DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Entrevue avec Simon Lavoie

Par Mathieu Li-Goyette
Quoi qu’on en dise, le cinéma de Simon Lavoie n’est pas de ceux qui laissent indifférent. Mu par une volonté profonde de retrouver les origines et les tenants de l’identité québécoise, il sonde les tares d’un imaginaire en quête d’émancipation. Son nouveau film, La Petite fille qui aimait trop les allumettes, librement adapté du roman de Gaétan Soucy, est le dernier jalon d’une œuvre radicale, forte de rares compromis sinon ceux faits à la poésie. Pour tenter de comprendre ce qui stimulait la création de ces univers, pour balancer ce qui appartient au Beau et au Laid dans ces films qui sont peut-être plus douloureux que les autres parce qu’ils nous ressemblent collectivement davantage, nous nous sommes entretenus avec Lavoie à l’étage de Chez Lévesque, à l’abri d’une pluie torrentielle. 




:: Nicolas Canniccioni et Simon Lavoie sur le tournage de La Petite fille qui aimait trop les allumettes
 

Mathieu Li-Goyette : Après Laurentie, Le Torrent, Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau, cette Petite fille qui aimait trop les allumettes est probablement ton film le plus glauque. Je me demandais dans quel état d’esprit tu étais lors de la scénarisation. Tu sembles toujours naviguer en zones sombres, mais est-ce que ce l’est dès l’écriture ? Prends-tu du plaisir à écrire où est-ce un exercice douloureux ?
 
Simon Lavoie : Ce n’est pas nécessairement pénible d’écrire ces films et ce n’est pas douloureux. En particulier dans La Petite fille (mais il y avait de ça aussi dans Ceux qui font les révolutions), il y a quelque chose qui m’interpelle dans les univers où la noirceur côtoie la clarté, où la cruauté côtoie le sublime. Il y a ces contrastes, des motifs poétiques comme dans La Petite fille et qui demeurent sombres, mais néanmoins poétiques. En fait, ce qui m’est resté de la lecture de ce roman la première fois que je l’ai lu, c’était la relation entre la jeune fille et cette espèce de créature emprisonnée dans un caveau ; entre cette « abomination » et la jeune fille qui la prend dans ses bras et la serre. Elle n’est pas du tout rebutée par le fait qu’elle soit hideuse et c’est ce genre de paradoxe que je trouve beau.

Les films que je fais naissent de mes envies de cinéma, des films que j’aimerais voir à l’écran. Souvent les gens disent qu’ils n’ont pas le goût de voir un film sombre, mais je n’ai personnellement jamais eu ce rapport avec le cinéma. Qu’un film soit dur ou glauque ou difficile ou corsé au niveau des sujets, ce n’est pas quelque chose qui me pose problème. Ensuite, le public m’apparaît comme une abstraction et je ne peux que faire les choses, que les ressentir au moment où je les fais, puis faire des films que j’aimerais voir à l’écran. Le public, c’est quelque chose de lointain lors de l’écriture. C’est difficile de me mettre à la place des gens et de compatir au fait qu’ils pourraient trouver cela trop sombre, par exemple.
 
MLG : Donc quand tu écris, quand tu travailles l’empathie qu’on peut ressentir envers tel ou tel personnage, tu te mets en place et lieu du public.
 
SL : Je peux juste penser que si ça me plaît, ça plaira à d’autres. De plus, la notion de public est aussi de plus en plus abstraite. On essaie de faire voyager nos films le plus possible, mais que pourrait penser un public argentin de mon film ? C’est une complète abstraction à mes yeux. Alors ce n’est pas des projets que je fais en pensant à des publics en particulier, surtout que ce sont des films qui s’échelonnent sur des années de travail, alors il faut qu’il y ait un moteur qui puisse me mouvoir pendant trois, quatre ou cinq années de travail. Je ne veux pas m’excuser d’avoir fait un film sombre, mais pour moi ce n’est pas douloureux ; ce sont surtout des motifs poétiques et dramaturgiques qui sont forts et qu’un certain contexte de l’époque, utilisé comme toile de fond, me permet de travailler parce qu’ils sont plus difficiles à transposer dans une réalité contemporaine.

