DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Quelques jeux sérieux : Entretien avec Ana Tapia Rousiouk et Renaud Després-Larose

Par Thomas Filteau


:: Cauchemar Conseil (2025)
 

Au lendemain d’un enthousiasmant premier long métrage, Le rêve et la radio (2022), nous avons rencontré Ana Tapia Rousiouk et Renaud Després-Larose, alors en postproduction d’un film à venir que nous attendons avec impatience, Cauchemar Conseil (2025). Cette période entre deux films était l’occasion de revenir sur le parcours de leur premier film, de même que sur le développement de leur démarche de tournage improvisatoire, soucieuse de traduire fidèlement, par la fiction, le vécu de leurs interprètes. Nous avons pu discuter de l’importance de l’indétermination dans la création filmique, des complexités qu’implique de développer un espace de tournage propice à la confidence et à la déliaison des corps, et des possibles dialogues et correspondances entre réel et cinéma, entre rêve et réalité.

 

 

*

 

 

Thomas Filteau : Ana, Renaud, vous êtes actuellement dans la postproduction de votre second long métrage, Cauchemar conseil. Est-ce que vous pouvez nous situer un peu le paysage narratif de ce deuxième film ?

Renaud Després-Larose : Au départ, la référence qu’on s’était donnée, c’était Le rayon vert (Éric Rohmer, 1986). Marie Eve Loyez [qui interprète la protagoniste], nous a aidés à accéder à un studio et a participé à nous ouvrir les portes de l’Université de Montréal pour Le rêve et la radio, et partageait avec nous une fascination pour le film de Rohmer. On s’était dit, un peu en boutade, au moment de terminer Le rêve et la radio : « Un jour on fera un petit film d’été, léger, semi-improvisé à partir du Rayon vert. » C’est resté un peu comme ça, puis quand on a terminé Le rêve et la radio, on en a discuté un peu plus sérieusement. Pendant quelques mois, on se rencontrait pour essayer de trouver un point de consistance à partir duquel faire un film. Le rayon vert, je ne sais pas si tu l’as vu… C’est quand même un film entièrement improvisé…

Ana Tapia Rousiouk : Et qui est basé sur l’expérience de l’actrice.

RDL : C’est-à-dire qu’on est vraiment dans une sorte de fraternité entre le documentaire et la fiction. Il y a quand même une grande partie de la vie de Marie Rivière qui s’articule avec la fiction du film de Rohmer. On a fait plusieurs rencontres en espérant trouver ce noyau de réel à partir duquel une fiction pouvait émerger, mais finalement on a réalisé à force de se rencontrer que dans la réalité de Marie Eve (ou peut-être plutôt dans ce qu’elle nous en révélait à l’époque), il y avait quelque chose qui ne permettait pas de trouver d’accroche solide qui nous permettrait de dire « Ok, on se jette à l’eau ». Se lancer sans scénario, en plus avec principalement des non-acteurs, c’est très vertigineux. Finalement, je me suis retroussé les manches, et j’ai commencé à écrire un scénario, quand même plus en solitaire, mais construit sur des conversations avec Marie Eve, et éventuellement avec Geneviève [Ackerman] et avec Ana. Et donc, on s’est ramassés avec un scénario de 150 pages. Je vois ça comme une sorte de toile d’araignée, que j’essayais de créer pour voir quels morceaux de réel allaient venir se prendre dans la toile…

Ce qui m’intéressait dans Le rayon vert, par exemple, c’était l’idée de la solitude d’un personnage qui souffre de cette solitude mais qui atteint à la fois un niveau d’exigence tel qu’elle refuse de se prêter au jeu de la séduction un peu vulgaire… Et cette tension-là m’intéressait, et me parlait aussi, mais finalement ça ne correspondait peut-être pas tellement à la réalité de Marie Eve à ce moment-là. Donc il a fallu tracer une toile d’araignée qui soit assez vaste pour que je m’y retrouve, et qu’elle s’y retrouve elle aussi. Il s’agissait surtout de trouver un élément moteur qui nous permette d’embrayer rapidement, puisqu’on était dans l’esprit de faire un petit film spontané, avec peu d’argent. Mais les contraintes étant ce qu’elles sont quand on joue avec le réel, je me suis un peu épuisé à écrire ce scénario. Je l’ai terminé quelques jours avant le début du tournage et s’est ajouté à ça qu’on n’a pas eu le complément de budget qu’on espérait avoir, donc l’équipe allait être extrêmement réduite. Puis on avait des dates limites à respecter pour la bourse qu’on avait eu, on s’est donc jetés à l’eau dans le tournage avec très peu de recul tout en étant déjà un peu à bout de souffle…

