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Entrevue avec Aharon Keshales et Navot Papushado

Par Mathieu Li-Goyette
Tout deux originaires d'Israël, Aharon Keshales et Navot Papushado avaient retenu l'attention de tout le monde en 2010 avec la présentation de Rabies au Festival Fantasia. Cette année, ils étaient de retour pour Big Bad Wolves, un film audacieux qui pige dans le bagage culturel et national de ces créateurs des métaphores surprenantes sur la guerre au Proche-Orient. Ils nous ont accordé cet entretien fleuve sur les débuts de leur carrière ainsi que sur les problèmes de représentation de la violence et des Palestiniens.

Panorama-cinéma : Comment vous est venue l'idée pour ce film bizarre situé dans un pays qui ne nous a pas habitués à des films de genre aussi ludiques?

Aharon Keshales : Nous avons vu beaucoup de films de vengeance et, avec le temps, nous avons voulu en faire un via le point de vue d'un pédophile poursuivi par la police. Ensuite, l'idée de le faire à partir du point de vue de la victime nous a obsédés... Finalement, à force de voir des films du genre, nous en sommes venus à nous inspirer des thrillers coréens. Puisque Big Bad Wolves aurait pu être notre dernier film, nous avons tenté de faire tous ces genres à la fois. Nous sommes allés à la rencontre de notre producteur et nous avons dit vouloir faire un film sur Dirty Harry qui mettrait les pieds dans un film coréen... le tout raconté par les frères Grimm!

Panorama-cinéma : Vous pensiez que Big Bad Wolves pourrait être votre dernier film?

Navot Papushado : Il plaisantait! (rires)

Aharon Keshales : Pas tant! Israël est un nouveau venu sur la scène du cinéma de genre. Nous avons fait Rabies en 2010 et maintenant nous voilà en 2013 et Big Bad Wolves n'est que le deuxième film de genre a y être produit. Dans le circuit international, lorsque nous allons à Fantasia ou encore dans d'autres festivals, la réception des films nous donne énormément d'énergie pour continuer ce que nous faisons et tenter, petit à petit, de changer notre industrie. Nous blaguons beaucoup sur ce sujet entre nous, surtout que nous venons d'utiliser l'argent des fonds publics pour mettre en scène l'histoire d'un pédophile... et c'est une comédie! Si le gouvernement nous met derrière les barreaux, nous ne les blâmerons pas!

Panorama-cinéma : Comment avez-vous donc trouvé votre financement?

Navot Papushado : Rabies a été nettement plus difficile à financer parce que c'était le premier film de genre israélien, mais parce qu'il a eu un succès considérable chez nous comme à l'étranger, une des plus importantes bourses du gouvernement nous a manifesté son support assez rapidement... Jusqu'à financer le film au complet. Après que Rabies et Big Bad Wolves aient remporté quelques prix à l'étranger et qu'ils aient été achetés par Magnolia pour une distribution nord-américaine, il faut dire que les portes se sont ouvertes plus facilement pour nous en Israël.




:: Rabies
(Aharon Keshales et Navot Papushado, 2010)


Panorama-cinéma : Est-ce que vous y avez grandi tous les deux?

Navot Papushado : Oui. Nés et éduqués là-bas.

Panorama-cinéma : Et comment êtes-vous tombés dans la marmite du genre?

Aharon Keshales : Mon père a fait une erreur quand j'étais très petit et m'a laissé regarder Death Race 2000 à l'âge de 6 ans et c'était parce qu'à 5 ans, j'avais déjà vu Orca! Depuis, la fin de ce film est demeurée complètement gravée dans mon cerveau, tellement que très rapidement, je suis devenu un consommateur régulier de VHS qui traînait toujours au club vidéo du coin. Je regardais tout ce qui me tombait sous la main parce que ce ne sont pas tous les films américains, italiens ou japonais qui se rendaient jusqu'à nos écrans, alors il fallait les trouver.

