DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Laura Citarella : Conserver l’attrait du mystère

Par Thomas Filteau


:: Laura Citarella dans Trenque Lauquen [El Pampero Cine]

Le cinéma de Laura Citarella pourrait être défini par sa fascination envers une certaine posture d’investigation, dans un mouvement qui se déploie toujours de façon ludique tout en esquissant par ses personnages les traits d’une véritable pratique d’attention sur le monde qui les entoure. Son plus récent long métrage, Trenque Lauquen propose un récit d’errance épique (notamment par sa durée de près de 4h30). Au centre de ses multiples embranchements se retrouve la disparition de Laura (Laura Paredes), botaniste installée depuis peu dans la ville de Trenque Lauquen, à quelques heures de Buenos Aires, point de départ d’une accumulation de mystères. Nous nous sommes entretenus avec la réalisatrice à l’occasion de la sortie montréalaise de son film.

 

 

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Thomas Filteau : Le personnage de Laura me semble une parfaite porte d’entrée vers Trenque Lauquen. Elle était aussi la protagoniste d’un précédent film, Ostende (2011), et maintenant réapparaît dans Trenque Lauquen tout en disparaissant. Comment avez-vous conçu ce personnage à l’époque, Laura Paredes et toi ? Et qu’est-ce qui vous a mené à la retrouver douze ans plus tard ?

Laura Citarella: En fait, ce n’est pas exactement qu’elle réapparaît douze ans plus tard. Je crois que, d’une certaine façon, nous travaillions toujours autour de ce personnage pendant toutes ces années qui séparent les deux films. Lorsqu’on a terminé Ostende, nous étions en train de faire La flor (Mariano Llinás, 2018). Laura Paredes et moi, nous sommes très bonnes amies, et d’une certaine façon, on réfléchissait à ce personnage alors qu’on créait d’autres choses. Puis lorsque le temps est venu de concevoir spécifiquement Trenque Lauquen, l’idée de retrouver ce personnage est devenue un point de départ.

Ensuite, elle a évolué, elle a même beaucoup changé. Dans Ostende, toute la fiction est construite autour de la possibilité du regard et de l’écoute. Tout ce qu’elle observe et ce qu’elle entend devient la source d’une fiction. Dans Trenque Lauquen, au contraire, on voulait qu’elle fasse partie intégrale de cette fiction. D’une certaine façon il y a une structure de continuation entre Ostende et Trenque Lauquen, lorsqu’elle retrouve des lettres et devient spectatrice de l’histoire qu’elle y découvre. Mais soudainement, dans la seconde partie du film, elle devient la protagoniste d’un récit de science-fiction, en compagnie de ces deux femmes qu’elle rencontre. L’idée était de générer un changement chez ce personnage, de la faire évoluer pour qu’elle arrive à un état de participation. Laura et moi, qui avons co-écrit Trenque Lauquen,nous le connaissions bien, ce personnage, c’était donc facile pour nous de le faire évoluer. Et on souhaitait aussi travailler avec des éléments de suspense qui étaient présents dans Ostende. Mais bien sûr, ce n’est pas exactement la même chose. J’ai dix ans de plus qu’à l’époque, j’ai fait deux films depuis.

TF: On dirait, justement, que le personnage de Laura traverse dans Trenque Lauquen certaines étapes phares de ta filmographie. La dernière séquence du film m’a beaucoup rappelé La mujer de los perros (Laura Citarella et Veronica Llinás, 2015) dans son questionnement de l’animalité, et de l’errance rurale.

LC: Oui, on peut trouver, je crois, tous mes films en tant que réalisatrice dans Trenque Lauquen. La mujer de los perros, c’était une sorte de fable, dans laquelle une femme habitait avec des chiens au milieu de la nature. Puis elle essayait de créer un système pour survivre de cette façon. Ce système était extérieur à la société, mais reproduisait les mêmes règles. Avec Trenque Lauquen, c’est autre chose, quelque chose de spirituel, lié au récit fantastique. Laura marche, par intuition, mais ne se rend nulle part. C’est peut-être encore plus animal, d’une certaine façon. Elle n’a ni futur ni passé. Du pur présent.


