois être en mesure de se reconnaître complètement.
En faisant Perpetrator, je me suis aussi mise beaucoup de pression sur moi-même, pour en faire une sorte de film pivot pour ma propre pratique, non seulement en tant qu’artiste, mais aussi en matière d’ambition, de budget, de décors, de toutes ces choses qu’on essaie de relever d’un cran d’un film à l’autre, avec l’espoir de faire mieux. Ça ne veut pas toujours dire de faire un film à plus gros budget, même si ça peut aider…
Cela étant dit, Perpetrator a effectivement été un truc très gros à réaliser et c’est sûrement pourquoi je me sens si anxieuse à son endroit. Il y a eu tellement de moments à travers sa réalisation où je me demandais comment il allait être reçu, s’il allait être meilleur que Knives and Skin… Lorsque Knives and Skin a eu sa première en 2019, même si plusieurs personnes l’ont beaucoup aimé, il y en avait aussi beaucoup qui aurait bien voulu récupérer ces deux heures de leur vie et qui n’avaient pas de problème à le faire savoir sur Letterboxd… Mais voilà, parfois c’est comme ça. Et on se dit qu’on ne fera plus jamais de film et qu’on est mieux de porter attention aux annonces d’emploi chez Dunkin’ Donuts. Je me disais que peut-être que Knives and Skin allait être le sommet de ma carrière. Heureusement je suis passée à autre chose et je suis tout à fait à l’aise avec Perpetrator, même si c’était très difficile de parvenir à cet état d’esprit, de me sentir libérée. En même temps, c’est bien ce type d’énergie qui vous pousse à continuer, alors maintenant, j’ai déjà le goût de passer à autre chose et de me remettre au travail.
:: Knives and Skin [Chicago Film Project]
:: Perpetrator [Divide/Conquer]
MLG : Votre carrière, qui inclut des installations et des documentaires, est plus diversifiée que Knives and Skin et Perpetrator le laissent entendre. Avez-vous peur d’être mis dans une case ? D’être trop associée au cinéma de genre ou à cet écosystème qui a parfois tendance à être un peu hermétique ?
JR : Vous savez, ça ne serait pas si prétentieux de ma part, enfin je l’espère, de dire que cette « boîte » pourrait simplement être de l’auteurisme. Vous avez beaucoup de réalisateurs qui se font dire après deux ou trois films qu’ils sont des auteurs à part entière. Pour ma part, en comptant mes courts, mes moyens et mes longs métrages, j’ai fait presque 60 films. C’est un fait — par mon imagination. Je pense qu’à travers tout ça j’ai sûrement réussi à me frayer mon propre chemin, à me tracer un sentier assez distinctif qui n’est pas non plus survenu du jour au lendemain. C’est arrivé progressivement, lentement, film après film après film en travaillant avec mes tripes. Je n’ai jamais fait une école de cinéma. Je suis allée à une école d’art ou finalement je n’ai jamais touché aux beaux-arts, mais où j’ai plutôt commencé à faire du cinéma. Ce n’est pas trop orthodoxe et je suis fière de mes origines créatives, d’être sortie du monde de l’Art, d’avoir d’abord produit des œuvres qui n’ont existé que dans des musées et des galeries, et d’avoir abouti où je suis maintenant.
On parlait de Maya Deren tout à l’heure et je dirais que j’aime me voir un peu comme l’enfant impossible de Deren et de Steve McQueen, le cinéaste, qui vient aussi du monde des arts plastiques, avec mes deux oncles David qui discutent dans la pièce d’à côté. [Rires] Alors voilà, je n’ai produit que du travail dont je suis fière. Parfois, je regarde d’autres cinéastes et je me demande comment ils ont pu faire ce qu’ils ont fait… Comment quelqu’un tel que Ang Lee, que j’adore, a pu faire The Ice Storm (1997) et ensuite Hulk (2003) ? Pour ma part je veux parler une langue qui m’est distincte. Et si quelqu’un peut dire que c’est une case, alors oui, c’en est une. Mais ma case est géniale. Je l’aime, ma case.
MLG : Et vous vous l’êtes faite vous-même.
JR : Exactement.
MLG : Parlant de plasticité, j’aimerais qu’on creuse un peu plus la fabrication de Perpetrator, en particulier le travail sonore, que j’ai adoré et trouvé très imaginatif. Le son est intrusif, parfois même agressif. Est-ce que c’est quelque chose que vous avez imaginé dès le départ, disons, dès l’écriture, ou est-ce que ça s’est plutôt formé durant la postproduction ?