Navot Papushado : Pour ma part, j'ai grandi dans un environnement très cinéphile. Mon grand-père était protectionniste, alors j'avais accès gratuitement à une tonne de projections et il n'y avait pas de limite d'âge pour moi étant donné que j'étais son petit-fils. Aharon et moi avons ensuite grandi en regardant attentivement les films de Steven Spielberg, George Lucas et tout ce qui s'était fait dans le genre durant les années 80 et 90. Nous avons toujours rêvé d'aller au cinéma, d'acheter du popcorn, une grosse boisson gazeuse et de regarder un film israélien qui pourrait être aussi divertissant que les films de notre jeunesse. La majorité des films de notre pays sont des drames politiques qui parlent soit des conflits idéologiques, soit de la guerre, soit de l'holocauste et ça nous donne constamment l'impression d'aller au cinéma pour recevoir une leçon d'école. C'est en grande partie pour ça que nous voulions faire ce genre de films.

Panorama-cinéma : Et comment vous êtes-vous rencontrés?

Navot Papushado : Nous nous sommes rencontrés à l'université parce qu'il était mon professeur de cinéma... Et il était le seul qui m'encourageait à suivre ma propre voie alors que les autres voulaient me diriger vers ces drames politiques ou ces films de familles dysfonctionnelles. En plus, il était à l'époque un des critiques de cinéma les plus célèbres du pays, alors après m'avoir répété à maintes reprises de partir faire mes films déglingués, il m'a dit que je devrais arrêter de rêver, qu'il m'accompagnerait et qu'ensemble, nous ferions le premier slasher de l'histoire du cinéma israélien.

Panorama-cinéma : Est-il toujours le professeur sur le plateau?

Navot Papushado : J'apprends encore énormément de lui. Par exemple, j'adore sa manière de travailler l'hébreu, sa façon de l'écrire, de le comprendre... Je ne pense pas qu'aucun scénariste ne soit capable de l'égaler en Israël. Et c'est aussi rassurant d'être avec un adulte sur le plateau. (rires)

Aharon Keshales : Bien sûr, c'est moi l'adulte maintenant! Nous relation d'apprentissage est tout à fait mutuelle. La première fois que j'ai rencontré Navot, il venait de réaliser un film situé dans un bunker avec des acteurs parlant parfaitement allemand. Il l'avait fait pour 100$ et lors de sa première année d'étude seulement! Je n'en revenais pas. Pourquoi personne en Israël n'avait-il pu en faire autant par le passé? Nous avons commencé à passer de plus en plus de temps ensemble, apprenant l'un de l'autre, allant voir tous les films tout en discutant longuement à leur sujet... Sauf quand il est question de films d'auteur ou de mélodrames européens. Mon cœur de critique est toujours là et j'aime encore mes Fellini, mes Godard, mes Antonioni. Navot, lui, me dit de ne pas le déranger avec ça et de revenir le voir quand je serai à nouveau dans ma phase Tarantino, ma phase frères Coen!

Navot Papushado : Exactement! (rires)

Panorama-cinéma : Navot, vous parliez du grand talent d'Aharon dans la maîtrise de l'hébreu écrit. Cela veut-il dire qu'à la scénarisation, il travaille principalement sur les dialogues et vous sur la structure?

Navot Papushado : Bonne question... Pour être honnête, nous sommes rendus à un point où nous ne voyons plus nos contributions personnelles dans le scénario ou même la mise en scène. Quant à sa maîtrise de l'écriture, c'est vrai qu'elle nous aide beaucoup. C'est qu'Aharon, dès l'école élémentaire voulait être critique et n'a jamais cessé de se pratiquer.

Aharon Keshales : Oui, c'est vrai. Dans mon livre de graduation de l'école élémentaire, c'était déjà écrit que je voulais être à la fois critique et professeur de cinéma...

Navot Papushado : Il ne vous le dira pas, mais il maîtrise l'hébreu comme pas deux. Il parvient à trouver des sonorités et un rythme qui soit à la fois moderne et juste, ce qui est extrêmement périlleux avec une langue si difficile. J'ai immédiatement vu son potentiel pour l'écriture des scénarios; il écrivait déjà ses critiques comme un conteur. Puis lorsqu'on collabore, notre chimie nous permet de ne jamais nous piler sur les pieds, comme si nous partagions le même cerveau.