:: Laura Paredes dans Ostende [El Pampero Cine]

TF: Tes films travaillent une forme de pulsion d’’investigation. Laura observe le monde, les personnes qui l’entourent, avec l’intention d’y déceler des mystères potentiels, en interprétant de simples gestes qui pourraient pointer vers des agitations plus obscures. Mais tout à la fois, il semble y avoir un doute quant à la possibilité d’une révélation, d’une découverte, comme si on y traçait le chemin d’une enquête sans fin. Dans cette pratique de l’enquête, le chemin importe davantage que l’objet de l’enquête.

LC: Oui, ce mouvement, je crois qu’il est similaire au processus de création cinématographique. Tu te retrouves perdue, d’une certaine façon, sans réponses mais avec des tonnes de questions. Cette image, Laura, avec les lettres et les livres autour d’elle, était similaire à ce que j’avais fait moi-même avant la rédaction du scénario. J’étais ici, dans ma maison, avec ces livres qui formaient une carte. Un texte me menait à l’autre, un film m’en pointait un autre. Et ce chemin, cette enquête, c’est bien sûr un procédé nécessaire à la création, mais aussi à la vie. C’est toute une façon d’interagir avec la réalité. La façon dont Laura crée ce rôle de détective est très similaire.

Un personnage qui observe tout le temps a le potentiel de découvrir de petits secrets dans des lieux cachés, simplement parce qu’elle est attentive. Ce film a aussi lieu à Trenque Lauquen, une petite ville où on a l’impression de tout connaître de tout le monde. Dans une petite ville comme celle-là, il y a une forme de frontalité : on sait qui sort avec qui, qui a marié qui, etc.. Mais dans ce cas, on passe à côté de ces petits secrets, qui pourraient se cacher dans un lieu comme la bibliothèque municipale. Ces personnages, et cette ville, pour moi, sont très utiles. Je dis « utile », même si je n’aime pas ce mot du tout, et que je ne veux pas l’utiliser. Mais je ne trouve pas d’autres mots… En tout cas, ils t’aident, lorsque tu composes ce genre de narration.

TF: Ça me fait penser à une entrevue avec Jacques Rivette que j’ai lue récemment, où il discutait avec Jonathan Rosenbaum d’Out 1 (1971) et de Paris nous appartient (1961), deux films qui traitent d’enquête et de sociétés secrètes, sujets typiquement rivettiens. Il était pourtant très réfractaire aux interprétations qui y décelaient un intérêt pour la quête de sens, pour un certain désir de compréhension. Au contraire, il proposait que les sociétés secrètes n’étaient que des excuses, permettant à ses personnages de se rencontrer, de discuter de quelque chose. Il s’agissait finalement d’un chemin de traverse pour générer des relations.

LC: Oui, c’est ça ! Et avec ces récits, on peut construire des situations, et produire des images qu’on ne pourrait pas générer d’une autre façon. Enfin, on peut peut-être écrire un livre sur un personnage qui est toujours attentif aux mystères. Je parle souvent du roman Les détectives sauvages, de Roberto Bolaño, par exemple. Mais le cinéma a un pouvoir important de déplacement vers l’image, vers le regard. C’est quelque chose, qui apparaît aussi dans La mujer de los perros. La protagoniste est une observatrice de ce qui l’entoure. Et on peut tout faire à partir de cette posture d’observation. Rossellini, par exemple, fait des films avec Ingrid Bergman, qui n’est pas italienne, et en fait des films sur une femme qui observe cette réalité avec des yeux d’étrangère. Ou, en fait, non, elle n’observe pas la réalité, parce qu’on ne travaille pas ici avec la réalité. Mais en tous les cas, elle n’a qu’à se tenir, qu’à observer, regarder les volcans, dans Stromboli (1950), au milieu de nulle part, avec tous ces hommes qui travaillent. Cette image-là, elle est suffisante pour créer un film. J’ai commencé à comprendre alors que ces personnages attentifs, qui cherchent constamment la fiction dans les choses qui les entourent, étaient pour moi un point de départ vers la composition d’un film.