Mais évidemment je ne suis pas totalement candide. Je savais bien qu’en faisant un film en noir et blanc sur ce sujet... Mais je suis surpris que les gens le trouvent difficile, car j’ai l’impression que c’est un film où on est quand même avec cette jeune fille qui découvre les choses en même temps qu’elle s’émancipe peu à peu, donc c’est quand même un film qui semble aller vers la lumière, malgré sa trajectoire sinueuse.
 
MLG : Quel a été ton premier contact avec le roman de Gaétan Soucy ? Qu’est-ce qui t’avait accroché dans cette histoire au-delà de son personnage monstrueux ?
 
SL : J’ai lu le roman parce que c’était le « roman qu’il fallait lire » à l’automne 1998. J’avais 19 ans, j’étais à l’université. C’était il y a longtemps déjà et on ne se rend pas compte à quel point c’était un roman fracassant, qui avait marqué cette rentrée littéraire. Il était proéminent, finaliste pour tous les prix littéraires et Gaétan Soucy, qui était déjà un auteur établi, a vraiment acquis une forme de notoriété avec ce roman. En y réfléchissant, je m’aperçois que les lectures que j’ai pu faire entre 15 et 25 ans, les films que j’ai vus, les pièces de théâtre que j’ai vues, je les ai ressentis beaucoup plus profondément. Ce n’est pas parce que les films ou les livres faits à cette époque étaient meilleurs que ceux faits aujourd’hui, mais je me rends compte que tout ce que j’ai pu voir où lire à cette époque, au cinéma, au théâtre, dans des expositions, c’est ce qui a un peu forgé mon imaginaire et qui m’a éventuellement défini dans ma pratique.

À l’époque j’étudiais donc pour devenir cinéaste et j’étais un peu candide. J’avais un rapport assez naïf au cinéma et je me disais que ce roman ferait un film extraordinaire. Déjà, ça entrait en résonance avec des aspects peut-être plus personnels, liés à mes origines, à d’où je viens, à d’où je proviens, à cet héritage canadien-français et religieux. Donc à l’époque je me disais que ça ferait un beau film, mais ce n’était qu’un vœu — je n’étais pas du tout en position de pouvoir porter ça à l’écran. Assez rapidement, je me suis mis à acheter le Qui fait quoi et je voyais souvent des nouvelles de projet liées à La petite fille qui aimait trop les allumettes, qui annonçaient que telle maison de production ou que tel cinéaste travaillait là-dessus. Je me disais qu’évidemment, quelqu’un finirait par le faire... Les années ont passé et on ne voyait toujours par le film. Il y a eu un long hiatus et ensuite, en 2013, Marcel [Giroux, le producteur], qui détenait les droits sur ce livre et qui y croyait, m’a contacté après avoir vu Le Torrent et prospecté un peu sur qui pourrait bien le réaliser. Il m’a demandé si je connaissais le roman, puis il m’a fait lire d’anciennes versions scénarisées du projet. J’étais intéressé, mais je voulais repartir à neuf, depuis le livre.
 
MLG : Pour le rendre plus personnel ?
 