ATR : Et l’autre chose que j’ajouterais, c’est qu’au moment où on a commencé à avoir des conversations avec Marie Eve, elle était en train de terminer sa thèse et on voulait aussi inclure cet aspect dans la fiction, trouver une manière de traduire ça cinématographiquement : l’idée d’être quelqu’un en écriture, une étudiante qui investit intensément le processus d’écriture tout en cherchant à se désempêtrer parce que parallèlement, les autres dimensions négligées de sa vie semblent se décomposer.

TF : Comment avez-vous pu réintégrer une pratique d’improvisation après l’écriture du scénario ?

RDL : Plus le scénario avance, plus il y avait des pages blanches, ouvertes. La première moitié du film, on était plutôt dans une idée du cinéma classique, un schème sensori-moteur avec des actions…

ATR : …et des réactions.

RDL : Et une fois que l’énigme de base est, entre guillemets, résolue, on se retrouve dans une forme d’intrigue qui est moins visible. Plus spirituelle si on veut. Et c’est là qu’est apparue l’improvisation. Je me mets moi-même en scène dans le film, dans un personnage qui est une sorte de chaman, peut-être un imposteur… et qui disparaît au cours du récit et qui rejoint cette thématique de qui est l’auteur du film ? Dans la deuxième moitié, il y a eu de plus en plus d’improvisation, et un désir que le récit soit pris en charge par les acteurs. Et puis pour revenir à la toile, ce qu’on observe aussi, c’est que finalement là où ça prenait, c’était souvent là où il y avait moins de concordance avec la réalité de Marie Eve. C’est là qu’il y avait plus de désir. On était confrontés si on veut au désir de l’actrice de décoller dans la pure fiction. Et donc on s’est dit, un peu en boutade, que le film, c’est tout ce qui s’est passé pour ne pas traiter du sujet qu’on voulait traiter au départ. Le film est un long détour, en fait.

ATR : Une autre chose, c’est qu’on a commencé l’été dernier, et on a presque tout fait sauf les scènes de cauchemar. Et on a tourné les cauchemars cet été, donc on a attendu un an pour les mettre en place, les accueillir. Dans le détour lui-même, les cauchemars ont apporté une forme de retour au sujet, sous la forme de « conseils » arrangés.

TF : Dans Le rêve et la radio également, il y avait une interlocution entre fiction et réalité qui se jouait. Vous y interprétiez les deux personnages centraux, Constance et Eugène. Est-ce qu’il s’agissait d’une expérience similaire à celle que vous employez avec Marie Eve Loyez dans votre nouveau film ?

RDL : Oui, l’idée c’était de s’appliquer un peu le traitement. Cela dit, Le rêve et la radio était construit un peu différemment. Au départ, on espérait surtout se pencher sur le personnage de Béatrice (Geneviève Ackerman) et en cours de route, il s’est passé quelque chose de similaire à Cauchemar Conseil. Comme Geneviève ne semblait pas toujours à l’aise d’explorer la dimension documentaire de sa vie, on a décidé de se mettre un peu plus dans le film. Même si avec le recul, il est évident que Geneviève a donné une grande part d’elle-même, et c’est d’ailleurs l’impression qu’on a maintenant avec Marie Eve…

ATR : C’est comme s’il y avait quelque chose de violent dans le dispositif du cinéma lui-même. Si tu demandes à quelqu’un qui n’a pas l’habitude de s’y frotter, c’est peut-être simplement trop. Il faut qu’il y ait toutes sortes de couches de fiction pour protéger la personne parce que, sinon, ça peut être difficile à supporter, ces mouvements entre la vie et le cinéma.
 