:: Veronica Llinás dans La mujer de los perros [El Pampero Cine]

TF: Quelque chose change, justement, entre Ostende et Trenque Lauquen. Si Laura garde, dans la majeure partie d’Ostende, ses secrets pour elle, il y a dans le plus récent film une emphase sur le partage du secret. Il y a un élément de contagion de ce désir d’enquêter que Laura génère chez les gens qui l’entourent, et tout particulièrement chez Ezequiel (Ezequiel Pierri). Je pense en particulier à une séquence vers la fin dans laquelle Ezequiel conduit, et la caméra s’attarde à une étrange et impressionnante structure bétonnée, quasi-extraterrestre, qui peuple le paysage de Trenque Lauquen et qui est un motif visuel récurrent du film. L’étrangeté de cette structure peut rapidement devenir quotidienne, et alors son mystère se dissipe. Mais Ezequiel, à ce moment, tourne la tête et l’observe à travers sa fenêtre, et à ce moment son regard rappelle celui de Laura.

CL: Oui, tout à fait, il y a une forme d’attitude contagieuse, puisque Laura fait bouger ceux qui l’entourent. Elle fait en sorte qu’ils observent la réalité d’une façon différente. C’est intéressant aussi ce que tu dis sur le secret. Laura partage avec Ezequiel le secret qu’elle découvre dans les lettres, mais ne lui dit rien sur ce qui se déroulera dans la seconde partie. Ce secret-là, elle le partage seulement avec son amie Juliana (Juliana Muras). Elle est très brillante, je trouve, dans ses décisions à savoir avec qui elle partage quel secret. Et un élément important dans le film est que les hommes veulent toujours avoir une compréhension de la réalité qui est rationnelle, stricte. Ils veulent trouver de la logique. Les femmes, elles peuvent dire : « Je m’en fous si je dois comprendre ceci ou non, je passe au travers, et je le vis. » Je crois qu’elle décide ainsi de raconter ce dernier secret à Juliana parce qu’elle comprend qu’Ezequiel ne possède pas la structure mentale pour comprendre. En fait, il ne comprend pas. Lorsqu’il termine l’écoute de l’enregistrement, il dit : « Je ne comprends pas. » Puis demande : « Qu’est-ce qu’on doit faire ? » Juliana répond : « Rien. » [Rires.] D’une certaine façon, c’est intéressant de voir avec qui elle partage quoi.

TF: C’est comme si, au moment de sa disparition, elle partageait à plusieurs personnes des fragments de mystère, pour générer une invitation à la rencontre. Et Trenque Lauquen, dans sa structure en multiples parties, dans ses embranchements et ramifications, préfère errer plutôt qu’aller droit au but. La connaissance est toujours partielle. C’est Rafael qui dit à Ezequiel : « Tu connais une Laura, moi j’en connais une autre. » Est-ce que c’était un élément important de la scénarisation, cette subjectivité du savoir ?

LC: Je crois que quand nous avons commencé à structurer le film, nous avons beaucoup pensé à Citizen Kane (Orson Welles, 1941), à l’idée de composer un personnage à partir du point de vue de plusieurs autres personnages, et créer des versions de Laura, ou peut-être des visions de Laura, si on était Dylan. L’idée était de rendre clair qu’il était impossible d’arriver à une compréhension concrète d’un personnage. Dans Citizen Kane, tout le film vise à comprendre Rosebud, et personne ne comprend. C’est seulement la caméra qui sait, et par elle qu’on nous donne la clé. Mais moi je ne voulais pas donner cette clé. Pas parce que je ne voulais pas qu’on comprenne le film, mais parce qu’il est impossible, je crois, de comprendre le mystère d’une personne qui prend des décisions à partir de son intuition. On ne peut pas accéder à ce mystère, et si tu veux faire un film sur le mystère, ce qui est le cas de Trenque Lauquen, ça ne fonctionne que si quelque chose reste incompris.