SL : Plus personnel d’une part, mais d’autre part plus cinématographique. Ce n’est pas pour rien que ce film ne naissait pas et que Marcel le traînait depuis très longtemps. C’est un roman qui ne se transpose pas aisément à l’écran. C’est tout sauf un roman de gare à la Dan Brown ou je ne sais trop, où tu peux presque l’envoyer directement dans Final Draft et c’est à peu près ça... Avec La petite fille, on en est très loin et en ce sens c’est un roman qui posait un beau défi, car ce dont on s’aperçoit en étudiant le roman, c’est que tout ce qui est donné à lire nous vient d’une forme de grimoire que la jeune fille rédige dans un caveau la nuit et que tout cela incarne son rapport au monde, puisque tout ce qu’elle vit passe à travers le filtre de cette narratrice et de ses interprétations parfois cocasses, d’où un certain humour qui est présent dans le roman. Ceci dit, ça ne me paraissait pas très cinématographique de mettre en scène un film où le protagoniste écrit son histoire ou nous la relate à travers un journal intime. Je voulais qu’on fasse l’expérience des choses avec elle, qu’on ait une approche beaucoup plus directe. De ce postulat découlent plusieurs choix d’adaptation, par exemple un refus complet de l’usage de la voix off qui semblait auparavant être le choix de prédilection pour adapter le roman tout en conservant cette langue baroque, ce métalangage de Soucy.
 



:: Antoine L'Écuyer et Marine Johnson


MLG : C’est justement à travers la langue extrêmement particulière du protagoniste qu’on découvre qu’elle le lit mal, ce monde qui l’entoure.
 
SL : Voilà. Et j’ai décidé de renoncer à cela. Pas complètement, mais en partie. Étrangement, quand Marcel m’a contacté pour adapter ce roman que je n’avais pas lu depuis presque quinze ans, je me suis aperçu que ce qui m’en était resté en tête, ce n’était pas sa langue. C’est comme si tous ces jeux langagiers, dialectiques, tout ça s’était évaporé dans mon esprit, alors que ce qui m’était resté de l’histoire c’était ces motifs poétiques dont je parlais plus tôt, comme cette créature dans le caveau, cette relation ambiguë, presque incestueuse entre la jeune fille et son frère, puis ce père démiurge au-dessus d’eux qui maintient les deux enfants dans une sorte d’obscurantisme... C’est cette situation poétique, que je trouvais extrêmement forte, qui m’est restée. En le relisant et en l’étudiant sous toutes ses coutures, je me suis bien rendu compte que tous ces éléments langagiers filtraient cette réalité, mais c’est comme si c’était devenu secondaire pour moi. J’ai constaté que parfois, même ces jeux sur la langue le rendent presque difficile à décrypter — il en devient presque énigmatique. D’une certaine façon, c’est ce qui était derrière cette haute voltige littéraire qui m’intéressait, cet univers, cette situation dramatique si tendue, afin de vivre les choses en même temps que le protagoniste. Elle fait l’expérience du monde, tout lui arrive pratiquement pour la première fois et c’est ça qui est beau et émouvant.
 
MLG : Justement, au sujet de cette situation poétique, Soucy a créé pour le personnage de la petite fille plusieurs éléments qui lui permettent de s’évader de sa réalité. Il y a tout cet univers du conte, avec ses princes charmants, ses princesses en détresse en haut d’une tour, qui représentent plusieurs éléments dramatiques du roman et qui lui permettent de créer des formes d’échappatoire pour la petite fille, de lui donner un peu de lumière dans son calvaire. Et dans ton film, ces éléments sont remplacés par des références au monde des livres (qui traînent dans la maison), sans toutefois qu’on y plonge.
 
SL : Effectivement, car en même temps c’était important pour moi de faire une place à la littérature dans le film. Je voulais montrer que dans tous ces livres qui sont un peu cachés ou oubliés dans la maison, comme lorsque le père au début du film fait son autodafé, puis la fille qui récupère un livre... C’est comme si des bribes du monde extérieur lui parvenaient à travers son rapport à la littérature. Évidemment, c’est un motif classique, qu’on pense à Réjean Ducharme ou à d’autres, mais c’est un motif intéressant parce qu’il nous permet de ne pas perdre de vue cette dichotomie entre l’univers obscurantiste et refermé sur lui-même de la jeune fille et ces trous de serrure à travers lesquels la fille perçoit la réalité.
 
MLG : Et qui n’est dans le fond que de la fiction.
 