TF : Ça me fait beaucoup penser aux procédés qu’utilisait Rivette dans Out 1 : noli me tangere (1971), un film qui est centré sur des figures de sociétés secrètes dans Paris, au lendemain des évènements de 68, et qui est basé sur des procédés d’improvisation qui donnaient une grande latitude à ses interprètes, autant dans le déroulement des scènes que dans la préparation en amont de leurs personnages. Et cette méthode s’est effectivement ressentie chez certain·e·s comme relevant d’une certaine violence. Je pense à Bulle Ogier, par exemple, à l’une de ses dernières scènes dans le film. Elle est avec Bernadette Lafont, couchée dans un lit, et l’improvisation ne « prend » pas, justement. Elle ne peut que répéter sans cesse la même phrase. Et c’est le moment qui a été conservé au tournage. On y dévoile la difficulté de participer à ce processus.

RDL : Je sais que Bulle avait dit, après, qu’elle avait pris ses distances un peu de Rivette parce que c’était trop exigeant, cette mise en danger dans la fiction. Finalement, la fiction pour nous c’est un peu un prétexte pour approcher le documentaire, mais ça protège. C’est une sorte de paradoxe. Pour que Marie Eve puisse se risquer à des sujets qui la concernaient un peu, il fallait toujours ajouter des couches de fiction pour qu’elle ose approcher un peu le point névralgique. Et je pense que Rivette joue un peu moins avec la dimension biographique de ses acteurs.

TF : Tout à fait ! Chez Rivette, c’est moins la dimension biographique qui apparaît que le désir que la fiction improvisée permette un nouvel engagement dans le réel. C’est un film qui m’intéresse beaucoup, parce que je trouve qu’il y a une recherche d’une éthique de la création qui est finalement très politique (un angle de lecture qui est rarement employé quand on parle du cinéma de Rivette). Et ça répond à un sentiment d’impuissance politique post-68, à travers un récit sur le contrôle par de petits groupes obscurs aux alliances incertaines, et par la recherche d’un mode de création qui est basé sur l’indétermination et la collaboration. C’est aussi une façon de réfléchir comment le cinéma s’étend dans la réalité. Et je trouve très intéressante cette façon que vous avez de réfléchir la relation entre les dimensions fictives et réelles du processus de tournage. Ça me fait penser à une phrase que tu prononces, Ana, au tout début du Rêve et la radio : un appel à « redevenir maîtres de nos rêveries ». J’y retrouve une façon de revoir les oppositions entre rêverie et réalité, ou entre théorie et pratique. Comment est-ce que cette dimension du rêve, qui semble également se retrouver dans votre nouveau film, s’inscrit dans votre réflexion sur la part de réel au cinéma ?

ATR : Dans Cauchemar conseil, il y a ce personnage du chaman qui aide à rêver. Le personnage joué par Marie Eve n’arrive pas à dormir, puis à rêver. Et on a inventé ce personnage qui provoque des états hypnagogiques, des rêves avec des pistes d’interprétation dont nous n’avons nous-mêmes pas toujours les clés…

RDL : Disons que le rêve a plusieurs fonctions. Certaines fonctions sont purement méthodologiques : installer une logique de rêve dans un film, c’est d’abord briser une mécanique scénaristique trop huilée où tout serait prévu, créer des espaces d’imprévisibilité, de recherche. Les rêves dans Cauchemar conseil se déploient un peu comme un feuilleton parallèle, qui bien sûr renvoient à l’intrigue du film, mais aussi à certaines zones d’ombre de nos vies, et qui sont conçus comme des énigmes à résoudre. Si on veut, c’est qu’il fallait qu’on soit toujours en train d’interpréter le film. Il ne faut pas que, nous-mêmes, on ait une interprétation trop prédéterminée. Ça permet d’être vraiment dans le présent du tournage et éventuellement, que la vie que l’on vit pendant et parallèlement au tournage soit sur un pied d’égalité avec celui-ci, dans une sorte d’échange perpétuel. Disons que ça, c’est un peu notre utopie…

ATR : La dimension de la rêverie peut aussi servir de démonstration des liens subtils qui constituent quelqu’un. Les liens s’y manifestent, et ça rend visibles les intrications entre les choses, les évènements, qu’ils soient lointains ou présents. Ça crée une superposition de ce qui nous fait agir. Et dans cette manifestation, on peut être plus attentifs à ce qui nous arrive.