Je parle souvent de Thoreau, que j’aime beaucoup. Je me souviens dans Walden, il dit quelque chose comme : « Si tu veux comprendre une montagne, où te tiendras-tu pour l’observer ? Si tu choisis tel endroit singulier, c’est impossible. Ce que tu peux faire, c’est marcher autour, et observer des aspects de la montagne. » C’est la même chose, pour moi, avec les personnages. Si tu veux te diriger vers le mystère, il faut que tu marches autour de ce personnage, mais tu ne peux pas donner une vérité finale sur celui-ci. La psychanalyse essaie de faire ce genre de choses, le problème c’est ton père, voici, voilà, blabla… Mais je crois qu’il y a quelque chose d’encore plus mystérieux, et d’inexplicable. Si on a cette approche au cinéma, on peut jouer avec le mystère de façon illimitée. Et avec Trenque Lauquen, l’idée était que rien ne puisse générer cette fermeture du sens. On me dit souvent, « c’est un récit ouvert », mais non ! Ce n’est pas un récit ouvert, puisqu’il ne donne pas d’indices qui visent à composer sa propre version. Le film est à propos de ce sentiment même de ne pas savoir, et tente de trouver un plaisir dans cette sensation d’incompréhension, afin de saisir que les plus beaux éléments du mystère résident dans l’incompréhension.

TF: Cette image de la montagne est très évocatrice. On pourrait aussi s’attendre à une réponse qui postulerait que pour connaître la montagne, il faille en faire l’ascension, atteindre son sommet pour la maîtriser. La marche circulaire, au contraire, donne l’impression qu’il n’y a pas de moment clair où la compréhension peut être confirmée. C’est plutôt une dynamique constante d’attention.

LC: Oui, tout à fait. Et lorsque tu revenais sur la montagne et l’ascension, ce que j’avais en tête, c’était l’utilisation des drones au cinéma. J’ai vu un film il y a peu de temps, qui était intéressant, mais soudainement il y avait ce plan de drone. Je me suis demandé : pourquoi cette image, si différente des autres dans ce film ? Pourquoi me choquait-elle autant ? C’est que d’une certaine façon, elle tentait de gravir la montagne, de dire « la montagne, c’est ça ». Ce genre d’invention, la haute qualité, le 8K, tout ce qui vise à une standardisation de la qualité visuelle, ce sont des tentatives de conquérir l’image pour qu’elle explique les choses. On dit avec ces images : « Voilà, maintenant tu observes toute la montagne. » Mais même de cette façon, on ne parle pas vraiment de la montagne, on ne fait que la relayer, la documenter. Les nouvelles technologies tentent toujours de nous donner l’impression qu’on pourra voir davantage qu’on ne pouvait avant, en liant leur qualité à une forme de réalité, de vérité. Pourtant, les drones, c’est si peu poétique. C’est horrible, je déteste ces images de drones ! Et au contraire, voyager autour de la montagne devient une tactique pour s’assurer que le cinéma reste mouvement, qu’il se transforme, que son langage s’étende.

TF: C’est aussi une forme de respect vis-à-vis de l’objet observé, afin de lui laisser des parts impossibles à grapiller, à comprendre. Je pense que l’histoire de Lady Godiva, qui apparaît dans Trenque Lauquen, est un bon exemple du danger d’une observation qui souhaite capter. Et dans l’image du Peeping Tom se retrouve aussi un danger de la découverte.

LC: Oui, et ce Peeping Tom dans le récit de Lady Godiva est puni. Il est aveuglé. Ça devient un tabou, cette image de l’enquête vis-à-vis de ce qui serait trop intime. C’est pourquoi le personnage de Laura, par sa discrétion, son invisibilité, est nécessaire. C’est pourquoi Rafael, qui parle fort, s’étend partout où il va, ne peut rien trouver dans son enquête. Les secrets ne sont pas faits pour ce genre de personnes.


:: Laura Paredes (Laura) et Ezequiel Pierri (Chicho) dans Trenque Lauquen [El Pampero Cine]

TF: Je trouve aussi intéressant que la figure de l’enquête reste dans Trenque Lauquen liée à une investigation intime, par les ami·e·s et les connaissances. Elle n’implique pas de danger, ni de contribution étatique. Laura disparaît, mais personne ne mentionne la possibilité d’une enquête policière. Était-ce un choix conscient? Cette omission, elle me semble aussi peut-être politique.