SL : Oui, mais qui témoignent d’autres réalités passées aussi, comme les amours courtois, la philosophie de Pascal, de Spinoza, d’autres conditions qu’elle ne comprend pas totalement, mais qui font tout de même que c’est par la raison et l’intelligence que la jeune fille va peu à peu contester la réalité qu’elle a connue toute sa vie, une réalité établie par son père et qui a entraîné la négation de sa propre féminité. C’est ce qui va l’amener à contester ces interdits. C’était un aspect important que je ne voulais pas perdre complètement, mais j’avoue certes avoir essayé... Pour me rendre compte que quelque chose sonnait faux dans la volonté de transposer cette intériorité par des procédés souvent statiques, d’une fille qui lit ou d’une voix off par exemple. Je me disais qu’en filmant son regard, son visage, on pourrait évoquer des choses qu’on nous donne habituellement à lire dans un livre.
 



:: Marine Johnson et Alex Godbout


MLG : Pour revenir brièvement au Torrent, c’est difficile de ne pas penser à ce film en regardant La petite fille qui aimait trop les allumettes, qui en ressort presque comme le second film d’un diptyque, cette fois avec la figure de la mère remplacée par celle du père. En regardant les deux films un à la suite de l'autre, on remarque des similitudes qui sont quand même frappantes.
 
SL : Tout à fait. Quand j’ai terminé Le Torrent, qui a été un projet difficile à plusieurs niveaux, qui n’a pas eu beaucoup de succès, qui m’a laissé meurtri mais dont je suis tout de même très fier et fier de l’avoir fait un peu envers et contre tous, j’avais presque la nausée à l’idée de me replonger avec des animaux dans le bois, dans cet univers. Mais il y avait encore quelque chose qui me happait, qui me semblait incomplet, alors je cherchais une manière d’y retourner. Ça demeure mon enfance, c’est d’où je viens, cet univers, cette imagerie avec cette campagne de communautés très fermées sur elles-mêmes, où domine une sorte de religion... Il y a plein d’éléments dans Le Torrent dont je retrouvais des déclinaisons dans La petite fille et j’ai questionné Gaétan Soucy à ce sujet, puisqu’il me semblait qu’il y avait une similitude évidente entre les deux histoires. Ce qui me rassurait, c’est qu’évidemment Gaétan ne pouvait pas ne pas avoir lu Le Torrent. Je pense que c’est une lecture qui surplombe un peu tous les écrivains québécois, c’est proéminent, comme Ducharme ou d’autres grandes œuvres. Je pense que les auteurs québécois, le moindrement qu’ils ne sont pas si candides que ça, ils ne peuvent faire autrement que de se positionner par rapport à ces jalons. Gaétan confessait que Le Torrent n’était pas une influence consciente, mais qu’il était là. Nous avons peu de jalons dans nos grands mythes fondateurs. Malheureusement nous n’avons pas un narratif si construit dans notre littérature et encore moins dans notre cinéma, mais il y a quand même des thématiques qui sont là. Je ressentais l’appel de me replonger chez ceux qu’on appelait jadis les Canadiens français, dans leur univers de pré-Révolution tranquille avec leurs tentatives d’émancipation. C’est quelque chose qui m’interpelle beaucoup. C’est sûr que je ne voulais pas me répéter, mais d’une certaine façon, à partir d’un moment j’ai lâché prise et je me suis dit que j’allais faire le film que je devais faire, même si parfois ça pouvait ressembler au Torrent.

MLG : Et pourtant les deux films sont foncièrement différents. On t’y retrouve d'ailleurs dans une forme dictée par la caméra à épaule. Tu es plus près du visage des comédiens, plus près de leurs émotions, avec des effets que je n’avais pas remarqués dans tes films précédents, comme ces grands-angles, d’ailleurs très beaux. Te sentais-tu plus libre pour la réalisation de celui-là ?

