DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Entrevue avec Abdellatif Kechiche

Par Mathieu Li-Goyette et Caroline Louisseize
Adèle Exarchopoulos sort de l'hôtel, l'air fatigué. Ses boucles d'oreille semblent être celles du film. Ses vêtements aussi. La confusion est troublante. C'est que le trio accablé par la presse internationale arrive de Los Angeles, puis de Toronto et se préparait à retrouver l'Europe. L'atmosphère est lourde, les vedettes s'évitent pendant qu'on nous amène vers Abdellatif Kechiche qui, visiblement torturé par la polémique, a néanmoins répondu avec générosité à nos questions. Les silences furent nombreux, les joutes de regard persistantes. Rencontrer Kechiche, c'est rencontrer une présence du cinéma.

Panorama-cinéma : Dans la bande dessinée de Julie Maroh, Clem, que vous avez rebaptisée Adèle, meurt à la fin. Or, dans votre film, elle survit. Qu'est-ce qui a motivé ce changement?

Abdellatif Kechiche : (Silence) J'ai pensé que le personnage avait d'autre chose à vivre. Quelque chose meurt en elle, mais je ne voulais pas que cette passion amoureuse soit un couperet. Même à la distribution, je pensais au contraire que ça devait enrichir le personnage, même si c'est une épreuve difficile, même si c'est douloureux. Elle n'a pas le même caractère que celui de la bande dessinée. Adèle est une femme forte, elle prend sur elle, elle fait face. Je ne voyais pas de raison de la faire mourir.

Panorama-cinéma : Si l'actrice ne s'était pas appelée Adèle, le film se serait-il tout de même intitulé La vie d'Adèle?

Abdellatif Kechiche : Non.




:: La première planche du Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh (2010, Glénat)


Panorama-cinéma : Vous faites beaucoup de références hypertextuelles, notamment à Marivaux. Ici, votre titre renvoie à La vie de Marianne; dans L'esquive il s'agissait du Jeu de l'amour et du hasard. Qu'aimez-vous chez Marivaux?

Abdellatif Kechiche : C'est un auteur que j'admire beaucoup. D'abord pour le style de l'écriture, que je trouve unique : c'est une musique, une délectation de mots. Ses dialogues aussi, tout comme l'importance qu'il donne à tous ses personnages autant à une soubrette qu'à un valet.

Panorama-cinéma : Son traitement des classes sociales...

Abdellatif Kechiche : Oui, je trouve que c'est un auteur qui raconte sans appuyer sur le discours. La vie de Marianne est un roman extraordinaire écrit à la première personne du singulier : Marivaux devient Marianne. Cette identification à un jeune personnage féminin est assez rare dans la littérature.

Panorama-cinéma : Surtout à l'époque...

Abdellatif Kechiche : Oui, mais pas seulement, je ne connais pas beaucoup d'auteurs qui ont parlé d'eux à la première personne du singulier en s'identifiant à une jeune fille. Entrer dans cette psychologie, c'est un tour de force!

Si dans La vie de Marianne on parle de destination, en parallèle il y a cette idée que j'avais déjà amorcée dans L'esquive et que j'ai développée dans La vie d'Adèle, qui est celle de la rencontre. Si le feu n'avait pas été rouge, mais vert, aurait-elle rencontré cette personne qui va bouleverser sa vie? À propos de la mort, justement, je ne voulais pas que cette croisée des chemins devienne un événement dramatique, tragique comme un accident de la route... mais plutôt une continuité. Quand elle quitte Emma, elle reprend donc son chemin.

Panorama-cinéma : Le film porte comme sous-titre « chapitre 1 et 2 ». Comment se terminerait le chapitre 3?

Abdellatif Kechiche : (Silence) Beaucoup de possibilités s'offrent à cette personne. Je pense qu'elle va vivre d'autres amours, d'autres passions, d'autres ruptures, d'autres choses de la vie.

Panorama-cinéma : Vous avez un flair remarquable lorsqu'il est question de la gestion du champ et du hors champ alors que votre caméra, qui est plutôt branlante, rend tout cela plus périlleux. Jusqu’où votre imprécision – si je puis dire – est-elle contrôlée?