LC: Oui, c’était un problème auquel on a réfléchi. C’est intéressant parce que personne, à travers toutes les projections, ne m’avait posé de question sur les disparitions en Argentine, qui relèvent d’enjeux très importants, qui sont des évènements qui apparaissent dans peut-être 50 % des films argentins. Mais l’autre jour, quelqu’un finalement m’a posé la question. Pourtant, quand j’ai commencé à réfléchir à l’idée d’une femme qui décide de partir, je suis revenue à L’avventura (Michelangelo Antonioni, 1960). Je me suis demandé comment faire une fiction sur une femme qui fuit de son plein gré. On s’attend du cinéma aujourd’hui qu’il représente le réel, les problèmes sociaux, et il est difficile de réaliser un film autour de cette idée. Alors comment la fiction peut-elle supporter ce récit d’une femme qui s’en va ?

Peut-être avons-nous réussi à retirer l’impression de danger, face à cette femme qui disparaît. Et le film travaille, dans ses premières minutes, à nous sécuriser face à l’idée d’une violence, d’un enjeu social ou politique. Mais c’était quelque chose qu’on devait travailler, parce qu’aujourd’hui, même en critique, on ne sait pas comment réfléchir la fiction. Mais elle peut pourtant travailler avec un autre type d’image, qui suppose aussi un autre type de relation à la réalité. Mais il y a quelque chose de bien, avec Trenque Lauquen, parce que le film installe la possibilité d’être lu autrement qu’un film sud-américain sur le problème argentin. Bien sûr, c’est possible de réfléchir à ces questions à partir du film, mais nous l’avons conçu comme un objet qui pouvait aussi se défendre face à ces lectures.

D’ailleurs, tous les personnages plus patriarcaux, masculins, tentent de trouver Laura, et de comprendre ce qui se passe, parce que l’image de la femme qui disparaît, aux yeux des hommes, est toujours liée à la folie. Ce n’est pas lié à ton désir, mais à un problème que tu subis : devenir folle. C’était pour moi une façon de graver cette image dans un film, la fuite d’une femme sans raison. Thoreau a aussi écrit un essai, qui s’appelle « Walking » et qui apparaît dans le film. Il y parle de la marche sans destination. Être perdu·e dans le monde, ça ne veut pas dire que tu as un problème, mais simplement que tu veux marcher.

TF: On discute beaucoup d’une résistance du film à capter une réalité. Je crois pourtant qu’il y a un jeu avec le réel qui n’est pas un commentaire politique, mais lié aux conditions de sa création. Par exemple, presque tous les personnages partagent le nom de leur interprète. J’avais l’impression, et c’est encore plus probant si on a une familiarité avec les autres films d’El Pampero Cine, qu’on accède à de véritables relations hors de la fiction, qu’on devient témoin d’une communauté de création qui laisse ses traces dans le récit. C’est une question qui revient également, dans la seconde partie, cette recherche d’une communauté, d’un noyau de liens. Cet aspect communautaire a-t-il influencé ta pratique ?

LC: Oui. Je crois que les films qu’on fait sont influencés par la façon dont on les fait. Ezequiel, par exemple, est mon mari. Ce n’est pas un acteur. Il travaille dans le cinéma, alors il possède tous les outils nécessaires à la performance. Mais lorsque je visionne le film, je le vois, et me dis : « Ce n’est pas un acteur, il est simplement lui-même. » Le film, alors, devient un document où des gens jouent leur propre rôle, tout en étant protégé·e·s par la fiction. Et ce n’est pas du tout qu’il s’agit d’un film sur Ezequiel, l’homme qui habite avec moi, mais que beaucoup d’éléments qui proviennent de cette personne transparaissent dans l’image.

C’est la même chose avec ma grossesse, notre voyage en Italie, qui apparaissent dans le film. Ce sont des façons de produire des images qui, bien sûr, documentent la réalité d’une certaine façon, mais qui possèdent une structure qui permet d’éviter que le film devienne une forme d’autobiographie de la réalisatrice. Maintenant c’est tellement fréquent de trouver des films sur des réalisateur·ice·s qui parlent de soi, de leur famille. Ce qui apparaît dans le film, c’est ma vraie famille dont une partie se trouve en Italie, mais je ne fais pas un film sur ma famille. C’est lié, ce mélange de réel et de la fiction, à notre façon de produire à travers une pratique amateure. D’ailleurs, je pense qu’amateur est lié étymologiquement au mot « amour » ! Il faudrait faire une recherche.

