DOSSIER : Entre autochtonies et cinéphilies
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Traverser le fossé : Réflexions sur le cinéma autochtone avec Jess Murwin

Par Vincent Careau

Le 15 décembre 2023, je prends une marche dans le Mile-End, café à la main, à la suite d’une entrevue d’embauche qui, contrairement à mes entretiens habituels, s’est drôlement bien passée. Les festivals de cinéma REGARD, ainsi que Présence autochtone, s’unissent pour trouver de la relève autochtone en programmation. Je ne sais pas qui ce pourrait être, mais sûrement pas moi — je ne saurais pas quoi faire, je n’y connais rien encore ; je serais imposteur. Quelques appels téléphoniques et échanges de courriels plus tard, je fais mes valises pour le Saguenay. Je m’apprête à être formé comme adjoint à la programmation par ces deux festivals que je respecte grandement. Je n’y connais toujours rien, mais semble-t-il que je serai bien encadré, notamment par Jess Murwin qui s’est fait mandater de me mentorer jusqu’au lancement du festival.

Le 3 mai 2024, dans un café de la rue Masson, je rejoins une personne maintenant familière. Jess entre dans le café, on ne s’est pas revu·e·s depuis qu’on a présenté ensemble la programmation de Regards Autochtones dans le cadre du Festival REGARD il y a déjà presque deux mois. J’ai à nouveau besoin de son aide, mais cette fois-ci pour écrire un article. Chaque occasion est bonne pour se recroiser. On prend rapidement de nos nouvelles et puis on commence.

 

 

*

 

 

Vincent Careau : Jess, tu es un·e artiste migmak, queer de la Nouvelle-Écosse. Tu es également cinéaste, programmateur·rice, et tu travailles à Issuma, une des seules boîtes de distribution autochtone à Montréal. Est-ce que c’est un portrait qui te convient ?

Jess Murwin : Oui, absolument ! Je fais plein, plein, plein de choses, entre autres de la programmation, du cinéma et du travail en culture. Je suis arrivé·e à un moment de ma carrière où dire « cinéaste » s’accompagne toujours d’un autre petit quelque chose.

VC : Dans ce dossier, on s’intéresse à ce qu’on désigne être une sorte de fossé entre le cinéma dit « traditionnel » et le cinéma autochtone. Pour quelqu’un qui est dans ce milieu-là depuis longtemps, est-ce que c’est quelque chose que tu as pu observer aussi ?

JM : Oui, ça me préoccupe énormément, parce que justement je pense qu’on a une idée très serrée de ce qu’est un·e cinéaste autochtone ou de ce qu’est un film autochtone, et c’est quelque chose qui nous a empêché·e·s d’avoir du succès auprès du grand public. Je pense tout de même qu’on arrive à une période où les projets autochtones sont davantage vus comme étant accessibles à tout le monde. En même temps, ça reste difficile, car il y a toujours quelques trucs qui travaillent contre l’idée que c’est du cinéma destiné à tout le monde. Je pense que les Allochtones, pour la plupart, ne connaissent pas de personnes autochtones, alors ils connaissent seulement ce qu’ils voient et c’est toujours des narratifs construits par des Blancs. Les gens ne connaissent pas la base de nos cultures, donc oui, il y a des projets qui fonctionnent, mais ça reste de petits miracles. On est mis·e·s dans des cases où les œuvres les plus connues vont être des sortes de westerns qui ne sont pas faits par des Autochtones ou pour des Autochtones. On va toujours plus lutter pour nos projets et nos financements lorsqu’on ne parle pas de réconciliation ou du passé. Nous, on le sait en tant que personnes autochtones, qu’on est des humain·e·s et que l’on représente tellement plus que nos traumatismes.

VC : Est-ce que tu crois que c’est un peu inévitable, ce fossé-là ? Tu as parlé des westerns, qui formentun genre phare du cinéma, et c’est le style préféré des réalisateurs préférés des gens. Quand notre représentation dans le milieu est autant stéréotypée et en surface, on dirait que ça devient presque inévitable.

JM : Oui, c’est un peu triste à dire, mais je pense que tu as raison. À mon sens, c’est qu’on n’a pas eu accès aux moyens de réaliser nos propres histoires pendant longtemps. Les peuples autochtones ont une histoire longue avec le cinéma. Parmi les premiers courts métrages réalisés, on en retrouve qui présentent des danses traditionnelles. Nous étions là depuis le début, mais ce n’était pas nous derrière la caméra non plus à cette époque. Aussi, parce que le western fait partie intégrante de la mythologie américaine, c’est très difficile de s’en séparer complètement. Le western, c’est un genre avec du stamina, qui se réinvente toujours. Maintenant, on a accès aux moyens pour raconter nos histoires nous-mêmes, mais est-ce que le public est prêt à les recevoir ? Je ne suis pas sûr·e ; peut-être qu’il l’est de plus en plus.