Abdellatif Kechiche : Quand on est sur un plateau de cinéma et que l'on doit décider d'un axe ou d'une valeur de plan, il y a d'énormes possibilités. C'est un choix souvent difficile qui, pourtant, peut parfois se faire de façon instinctive. Si la caméra est au sol et que je demande à un acteur de se positionner, je dois trouver l'axe idéal pour ce plan et le décider en fonction de son jeu, de ses gestes... Ça se décide en général assez vite et avec précision; c'est en quelque sorte un « sens esthétique ». Je regarde la manière dont le jeu de l'acteur ressortira le mieux et je choisis l'angle. En général, je vais souvent vers ce que je trouve le plus simple et le plus valorisant pour le personnage, pour l'acteur.

Panorama-cinéma : J'avais en tête un plan en particulier dans la galerie d'art alors qu'Adèle erre et qu'Emma s'apprête à embrasser sa nouvelle conjointe. Un figurant passe devant l'objectif et empêche de voir le baiser. Jusqu'à quel point ce genre de « chorégraphie naturaliste » est-elle prévue?

Abdellatif Kechiche : C'est en effet voulu. Je ne souhaite pas montrer ce baiser, donc je mets en scène de façon à ce que ce genre de hasards puisse se produire. Je ne demande pas au figurant de passer à ce moment-là, mais je m'arrange et je filme plusieurs fois. Au montage, nous avons ensuite choisi le plan où tout tombait naturellement en place.

Panorama-cinéma : Vous avez principalement recours au gros plan dans votre film. Est-ce pour vous une manière de retrouver la catharsis du jeu qu'on dit propre au théâtre? Ou, si vous préférez, en quoi le théâtre a-t-il influencé vos méthodes?

Abdellatif Kechiche : Du théâtre, je retiens cette liberté de l'espace que peut prendre l'acteur. J'en garde aussi tout le processus de répétition. Cela dit, au théâtre, le regard est direct et ne vient pas après l'acte. On joue et on est regardé joué tandis qu'au cinéma, il faut créer cette impression pour stimuler ce qui se joue devant nous et pour le rendre viscéral. Il y a d'énormes différences quand même, mais ce qui est magnifique du cinéma, c'est de pouvoir diriger le regard.

Panorama-cinéma : Vous avez déjà mentionné en entrevue votre désir de travailler avec des effets de surprise, en modifiant les textes à la dernière minute par exemple. Est-ce que vous tirez vous-même une satisfaction à ce que votre film vous surprenne?

Abdellatif Kechiche : (Rires) Je n'en tire pas toujours satisfaction! La prochaine fois, j'essaierai! Parfois, nous avons l'impression que le film nous résiste... Il faut dire qu'avec les années, j'ai un rapport de plus en plus complice avec lui. Je commence à le comprendre... Je tente de m'introduire dedans... J'essaie d'être plus diplomate avec lui, mais il s'impose toujours tel qu'il le veut.




:: Adèle Exarchopoulos dans le rôle d'Adèle


Panorama-cinéma : Vous opposez momentanément la vie d'institutrice d'Adèle aux arts d'Emma. On sent qu'il y a une tension... De la même manière, quand on vous avait interviewé en 2011 pour Vénus noire, vous nous aviez dit qu'il était difficile de s'affranchir de sa classe sociale. Pensez-vous aujourd'hui que l'amour peut parvenir à vaincre cette hétérogénéité des classes?

Abdellatif Kechiche : J'ai continué à pousser cette idée de film en film. C'est devenu une question vitale pour moi de comprendre ce mécanisme des différences sociales et de ce qui fait ce mur qui existe, cette muraille, si j'ose dire, cette tour. C'est une chose à laquelle j'ai beaucoup pensé en préparant ce film... Déjà en choisissant les actrices.

D'une part, il y a Adèle, issue de la classe populaire et ça se ressent complètement. Et Léà qui fait partie de l'élite... économico-intello-artistique. Je me suis posé la question à savoir si, effectivement, l'on pouvait se rapprocher par l'amour, par l'art, malgré ces différences sociales. Il y a d'ailleurs une mise en abîme entre la réalisation du film et le film. Et par la liberté que je donne à celui-ci, s'il m'avait imposé qu'elles restent ensemble, elles seraient finalement restées ensemble.

Je n'ai pas pensé en termes de relation sexuelle, mais plus en termes de conditions sociales. Est-ce qu'on peut s'aimer passionnément et faire abstraction de nos origines sociales? Par exemple, je ne crois pas que les origines ethniques ont une véritable influence. Ce que je questionne, c'est lorsqu'on vient du bas de l'échelle, du très bas et que le conjoint ou la conjointe arrive du très haut. La question est la suivante : trouver un échelon sur lequel on peut se rejoindre. Dès que c'est trop haut, on a l'impression que c'est difficile. L'une est tellement dominée qu'elle a un complexe qui se transforme en admiration, puis en idolâtrie de ce qui fait partie de l'élite... À son tour, cette élite a une sorte de complexe de supériorité comme si elle sentait le devoir de s'enfermer dans cette muraille et de se mettre à distance des autres.