RDL : Et le rêve, ça peut aussi être conçu — ma marotte ! — comme une sorte d’heureux mélange entre documentaire et fiction, dans la mesure où un rêve se construit toujours à partir d’un vécu réel. Il y a une dynamique assez similaire qui se passe là. La radio, telle que Bachelard l’a rêvée, c’était littéralement une machine à produire des images mentales. Ce n’est pas tout à fait de l’acousmatique, mais il parlait de la radio comme quelque chose que l’on pourrait écouter simultanément avant de s’endormir, chacun de son côté, et qui, donc, créerait des rêves collectifs. On peut faire l’analogie d’une journée normale d’éveil, où on accumule des perceptions du monde. Ensuite, on les fictionnalise sur l’écran du cerveau la nuit. Et il voulait donc créer une radio qui serait comme une bombe temporelle finale avant la projection nocturne. Et donc là il y a une analogie avec le cinéma qui est assez évidente.



 

TF : S’il y a un complot, dans Le rêve et la radio, c’est celui d’une façon dont une certaine structure capitaliste sculpte les corps, dicte des rêves, nous projette dans certaines pratiques de vie. Et c’est en partie dans le rêve, et notamment le rêve collectif, que se dresse la possibilité d’une alternative. Le rêve, comme la narration fictive au cinéma, est pris pourtant dans une association avec ce qui est hors du réel, comme un pur divertissement ou un moment de déconnexion, mais il implique d’emblée un retour au réel. Sortir d’une salle de cinéma, c’est un moment où se lient le potentiel et l’actuel.

RDL : Béatrice, dans Le rêve et la radio, dit quelque chose comme « si le rêve est trop beau, les réveils peuvent être mortels ». Il y a aussi une dimension pharmacologique au rêve. Godard parlait d’égalité et de fraternité entre le documentaire et la fiction. Bon, si la fiction décolle trop, si le rêve décolle trop, les réveils risquent d’être insupportables… ou en tous cas ces rêves-là ne risquent pas d’être d’une grande utilité dans notre vie de tous les jours (« les films, ça sert à apprendre à vivre, ça sert à faire un lit », disait Eustache). Ça aussi c’est un point qui est important. C’est vraiment qu’il faut que documentaire et fiction aillent main dans la main. Mais il y a une infinité de calculs qui peuvent mener à cette égalité, et ça ne veut surtout pas dire quelque chose de terre à terre. Jusqu’ici, pour nous, la balance penche toujours plus du côté de la fiction, parce qu’il y a une peur du réel qu’on remarque autant chez nous que chez les gens avec qui on travaille. Peut-être que Le rêve et la radio, ça décolle trop. C’est le problème de l’utopie qui est, selon Foucault, une négation des corps. Il y a potentiellementquelque chose de fascisant dans trop de rêverie, trop d’utopie.

Puis en parallèle ça rejoint aussi Rivette sur les questions du jeu, parce que c’est central dans le film. La thèse de Lucie [le personnage qu’incarne Marie Eve] est sur le jeu. Au même titre que tout au long du film on voit Lucie approfondir par l’écriture ses réflexions sur le jeu, on allait littéralement documenter Marie Eve en train de se familiariser avec le fait de jouer. Jouer dans un sens très large : jeu d’acteur, mais aussi jouer sur la frontière de la fiction et de sa vie propre. Et là on n’est définitivement pas dans une approche technique, hygiénique, du jeu d’acteur. Et c’est Rivette qui le dit, qu’un film c’est toujours un documentaire aussi sur les acteurs eux-mêmes, en parallèle à la création des personnages.

ATR : Et il dit aussi que ce qu’il y a de plus beau dans un film, c’est quand on ne voit plus du tout l’acteur (autrement dit, quand on ne voit plus les techniques de jeu).

RDL : Et Jean-Claude Biette, lui, dit que « la beauté est au rendez-vous lorsqu’on ne peut plus distinguer s’il s’agit d’acteurs, de personnages, ou d’êtres humains ». Dans cette perspective, le jeu se situerait donc plutôt dans le voyage entre ces trois figures…

TF : Je m’accroche beaucoup à la polysémie du terme « jouer ». On peut imaginer de naviguer la réalité comme une rêverie, ou comme un jeu, sans pour autant que ça relève d’une déconnexion avec le réel. Comme un jeu sérieux.