VC : Tu as mentionné que la plupart des gens ne connaissent pas la base de la culture autochtone. D’un autre côté, on ne peut pas uniquement attribuer cette distance-là au manque de connaissance des gens sur cette culture. Dans les programmes de cinéma, on regarde des films japonais, chinois, etc. On consomme du cinéma avec un bagage culturel différent, sans toutefois faire l’effort de reconnaître ce que les peuples autochtones font ici même.

JM : Oui, et c’est toujours frustrant. On va enseigner Woody Allen même si on sait que ce n’est pas quelqu’un qui a toujours été bien, et on va l’enseigner avant Jeff Barnaby. Quant aux raisons derrière ça… Si je suis généreux·se, je vais dire que c’est parce que les gens ne connaissent pas les films de nos communautés ; mais si je suis pessimiste, je dirais plutôt que c’est qu’il y a beaucoup de personnes qui font beaucoup d’argent en racontant des histoires impliquant les Autochtones et notre culture, mais sans nous inclure dans le processus.

VC : C’est vrai qu’il y a encore très peu de films de genre autochtones, alors que les films d’horreur empruntent si souvent à nos histoires.

JM : Les films d’horreur et plein d’autres films mainstream, jusqu’à Twilight (2008-2012).


:: The Moogai (Jon Bell, 2020) [Causeway Films]


:: Blood Quantum (Jeff Barnaby, 2019) [Prospector Films]


VC 
: Je trouve qu’on fait souvent une distinction entre l’art, les artistes allochtones et l’art autochtone. On en fait une catégorie à part. Est-ce que tu sens que c’est quelque chose que tu aurais pu intérioriser dans ton parcours ? Es-tu programmateur·rice ou tu es programmateur·ice autochtone ?

JM : C’est difficile à dire, mais certainement que dans certaines situations je suis vu·e comme programmateur·rice autochtone ou programmateur·rice queer, et c’est très intéressant parce que dans ma carrière, je ne veux pas travailler sur des projets et être l’Indien·ne du bureau. Mais de plus en plus, c’est une étiquette qui finit par me rendre fier·ère étant donné que les gens, avant, ne pouvaient pas être fier·ère·s de ce mot-là. C’est compliqué, cette idée d’identité. C’est quoi l’identité ? Je suis intéressé·e de savoir : toi, qui es au début de ta carrière, comment te sens-tu face à cette idée ?

VC : J’ai de la difficulté à me prononcer sur la chose. On dirait que je n’ai pas encore formé ma personnalité au point d’être en paix avec cette question-là. Je trouve ça dur, parfois, parce que je me sens imposteur des deux côtés. J’ai eu un contact avec l’art avant d’avoir un contact avec la culture autochtone. Quand j’ai fait des films sur la question autochtone, c’était difficile car je me demandais si j’étais assez autochtone pour être un cinéaste autochtone, alors qu’après quand j’ai voulu faire des films sur d’autres sujets, parce que j’avais besoin d’une pause et que je voulais juste écrire sur des p’tits gars de banlieue qui font du skate, je ne me sentais pas assez cinéaste pour faire du cinéma qui n’est pas militant. Je ne suis pas encore en paix avec ces questions-là puisque je ne me sens pas à ma place, peu importe où…

JM : Je comprends, je suis passé·e par le même cheminement. Souvent, je me fais dire que mes projets ne sont pas assez autochtones, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Je reviens sur l’idée qu’on est des êtres humains, et qu’on a énormément à offrir.

VC : C’est dans ces moments que je réalise l’existence du fossé entre le cinéma autochtone et le cinéma « traditionnel ». Nous les premiers, on sent qu’on doit choisir une case, alors qu’on devrait peut-être former le pont entre les deux. Ce n’est pas toujours facile à faire.

JM : Non seulement ce n’est pas toujours facile, mais ce n’est pas juste à nous de faire tout le travail non plus. J’espère que ça va être plus facile pour toi dans les années qui viennent.

VC : Revenons à la programmation. Je t’ai souvent entendu dire que tu as commencé à faire ce métier en te disant : « Si personne ne programme des films autochtones, je vais le faire. » Je me demandais comment tu en es venu·e à cette réflexion-là. Est-ce que c’était motivant de te dire : « On est rendu là, je relève le défi » ? Ou as-tu vu davantage ça comme un devoir ?