SL : Le projet de mise en scène que j’avais, qui était d’être avec le personnage et de vivre avec elle, conditionne le fait d’être avec elle à la caméra, d’être proche, proche du sujet filmé, comme si le caméraman était autant qu’elle le protagoniste de l’action. À la base il y avait des fondements, au niveau du sens, qui m’attiraient et qui m’amenaient vers ce type de filmage. Puis ensuite il y avait une nécessité économique que je ne te cacherai pas... À moment donné en préproduction, j’ai dit que pour faire ce film il fallait ranger les trépieds, ranger la grue et avec Nicolas [Canniccioni, le directeur de la photographie] on s’est dit qu’il fallait travailler cet aspect vibrant. Vibrant même au sens littéral, car la caméra est tenue à bout de bras. Nicolas cadrait sans viseur, puisque les comédiens étaient souvent plus petits et qu’il fallait être à leur hauteur.

MLG : D’autant plus qu’ils sont souvent accroupis. C’est une mise en scène qui est très près de la terre.

SL : Exactement. Donc on ne voulait pas les surplomber et on voulait maintenir cette unité avec la caméra, vibrer avec eux. Il y avait un aspect de frontalité que je voulais travailler et je n’y suis pas parvenu complètement, car j’ai des petits réflexes d’esthète. Pasolini faisait des films qui étaient cadrés avec rigidité. C’était central. En le regardant objectivement on pourrait penser que c’est laid, mais ça demeure puissant. Et il y avait aussi cette idée-là, de transgresser l’utilisation habituelle des grands-angles. Je voulais être dans une frontalité tout en demeurant proche, pour ressentir la saleté, les pores de la peau, nous mettre dans un univers où il y a beaucoup de profondeur de champ, où tout est concret.

Ensuite, après des films où tout est très cadré... Je ne sais pas. Il y a des années où je vais soudainement me dire qu’il faut que la caméra soit sur un trépied, qu’il y ait une primauté donnée au cadre... Et l’année suivante je trouve ça vain. J’hésite entre ces aspects et parfois je me dis même que c’est superficiel, ces considérations, et que le hors-champ peut même être convoqué à partir d’une caméra portée. Quand j’étais plus jeune, j’étais un rigoriste de l’image, avec des travellings, etc. Et j’en suis venu à me demander qui les faisait, ces travellings, et de quelle autorité ces mouvements apparaissaient. Quand je ne trouve pas la réponse à cette question, je me dis qu’il vaut mieux s’abstenir, d’assumer qu’il y a quelque chose d’organique, que l’appareil de prise de vue est tenu à l’épaule, proche du sujet filmé. Il faut aussi dire que Nicolas bouge bien avec les acteurs. Il vit les choses en même temps qu’eux et il réagit de telle manière qu’un rail courbe qui coincerait la caméra ne pourrait pas le faire.




:: Simon Lavoie et Nicolas Canniccioni à hauteur d'enfant


MLG : Est-ce que cette proximité entre la caméra et les acteurs était aussi due à ton tournage avec de jeunes acteurs ? Je pense surtout au jeu assez exceptionnel de Marine Johnson et à ta manière d’être très attentif à tout ce qu’elle donne à la caméra.

SL : Bien que jeunes, Marine et Antoine sont déjà des acteurs qui répondent avec précision aux directives et qui peuvent être abordés un peu comme des comédiens adultes. La caméra portée à la main n’était donc pas nécessairement un choix fait dans le but de nous donner une latitude pour capter les mouvements, déplacements ou réactions imprévus des jeunes acteurs. Le filmage était au contraire quelque chose de très planifié, avec peu d’improvisation. Mais même si tout était bien étudié, une fois la prise lancée, la caméra portée nous donnait une marge de manœuvre salutaire face aux aléas des prises et nous a permis de casser cette impression de rigidité qui aurait pu naître de notre volonté de contrôle. C’était dans le projet esthétique de donner un aspect fragile, vibrant à cette mise en scène.
 