RDL : Il n’y a rien de plus sérieux qu’un enfant qui joue. Mais je pense que ça peut aussi ne pas être pris au sérieux, justement. En fait, il y a un type de sérieux qui me fait rire. Le grand drame naturaliste, tout le pathos, j’ai l’impression que souvent c’est perçu comme si c’était ça qui était sérieux. Alors que pour moi le naturalisme tel qu’on le voit encore beaucoup aujourd’hui, est souvent dans la mauvaise foi, dans la fausseté, le faire-croire. Il y a quelque chose à mon avis d’assez infantile dans ce désir de faire croire à tout prix (ici il faudrait sûrement que j’essaye de démontrer en quoi l’enfance s’oppose à l’infantile…).En tous cas il y a une réflexion à faire sur ce qui est vraiment sérieux et qui passe pourtant comme quelque chose de léger. Et que nous on cherche par exemple dans cette manière de se jouer de soi-même. C’est un peu comme le texte de Sartre sur les garçons de café. Il y a un garçon de café qui se prend vraiment pour un garçon de café parisien typique — d’ailleurs, dans un autre film de Rohmer, Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1987), il y a un personnage de garçon de café qui représente bien ce faux sérieux. L’image que j’ai, c’est vraiment le sérieux de l’enfant, quand il place ses blocs, ses jouets, c’est la chose la plus sérieuse au monde et surtout, lui, il ne cherche pas à prouver quoi que ce soit… et encore moins à montrer qu’il joue bien !

Puis « jouer », on dit : « un acteur, ça joue un rôle » mais dans la vie, est-ce qu’on joue un rôle ? Pourquoi la fiction, ce serait à mettre presque exclusivement entre les mains des acteurs ? Et si on pousse plus loin, pourquoi la fiction ne serait pas simplement une dimension potentielle, dans la vie de tout un chacun ? Pourquoi le cinéma de fiction, ce serait pas la recherche des devenirs potentiels de tout un chacun, des êtres mais aussi des situations, une espèce d’intensificateur de devenirs ?

ATR : Et de déclencheur ! Un personnage, c’est peut-être ça aussi : une forme de médiation du devenir. Une façon d’explorer des mondes qu’on ne connaît pas mais qu’on porte, peut-être pas consciemment. C’est déjà quelque chose à défendre si on peut, en espérant pouvoir offrir ça à quelqu’un… à soi-même aussi. Mais c’est difficile à défendre dans ce monde-ci, en regard des autres films (qui font tout à fait bien sans), en regard des pratiques et modes de vie majoritaires.

RDL : Par exemple, dans Cauchemar conseil, quand je dis qu’on documente en quelque sorte l’évolution d’une non-actrice qui se familiarise avec le jeu, ça implique forcément qu’elle ne joue pas toujours très bien. Et ça aujourd’hui, d’une manière générale, on s’attend à ce que ça soit difficilement reçu.

TF : Mais je me demande ce que c’est, « mal jouer » ? Dans le réel aussi, on joue des rôles, comme tu le mentionnais Renaud. Et on pourrait aussi dire qu’on est joué·e·s par des rôles. Je pense à nous, maintenant, ici, dans ce contexte d’entretien, et des rôles qui nous dictent des actions, des paroles. Et ce ne sont pas des rôles qu’on joue nécessairement bien, que ce soit dans la perspective d’une correspondance manquée avec soi, ou d’une impossibilité d’occuper ce rôle-là adéquatement. Ça permet de recadrer ce que ça signifie, bien jouer, au cinéma. Il y a une autre scène, dans Out 1, entre Bernadette Lafont et Michael Lonsdale…

ATR : Sur le bord de la plage ?

TF : Oui, exactement ! Et Lonsdale se retourne vers Lafont, lui demande ce que ça lui fait, de faire partie des Treize, la société secrète à la logique très floue qui regroupe leurs deux personnages. Elle bégaie, ne sait plus trop quoi répondre, puis Lonsdale insiste sur la confusion : « Tu sais pas trop, hein ? Tu sais pas trop pourquoi t’es une Treize et moi non plus. Mais ça il faut pas le dire. » Et il a raison, qu’il ne faudrait pas le dire habituellement, parce que c’est le moment où l’incertitude du jeu se dévoile.

RDL : Pour moi, ces moments-là sont absolument jubilatoires, quand il y a une sorte de friction entre la personne, l’acteur et le personnage, lorsque les trois se rencontrent (suivant ici la tripartition de Biette). Dans Le rêve et la radio, il y a un monologue avec Béatrice sur le mur, qui s’adresse à nous. Ça, c’est vraiment Geneviève qui nous parle. Mais tout ce qu’elle dit peut être interprété selon le personnage dans le film. Il y a une espèce de fusion.