:: Big Bad Wolves
(Aharon Keshales et Navot Papushado, 2013)


Panorama-cinéma : Si vous voulez bien, revenons-en à Big Bad Wolves et à ce père qui, en plus d'avoir un pistolet allemand Glock, a du Wagner sur son téléphone portable.

Aharon Keshales : Nous ne voulons pas faire la morale à nos spectateurs, mais nous avons toujours aimé ce genre d’allusions à notre histoire, notre culture, notre peuple. Alors quand vous avez un héros qui s'avère être un antagoniste, qu'il écoute Wagner et qu'il se sert d'un Glock, vous vous retrouvez en plein milieu d'une zone grise stipulant qu'un monstre se cache potentiellement en chacun de nous. Et dans ce film, tout le monde est un monstre à sa manière, tous, sauf le cowboy arabe qui en ressort comme le chevalier blanc.

Navot Papushado : Il fume un calumet de la paix!

Aharon Keshales : Exactement. C'est le genre de choses que, si vous les remarquez, vous aurez une relation plus complice avec le film, mais si vous les ratez, vous aurez tout de même du plaisir à le regarder.

Panorama-cinéma : Est-ce que ces références à l'holocauste sont encore aussi pertinentes dans la culture populaire israélienne en 2013?

Ahardon Keshales : Malheureusement oui. Par exemple, il y a encore des gens qui refusent d'acheter des produits fabriqués en Allemagne.

Navot Papushado : Lorsque nous faisions la colorimétrie de Rabies à Berlin, la technicienne responsable du film nous demandait si nous avions délibérément montré un berger allemand mort dans le film. Je lui ai répondu que je ne comprenais pas le sens de sa question... Il fallait voir le visage déconfit de cette femme, bégayant :« Mais oui, vous savez, ce qui s'est produit durant la Seconde Guerre mondiale... », et nous de répondre : « Quoi? Que s'est-il passé? ». Nous blaguions et je crois qu'elle nous en a vraiment voulu! (rires)

Pour revenir à votre question, l'holocauste est encore un tabou très présent dans notre société. Chez nous, un certain instinct de survie nous est transmis par nos parents, puis par notre société qui multiplie les commémorations nationales, les slogans du type « Nous devons survivre à tout prix » et dans notre film, nos personnages vont justement flirter avec la folie au nom de la survie de leur lignée et de la vengeance. C'est une grande allégorie d'Israël, pourrait-on dire. Pensez à toute la torture présente dans le film, elle est toujours menée au nom du bien, au nom de la survie. Je pense que quelques fois, nous nous perdons nous-mêmes dans cette quête de la survivance...

Panorama-cinéma : Concernant ce personnage palestinien sur son cheval, il blague sur le fait que l'Israélien soit surpris de le voir muni d'un iPhone... Comment sont-ils généralement représentés dans votre cinéma?

Aharon Keshales : Je crois que jusqu'à Big Bad Wolves, ils étaient soit des terroristes qui luttaient contre notre état...

Navot Papushado :
Soit des victimes.

Aharon Keshales : Il n'y a pas beaucoup de films où ils sont représentés comme des gens normaux... vous savez, des personnes au téléphone, ou attablées en train de lire un journal. Il y a un téléroman israélien qui est assez remarquable à ce niveau cependant. Ça s'appelle Arab Labor et c'est écrit par un arabe, un auteur qui se nomme Sayed Kashua (nous avions l'habitude de dire qu'un travailleur qui ne rend pas un bon résultat à fait un travail d'arabe...). C'est une grande comédie de situation qui porte un regard extrêmement ironique sur la manière dont nous les voyons. Ça porte sur un nouveau voisin, un Palestinien qui débarque à Israël et que tout le monde croit être un terroriste, mais dans les faits, ce n'est qu'un homme comme vous et moi qui essaie de mener sa vie tranquillement.