Étrangement, les moments où la caméra portée réagit plus spontanément et avec plus de liberté, c’est plutôt avec les acteurs adultes ; avec Jean-François Casabonne, quand il soliloque la nuit dans son sanctuaire, où bien avec les villageois, en panique, qui questionnent la jeune fille.

Pour ce qui est des toutes jeunes fillettes de ces scènes de réminiscences à la facture onirique, c’était presque du cinéma d’animation ; les fillettes étaient positionnées dans le cadre et dirigées presque que comme des marionnettes. Elles n’avaient pas vraiment conscience des enjeux. Ces séquences storyboardées étaient plutôt techniques.
 
MLG : Quand tu scénarises et mets en scène, comment travailles-tu la charge symbolique et poétique de tes personnages et de leurs actions ? Je veux dire par là : t’imposes-tu des limites, vois-tu une différence entre la vie poétique dans tes films et la vie des personnages dans tes films ? À partir de quand, par exemple, le geste d’un personnage cesse d’être un geste pour s’intégrer aux thèmes de ton histoire ? 
 
SL : Question difficile qui va m’amener à être franc : je ne réfléchis pas consciemment à ces choses en faisant un film. Je l’avoue candidement, mon degré de maîtrise ne se rend pas jusque-là. Quand j’écris et je mets en scène, j’essaye seulement d’avoir une vision d’ensemble claire, de la protéger et de la chérir pour qu’elle persiste et survive à ces milliers de décisions créatives de tout acabit que l’on est appelé à prendre en faisant un film. Je suis bien sûr conscient de la charge symbolique et poétique de certains éléments (souvent déjà présents dans le roman) à l’étape de la scénarisation. Mais sur le plateau de tournage, la poésie relève plus du fortuit, de l’ineffable. C’est souvent des accidents ; la comédienne tire le linceul de façon hiératique pour couvrir la nudité de Père. Je le remarque, je demande à Nicolas d’effectuer un tilt down pour conclure la scène sur ses mains ; ou bien quand le père chasse Paul-Marie du domaine, l’homme braque son fusil sur lui, Frère fait de même, puis la jeune fille se lève, descend inopinément des marches du portique et s’avance dans la cour. Une sorte de three shot se crée. Au montage on décide d’utiliser cette prise...
 
MLG : Fais-tu part de cette écriture poétique ou symbolique à tes acteurs ou te contentes-tu de leur faire jouer, disons, pour la réalité du monde qui les entoure ?
 
SL : Comme je l’évoquais précédemment, avec Marine et Antoine, on était quand même face à de jeunes quand même assez articulés, avec qui il y avait moyen d’intellectualiser un peu ce qu’on faisait. Mais cette poésie et cette symbolique qu’il y a dans le film devaient se conjuguer avec une volonté esthétique de « naturalisme ». C’est pourquoi je voulais garder ça simple, parce que ces jeunes ont un beau naturel, un bagout que je ne voulais pas gâcher en surdéterminant certains aspects. Je voulais laisser les choses au niveau du primitif, du viscéral. Avec Jean-François on a discuté et on a intellectualisé un peu plus. Un acteur de sa stature doit évidemment comprendre et intérioriser ce qu’il joue. Mais en même temps, c’est un acteur humble, simple et généreux. Il garde ça ludique. Il essaie des choses, il tâtonne et fait confiance à mon discernement pour la suite.
 
MLG : Il y a une forme de paradoxe dans ton travail qui me fascine, dans la mesure où tu es clairement passionné par la culture québécoise et par la culture québécoise dans ce qu’elle a d’impérissable. Donc une culture, comme tu l’as dit tantôt, qui nous renvoie à nos origines, à d’où on vient. En même temps, j’ai l’impression que l’espérance de tes personnages dans tes films, c’est d’en sortir, de s’arracher à une forme d’héritage qui viendrait surdéterminer ce qu’ils sont eux dans le présent que tu filmes. Est-ce qu’il y a une forme de réconciliation possible entre ces deux versants ?
 