JM : C’est un peu des deux. Faire le travail que je fais maintenant comme programmateur·ice, c’est une grande joie parce que ça me permet de promouvoir nos cultures, mais c’est aussi un devoir. J’ai peur d’arrêter et que personne ne suive après moi. Ce qui m’apporte le plus de joie maintenant, ce sont les moments où je peux faire du cinéma ou parler de cinéma entre Autochtones. Ça, c’est motivant. Le devoir, c’est plutôt de rentrer dans les espaces où on n’est pas vraiment accueilli·e·s. Il est là le labour.

VC : Comment vois-tu la programmation de cinéma autochtone dans les festivals généralistes ?

JM : Parfois ça se passe très bien. Par exemple, l’année dernière au TIFF, ils avaient deux films samis et un film inuit qui ont été bien reçus et mis en valeur. D’autres fois, je vais dans des festivals et il y a seulement trois personnes dans la salle durant les projections de films autochtones, alors que ce sont des festivals où le public est généralement plus élevé. Souvent, ils sont vus comme des films pas assez innovateurs, ce qui n’est pas du tout vrai ; et par moments, ça se passe bien. Mais dans tous les cas, le festival doit faire des efforts et comprendre le bagage qui vient avec le film.

VC : As-tu l’impression que les programmateur·rices vont montrer ces films-là pour les bonnes raisons ?

JM : Je pense qu’il y a un réel intérêt, et des festivals comme le TIFF ont des programmateur·rice·s autochtones. Mais oui, des fois, on traite les personnes marginalisées comme des Pokémon — « Gotta catch 'em all! » —, mais je pense que c’est de plus en plus fait avec de bonnes intentions. Et puis je suis plus patient·e avec les gens qui sont maladroits, mais qui ont de bonnes intentions.


:: Eallogierdu – The Tundra Within Me (Sara Margrethe Oskal, 2023), présenté au TIFF [Freedom From Fear]


:: Máhccan (Homecoming, Suvi West et Anssi Kömi, 2023), présenté au TIFF [Ten Thousand Images / Vaski Filmi]


:: Tautuktavuk - What We See (Carol Kunnuk et Lucy Tulugarjuk, 2023), présenté au TIFF [Kingulliit Productions]


VC :
Programmes-tu pour un public spécifique ?

JM : Ça dépend des festivals et ça dépend des contextes. Comme je te l’ai dit pendant le volet Regards Autochtones de REGARD, moi, je vais toujours choisir des films qui racontent une histoire pour le public, pour les longs comme pour les courts. Même si j’apporte les gens vers des endroits qui font un peu plus peur, je pense que c’est ça le travail de programmateur·rice : on te prend dans un endroit confortable et doux et on t’amène dans un endroit qui l’est peut-être un peu moins, tout en sachant que tu veux faire le voyage et qu’on ne veut pas que tu te sentes abandonné·e au milieu. Je pense moins à ceux et celles qui vont voir les films et plus à comment je les apporte avec moi.

VC : Est-ce que tu programmes un peu pour toi au travers de tout ça ?

JM : Non, c’est toujours pour le public. Je vois la programmation comme un dialogue entre les spectateur·rice·s et moi, mais c’est un dialogue à retardement ; on ne se parle pas directement, mais à travers l’expérience du cinéma.

VC : Est-ce qu’il y a un but, derrière la programmation comme tu l’entends ? Par exemple, quand on a programmé ensemble Regards Autochtones et que c’était la première compétition de cinéma autochtone présentée dans un festival allochtone au Québec — as-tu un objectif derrière la tête quand tu prépares ce genre d’événement ?

JM : Si on arrivait à un moment donné où tout le monde était réellement égal, qu’il n’y avait plus de voix marginalisées, à ce moment-là, peut-être que j’aurais atteint mon objectif. Peut-être que le but, c’est que notre culture ne soit plus vue comme nichée. Si quelqu’un voit un film réalisé par une personne autochtone et est réellement touché, peut-être que ça ne va pas faire changer les gens d’avis, peut-être que ça ne va pas changer le choix des films que les gens vont voir un mardi au cinéma du Forum, mais peut-être que oui, aussi. Mon objectif, c’est d’ouvrir les portes ; d’aménager un espace où les cinéastes peuvent être célébré·e·s même s’ils ou elles sont marginalisé·e·s, et puisque les personnes qui viennent voir les films en ressortent avec quelque chose. Est-ce que je réussis à faire ça présentement ? Peut-être, peut-être pas.