JR : Il y a beaucoup de design sonore qui était présent dès la scénarisation. D’une certaine manière, c’est sûrement lié à ma pratique artistique qui a précédé ma pratique cinématographique. Ça m’a toujours fait réfléchir d’abord à toute la variété des manières dont nous pouvons expérimenter la vie à travers l’ensemble de nos sens. Il y a aussi le fait que Perpetrator est le troisième film que je fais avec Drew Weir, un designer sonore qui œuvre dans une grosse compagnie, un type plus habitué à faire le son d’une gigantesque publicité pour le Super Bowl ou pour un documentaire hyper léché. Alors quand je lui amène mes projets et qu’on travaille avec cette belle complicité qu’on a développée, on s’amuse beaucoup et on se pose des tas de questions. Quel bruit fait ce tapis ? Qu’est-ce qui le rendrait réellement distinctif, ce tapis ?
Dans Perpetrator, par exemple, on a décidé qu’au moment où Jonny (Kiah McKirnan) entre dans la maison de Hildie, on n’entendrait plus du tout le monde extérieur. Vous n’entendrez que cette horloge et son tic-tac lointain, comme si le monde extérieur avait été complètement éjecté de l’ambiance sonore par cette maison hors du temps. Les bruits extérieurs reviennent lorsque la mère de Jonny arrive et qu’ils ont une conversation sur le lit… mais c’est subtil. Peu à peu vous vous mettez à entendre des oiseaux, la circulation, qui nous indiquent que la maison est effectivement un peu magique. Il y a un moment similaire lorsque nous découvrons la maison du tueur (« the perpetrator ») et qu’on s’y enfonce. À ces moments le travail sonore fait partie de l’écriture et de la narration.
:: Perpetrator [Divide/Conquer]
MLG : Il y a une scène à la fin de Perpetrator où le copain un peu loser, le fils du policier, est en train de pleurer sur la scène de l’école en annonçant qu’il fera tout en son possible pour attraper le kidnappeur. À moins que je ne fasse fausse route, il s’agit de la seule représentation de masculinité alliée dans votre film, et en même temps, à ce point-ci, c’est complètement impossible de le prendre au sérieux. Pensez-vous qu’il y a une sorte d’agentivité égalitaire avec ce personnage à l’avenir ou bien est-ce trop tard pour lui ?
JR : Il y a du potentiel pour lui. Il y a une façon pour lui de s’en tirer et de bien faire les choses. J’ai fait un peu la même chose avec un protagoniste un peu bête dans Knives and Skin, qui finit par hériter d’un manteau où au dos un « I treat girls like shit » est brodé. Je m’imagine que quelqu’un va finir par lui pointer, qu’il va découvrir qu’il portait ça et qu’il va se dire : « Ah oui ? Je suis comme ça ? », et que tout le monde va lui dire qu’effectivement ce n’est pas un bon type avec les femmes. Parfois des gens se conduisent en salauds et le sont doublement parce qu’ils savent qu’ils pourraient faire mieux. Mais de temps en temps ce n’est pas le cas, et les hommes sont capables d’êtres cons sans nécessairement s’en rendre compte. Alors il faut leur expliquer, leur dire qu’il ne faut pas faire tel ou tel truc ! Leur dire qu’une femme n’apprécie généralement pas certains types de comportements… Et à l’occasion ça fonctionne ! Ils vont comprendre ce qu’ils faisaient de mal et vont arrêter, changer. En revanche, s’ils continuent tout de même, là on pourra dire que ce sont effectivement des douche bags.
J’aime bien présenter des hommes qui sont des salauds car ce sont de bons antagonistes, mais j’aime aussi inclure des hommes qui ne sont pas réellement des salauds. Des hommes qui vont évoluer — on a tous le potentiel de le faire si on s’y consacre. Dans le cas du protagoniste qui fait cette déclaration dont vous parlez, l’acteur, Sasha Kuznetsov, est adorable. Il fait 6 pieds 5, il est une si bonne âme, avec un si bon cœur. Et je souhaitais puiser là-dedans pour que son personnage, Kirk, puisse nous surprendre. Certes, il aime les femmes, c’est même un « homme à femmes », mais il dit surtout que les femme « are so fucking awesome »… Et oui, c’est le cas, je suis d’accord avec lui ! [Rires] Les femmes sont awesome et je voulais qu’un homme le dise, un homme qui aime les femmes à la manière d’une figure stéréotypée. Et j’espérais qu’il puisse se permettre de pleurer et avoir des remords. Je trouvais que c’était important de représenter cette image, très vulnérable, d’un type qui joue au football, au basketball, qui est au fond un jock au cœur tendre. Pour moi c’était une manière de montrer que ce genre de personne peut évoluer, avoir une prise de conscience et, peut-être un jour, devenir un véritable allié.
Transcription : Élodie François | Traduction de l’anglais au français : Mathieu Li-Goyette
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