Panorama-cinéma : Votre film sort à une période où la question du mariage entre conjoints de même sexe fait la une en France. Est-ce que c'est pour vous une manière d'ajouter votre grain de sel au débat?

Abdellatif Kechiche : Je ne crois pas. Tout ce qui est arrivé autour du film est venu quand il était terminé. Je ne savais pas que pendant sa projection à Cannes il y aurait ces manifestations au sujet du mariage gai. De toute manière, de la même façon que je parle de classe sociale, je fais en sorte que tout discours soit en sous-texte, voire caché. Je ne suis pas le porte-étendard d'une cause... mais si le film le devient, s'il peut être utilisé comme objet pour militer, ça me va très bien.

Panorama-cinéma : Et, pour y venir enfin... Pensez-vous avoir tourné des scènes pornographiques?

Abdellatif Kechiche : Qu'est-ce que vous entendez par pornographique?

Panorama-cinéma : Pas que cela soit « mal » – surtout que la vôtre est pleine d'amour –, mais disons que c'est quelque chose qui va plus « loin » que l'image érotique en ce sens qu'elle exploite explicitement les corps.

Abdellatif Kechiche : Je ne connais pas exactement la définition du mot, mais je crois savoir que c'est un acte fait contre sa volonté, contre son désir. Un acte forcé. Je n'ai aucun préjugé sur le cinéma dit pornographique à partir du moment où il est le fruit d'hommes, de femmes, de groupes aspirant à vivre leur sexualité, à l'exhiber et à donner du plaisir à ceux qui la regardent. Si vous sous-entendez par pornographique quelque chose de malsain ou de sale, je ne crois pas en avoir fait.

Par contre, si vous avez trouvé cette scène pornographique au sens où vous l'entendez... pourquoi pas?




:: Léa Seydoux dans le rôle d'Emma


Panorama-cinéma : Vous disiez plus tôt qu'Adèle prenait sur elle. Écrivez-vous des personnages féminins forts pour mieux les briser?

Abdellatif Kechiche : (Rires) Pas les briser quand même! Les éprouver! Je crois que tout auteur éprouve ses personnages, sinon, pour moi, ça n'a pas d'intérêt. Je voulais l'éprouver non pas jusqu'à la mort – elle n'est pas brisée, justement –, car elle repart debout et elle reprend le même chemin qu'elle faisait au début en courant vers l'autobus. Elle part vers un nouveau voyage et tout ça passe par de nombreuses épreuves.

Panorama-cinéma : Et si l'héroïne avait été moins forte, à l'image de la bande dessinée par exemple, on aurait pu vous taxer de misérabilisme.

Abdellatif Kechiche : Oui, exactement. Je suis plus admiratif d'un personnage de femme courageuse qui fait face, qui est libre. Ce qui m'intéressait, c'était le personnage d'Adèle qui est généreuse, ouverte à plein de belles choses, mais aussi à plein d'épreuves.

Panorama-cinéma : En définitive, on pourrait dire que vos personnages vivent leurs récits initiatiques par le biais de la performance. Je pense à Rim et à sa danse du ventre, à Lydia et sa pièce de théâtre. Dans La vie d'Adèle, c'est Adèle elle-même qui tient un journal intime et qui est très pudique par rapport à ça alors qu'elle est intimidée par les toiles d'Emma; l'une semble accomplie et l'autre non. Selon vous, est-ce que le salut passe par l'art?

Abdellatif Kechiche : Si je savais par où passait le salut... Je vous le dirais!



:: Biographie de Caroline Louisseize

Caroline Louisseize a étudié la création littéraire au Cégep du Vieux-Montréal. Elle s’intéresse à plusieurs disciplines artistiques et à leurs interactions. Elle joue de la musique, et travaille à temps partiel à l'École nationale de théâtre du Canada. Elle participe au blogue de Plein Espace, dédié au théâtre émergent. En tant qu'écrivaine, elle a vu son premier recueil de poésie,Le Siège propre, publié aux éditions Triptyque en 2003. Son tout nouveau recueil, Aura, sortira fin octobre (2013) aux éditions Poètes de brousse.
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Article publié le 8 octobre 2013.
 

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