TF : Le film a bien tourné à l’international, dans un parcours festivalier impressionnant, de Rotterdam à la semaine de la critique de Berlin. Comment vous avez perçu la diffusion, à la fois en festivals et, au Québec, en salles, du Rêve et la radio ?

RDL : Il y a un petit côté sociologue en moi qui se dit qu’on a un bon cas avec Le rêve et la radio. Premièrement, c’est un film qui est complètement en marge du système, qui n’a pas été financé. Disons ça fait environ une quinzaine d’années qu’on travaille un peu en marge. J’avais déjà fait un long métrage, pour lequel j’avais jamais fait d’effort de distribution. Et j’ai bien vu que ça nuisait en termes de possibilités d’obtenir du soutien pour la suite, donc pour Le rêve et la radio on s’est dit qu’on allait faire le travail. Le film a été refusé dans plusieurs festivals, pendant presque un an. Et il y a eu Rotterdam qui l’a pris en tout début 2022, puis il y a eu un effet boule de neige.

ATR : Incluant des festivals qui l’avaient rejeté avant…

RDL : C’est un phénomène qui ne date pas d’hier. Je lisais une nouvelle d’Herman Hesse, Correspondance d’un poète. Un jeune poète se fait refuser partout, et là y a un petit éditeur qui le publie et il commence à recevoir plein de lettres des autres éditeurs.

ATR : « Excusez, on l’avait égaré. » Ce phénomène-là nous a affectés dans le sens… j’allais dire du désir de créer, mais c’est qu’il y a quelque chose de lassant de réaliser que ça se passe bel et bien comme ça de nos jours, avec en plus l’impératif de l’autopromotion.

RDL : Une chose saine après avoir fait un film, il me semble, ce serait plutôt d’avoir l’opportunité de faire une autocritique.

TF : Oui, il y a quelque chose de révélateur dans le « cas » Le rêve et la radio. On se demande comment accueillir ce genre de pratiques, sans devoir passer par la reconduction de ses éloges précédents.

RDL : Oui, ce sont des conjonctures sociales, économiques. Il faut créer une marge… Quand on a présenté le film à la Semaine de la critique de Berlin, on avait dit qu’on était très contents de présenter le film en marge de la Berlinale. Si le film peut participer à élaborer une marge qui se construise à la fois en parallèle au monde des festivals, de la distribution, mais il fallait trouver un moyen de créer des écosystèmes qui ne soient pas non plus à l’extérieur de tout ça. Comme dit Godard, « c’est la marge qui fait tenir la page ». Mais la marge tient quand même sur la page.

ATR : Oui, ce n’est pas l’idée de créer un ghetto…

RDL : Intégrer la page, c’est un peu la conclusion qu’on a eue avec Le rêve et la radio. Le film lui-même, il ne suffit pas. Il faut réseauter, jouer le jeu des pitchs. À Rotterdam et ailleurs, on nous proposait tout un jeu de mise en scène. Ce n’est pas un truc idéologique, c’est juste contre notre nature. Physiquement, je ne peux pas me mettre dans cette position-là. Au Québec, pour ne donner qu’un exemple, aux RVQC, seul festival à avoir sélectionné le film ici, il y a douze nominations pour le prix Gilles Carle du meilleur premier ou deuxième film… Et on n’a même pas été sélectionnés.

ATR : Et il y avait plus ou moins treize films éligibles. [Rires.]

RDL : C’est là qu’on devient un peu complotiste… On arrive avec un film qui a quand même circulé, plus que la plupart des films québécois. Tout ça pour dire, on a beau avoir joué le jeu, comme on l’a pas joué jusqu’au bout, ça n’a pratiquement rien donné en termes de possibilité de poursuivre notre travail autrement que dans des « conditions de survie »… en tout cas pas pour l’instant, pas au Québec.
 


:: Renaud Després-Larose et Ana Tapia Rousiouk dans Le rêve et la radio (2022)


Toutes les images, gracieuseté d'Ana Tapia Rousiouk et Renaud Després-Larose.

 

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Article publié le 10 novembre 2024.
 

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