VC : On dit souvent que le cinéma c’est un milieu stressant, difficile, et j’ai toujours trouvé que c’était vrai. Toutefois, je n’ai jamais senti autant de pression que quand j’ai fait des courts métrages sur la question autochtone. Mon stress était décuplé par 10 parce qu’on se met tellement de pression à parler en bien de personnes quand elles sont trop souvent mal représentées. Tu veux faire tellement mieux. Est-ce que c’est quelque chose que tu partages en réalisation ou en programmation ?

JM Absolument. Je ressens ça autant quand je réalise que quand je programme. C’est peut-être l’anxiété chez moi, mais je le ressens dans ma vie de tous les jours. Pour beaucoup d’Allochtones que je rencontre, je suis la première personne autochtone qu’ils et elles rencontrent et je dois être exemplaire pour ne pas raviver des préjugés ; je vois ça comme une grande responsabilité. Tu sais, la responsabilité, c’est quelque chose qu’on a l’honneur de porter, et ça fait partie d’être autochtone, alors je ne veux jamais me séparer de ça.

C’est la même chose dans ma chaise de programmateur·rice, parce que la pression vient des deux côtés. Tu veux que les cinéastes soient mis en valeur et il y a la pression du « message » qu’on présente au public. Je ressens toujours une responsabilité parce que ça fait partie de l’acte de prendre le spectateur par la main. Il ne faut pas commencer trop fort car certains vont bloquer, alors qu’on veut simplement lui faire faire un voyage.
 


:: February Sixteenth Nineteen Forty-Seven (Jessica Miinguuaqtii, 2023), présenté à REGARD [Miinguuaqtii]


:: A Bear Named Jesus (Terril Calder, 2023), présenté à REGARD [One Foot Tapping Media]


VC :
Essayons de conclure notre discussion en revenant à notre sujet d’introduction. Est-ce que tu entrevois des pistes de solution capables de franchir ce fossé qui sépare le cinéma autochtone du reste ?

JM : Je ne pense pas qu’il y ait une seule solution. Je pense que dans les années qui viennent, on va voir de grands changements ; je crois que le Bureau de l’écran autochtone va aider à ériger un pont. Je pense qu’il y a un désir qui est là chez les générations plus jeunes de ne pas juste voir des mecs blancs et de ne pas juste écouter des trucs confortables. Mais je ne peux pas envisager une seule solution ; il y a de petites et de grosses solutions.

VC : Es-tu optimiste ?

JM Ça dépend des jours. Il y a des jours où je vois tout le progrès qu’on a fait, mais il y en a d’autres où je suis pessimiste parce que je constate des choses comme les difficultés que Présence autochtone a rencontrées cette année avec le financement. C’est difficile de conserver cet optimisme, mais je ne ferais pas ce que je fais si je n’avais pas l’espoir… Mais j’aimerais entendre l’avis de quelqu’un comme toi, qui es plus jeune ; comment vois-tu l’avenir ?

VC : Ça dépend des jours pour moi aussi. Des jours, c’est difficile parce qu’on voit que la culture et le milieu des arts sont en difficultés. On est allé·e·s marcher il n’y a pas longtemps pour soutenir les arts vivants et des fois, je regarde ça et j’ai un pincement au cœur. Mais ensuite, je me dis que si l’art et la culture sont en danger, alors l’art et la culture des gens marginalisés le sont encore plus, et là mon pincement au cœur s’intensifie. Parfois, je trouve ça difficile, mais à d’autres moments je trouve que c’est parmi les plus belles choses au monde, qu’il y ait un film ou une personne qui soit là pour me rappeler pourquoi je fais ça. Quand on a monté Regards Autochtones, ça faisait partie de ces moments-là. Les gens avaient vraiment un petit quelque chose dans leurs yeux.

Dans ton discours, tu ramènes souvent le fait que tu observes les prochaines générations. Est-ce que tu te donnes un rôle de mentor·e ?

JM : Oui, et c’est important, je pense. Je me questionne parfois si je suis la bonne personne pour remplir cette fonction, mais c’est essentiel de continuer parce que je ne serais pas arrivé·e ici sans les gens avant moi. C’est important d’avoir quelqu’un qui est là pour te dire :

« Oui, je comprends comment tu te sens. Je t’écoute, je t’entends. » Alors c’est un peu ça le rôle que je vois pour moi-même — c’est de voir les jeunes qui sont intéressé·e·s par la culture, leur dire qu’ils et elles sont sur la bonne piste et que je suis fier·ère d’eux et elles, et parfois ça prend toutes sortes de formes. Malgré l’aide que j’ai reçue, mon parcours n’a pas toujours été facile ; je souhaite que pour les jeunes que je connais, comme toi, ce soit un peu plus facile. Ce n’est jamais un fleuve tranquille, mais j’espère que ça ira pour le mieux.

 

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Article publié le 15 août 2024.
 

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