TF: Oui ! Effectivement, je viens de vérifier, ça vient du latin amare, aimer !

LC : Alors, il faut vraiment utiliser ce mot. C’est bien, amateur ! Je préfère amateur à professionnel. Je ne suis pas professionnelle. On a fait ce film à Trenque Lauquen, on est arrivés dans nos voitures, avec nos enfants. Ma mère, ou Mariano Llinás, le mari de Laura Paredes et mon collègue, s’occupaient des enfants. Je veux dire… Il y a cette ambiance qu’on peut sentir dans le film, à cause de la méthode qu’on emploie. Ce que tu peux peut-être ressentir dans tous les films d’El Pampero Cine. Mais dans ce cas-ci, c’est particulier, comme tu le dis, parce que d’une certaine façon, tout le monde crée un personnage, mais ces personnages sont aussi créés à partir de ce que ces personnes sont dans la vraie vie. Cette idée de la curiosité, que Laura possède, c’est aussi quelque chose qui me représente. Cette relation de voyeuse devant la vie. Laura Paredes aussi est comme ça. On ne peut pas savoir où la vie commence, où le cinéma commence. Mais ça n’a rien à voir avec le fait de souhaiter représenter la réalité, et c’est ce paradoxe qui est intéressant.

TF: Ce n’est pas n’importe quelle communauté de création qui pourrait marquer le film de cette aura de confiance, de jeu mutuel, comme prédisposition nécessaire à la pratique amateure que tu discutes. C’est presque une forme tripartite — amateur, amour, attention —, qui permet cette impression d’intimité.

LC: J’aime bien cette idée. C’est incroyable, parce que je crois que c’est la fiction la plus imposante que j’aie fait, parce qu’elle est très longue, mais en même temps c’est aussi le film le plus personnel. Cassavetes, lui aussi, était un maître de ce genre de travail, s’enfermant dans une maison avec ses amis, sa femme, en préparation au tournage. Je suis aussi professeure de cinéma et lorsque je suis avec mes élèves, ils réfléchissent à un film qui serait petit comme si c’était un film sans ambition. Ils pensent que ça veut dire un film sur leur famille, sur leurs archives, par exemple. Ils pensent que leur vie est très intéressante. Moi, je ne crois pas que la vie de qui que ce soit puisse être intéressante ! [Rires.] Peut-être celle des gens célèbres, et on fait des biopics, mais même dans ces cas-là… C’est vraiment ça pour moi, l’idée de Pampero Cine : de petites productions, de petits moyens, de petites structures, qui ne signifient pas que ce sont des films sans ambition.

TF: As-tu eu la chance de projeter le film à Trenque Lauquen ?

LC: Oui, il y a deux semaines ! Et c’était la meilleure projection de toutes. C’est drôle, le film est allé un peu partout dans le monde, mais quand j’ai réalisé que les gens de Trenque Lauquen allaient le voir, c’était impressionnant. J’étais nerveuse et insécure. Comment allaient-ils réagir ? Et je crois que tout le monde était très ému, ils observaient et peut-être se disaient : « Ah, ça, c’est ma maison ! »

J’ai filmé la projection. Un peu comme Goodbye Dragon Inn (Tsai Ming-liang, 2003). Enfin, pas exactement comme ça ! [Rires.] Je devais créer un court métrage pour un festival en Belgique, et j’ai décidé de réaliser au sujet de cette projection. Il y a le public qui était devant le film, et aussi moi qui attendais dans le bar en face du cinéma, où le personnage de Laura dans le film rencontre souvent Ezequiel. J’attendais, donc, que le film se termine. Et je regarde ces jours-ci les rushes, et c’est incroyable… Dans le public, les gens se parlent entre eux, c’est très émouvant. Je crois qu’il y avait une fierté. Même si certaines personnes n’ont pas aimé le film, j’imagine, je ne sais pas. Mais il y avait un choc, dans la ville, et plein d’émotions… La plus belle expérience que j’aie eu avec Trenque Lauquen.


:: Trenque Lauquen [El Pampero Cine]

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Article publié le 24 mai 2023.
 

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