SL : J’ai effectivement l’impression que mes personnages sont condamnés par quelque chose. Dans Le Torrent c’était un péché originel, dans La Petite fille c’est presque une condition qui les tire vers le bas...
 
MLG : Comme si elle était née comme ça.
 
SL : Sans me faire trop lyrique ou entrer dans des considérations trop politiques, j’ai l’impression que j’ai une vision peut-être sombre, pas complètement désespérée, mais sombre de notre Histoire, qui est une forme de tragédie un peu tranquille... On a manqué beaucoup de grands rendez-vous avec notre Histoire. Il y a quelque chose de douloureux pour moi à vouloir être moderne et être un « citoyen du monde » tout en étant toujours ramené à notre condition, à notre incomplétude politique, cette espèce de langue qu’on doit chérir, qui est constamment menacée et d’être toujours dans une posture où il y a une forme de protection, de position défensive qui semble inévitable. Fernand Dumont parlait d’une époque de survivance qui avait forgé les Québécois après la Conquête et j’ai l’impression qu’on est condamné à y retourner. On se maintient dans le monde, on tente de maintenir qui on est, mais on est incapable de franchir le pas et d’exister politiquement. On est condamné à la survivance. Il y a quelque chose de douloureux là-dedans, quelque chose qui me pèse.

Donc je ressens toujours un élan ou une inclinaison à tenter de nous définir collectivement, parce que c’est des fondements qui nous prédéterminent. Au prix de cesser d’exister, nous sommes condamnés à essayer de nous reconnecter à ces fondements et à les chérir. J’ai l’impression que si on perd cette langue, cette culture, on va se fondre dans un Tout plus grand et notre histoire ne vaudra plus la peine d’être racontée. C’est un fardeau, mais c’est aussi la chose qui me meut de plus en plus en tant que cinéaste et je n’ai pas l’impression que ça va changer. Si un jour ça change, ça voudra dire que j’aurai abdiqué.

MLG : Ça me fait réaliser à quel point Le Torrent et La Petite fille avaient quelque chose de la Grande Noirceur duplessiste. À la fin, lorsque la petite fille se libère, qu’elle parvient à prendre la clé des champs avec son enfant, on est presque tenté d’y voir une forme d’allégorie de l’émancipation de la Révolution tranquille. Comment imagines-tu son futur ?

SL : C’est sûr qu’il y a Catoplébas, la pièce de Soucy qui nous relate la suite de la vie de la petite fille, mais je n’en ai pas tenu compte. Dans cette suite, la jeune fille est avec son enfant, qui est handicapé... Mais évidemment l’avenir de cet avorton semble incertain dans ma version. Or je ne sais pas si je vois cette allégorie, je ne pense pas que je veux montrer la Grande Noirceur. Au contraire, je suis assez critique de l’héritage de la Révolution tranquille et de son traitement de la religion. Je ne suis pas de ces Québécois qui balaient la religion du revers de la main avec mépris. J’aimerais qu’on essaie d’être matures, collectivement, et qu’on puisse se réconcilier avec notre passé. C’est la pauvreté endémique, le manque de scolarité, ce n’est pas seulement le joug des curés qui ont créé cette Grande Noirceur : c’est la notion même d’être colonisé qui nous tirait vers le bas à cette époque. Je précise parce que je ne voudrais pas qu’on pense que je fais la critique de l’époque d’avant la Révolution tranquille. Ce n’est pas une critique du Québec rural. Je viens d’un Québec profondément rural et je me considère en paix avec cette origine. Je ne la raille pas, je ne suis pas de ces Montréalais urbains qui se moquent de la ruralité.

J’ai plutôt l’impression que c’est notre fondement, notre narratif collectif, cette idée d’émancipation qui doit venir, qui viendra bien un jour, qui vient peu à peu, mais qui demeure inaboutie. Sans faire de grande déclaration, cette émancipation qui est toujours à faire est le thème récurrent de mes films.




Photos : GPA Films
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Article publié le 3 novembre 2017.
 

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