Navot Papushado : En fait, concernant le Palestinien dans Big Bad Wolves, il provoque les deux scènes les plus normales et conventionnelles du film. Quand il se pointe, ce n'est plus une comédie, ni un thriller, ni un film d'horreur. Quand Aharon est arrivé avec cette idée d'injecter un peu de réalisme en plein milieu d'une séquence angoissante, question de baisser le ton d'un cran, j'ai tout de suite trouvé ça original.

Panorama-cinéma : Le film respire mieux ainsi...

Navot Papushado : Exactement.

Panorama-cinéma : Au sujet de la direction photo. Tout est tellement soigné, tellement verni et bien monté. Le film m'a laissé pantois dans sa manière de calculer les moindres déplacements de caméra. Étant donné que vous travaillez en binôme, je suppose qu'il est encore moins question d'improvisation.

Aharon Keshales : C'est très flatteur. Nous sommes très précis avec notre échéancier de tournage et nos découpages. La finition du film doit aussi beaucoup à Giora Bejach, le meilleur directeur photo d'Israël. C'est d'ailleurs lui qui a travaillé sur Lebanon, de Samuel Maoz, qui se déroule essentiellement à l'intérieur d'un char d'assaut. Lorsque nous avons vu ce qu'il pouvait faire à l'intérieur d'un tank, nous nous sommes dit qu'il fallait absolument l'en faire sortir.

Navot Papushado : Lorsque nous avons commencé à travailler avec Giora, il nous a immédiatement dit que nous devrions contredire ce qu'on s'attend habituellement des films en huis clos. Selon lui, nous ne devions pas nous contenter des gros plans et des pénombres de la pièce. Au contraire, nous devions utiliser les arrière-plans et les avant-plans pour cloisonner les personnages à l'intérieur même de nos cadres en éclaircissant du même coup nos zones d'ombres. Ainsi, au lieu de voir de la noirceur, le spectateur voit à travers elle, réalisant qu'elle ne cache rien...

Panorama-cinéma : Ce qui est bien plus terrifiant.

Navot Papushado : C'est ce qui arrive lorsqu'on utilise beaucoup des objets dans le cadre pour le resserrer.

Panorama-cinéma : Ça devient un cadre dans un cadre.

Aharon Keshales : Et nous adorons ça.




:: Big Bad Wolves (Aharon Keshales et Navot Papushado, 2013)


Panorama-cinéma : Parlant de mise en scène, je n'ai pas pu m'empêcher de penser aux frères Coen en regardant Big Bad Wolves.

Aharon Keshales : J'ai regardé chacun de leur film au moins quatre ou cinq fois déjà. Fargo est ma bible lorsqu'il est question d'écrire un scénario. J'adore la manière qu'ils ont de jouer avec les différents genres et sous-genres d'un film, leur façon de les mélanger, de les fusionner à l'aide de l'ironie et de la comédie. J'aime leur langage. Celui qu'ils ont imaginé pour Fargo en est un qui devrait être étudié pour des années à venir... Nous avons aussi été influencés par Quentin Tarantino et par Kim Jee-woon qui a réalisé I Saw the Devil, un film qui nous a beaucoup inspirés pendant l'écriture de Big Bad Wolves.

Panorama-cinéma : Maintenant, parlons de « torture porn ».

Navot Papushado : Qu'est-ce qu'elle a, la « torture porn »? (rires)

Panorama-cinéma : On ne se le cachera pas, c'est une mode dans le cinéma de genre. Pensons à Hostel, à Saw, à Human Centipede et à tous ces films d'exploitation réalisés depuis le milieu des années 2000. Vous ne tombez jamais totalement dans cette catégorie, vous en éloignant toujours au bon moment. Était-ce important pour vous de ne pas faire un « torture porn »?

Aharon Keshales : Nous voulions faire un « torture porn » intelligent. Même lorsque nous avons réalisé Rabies, nous pensions beaucoup à la représentation de la violence. Nous n'aimons pas la violence nihiliste où vous torturez pour le plaisir de torturer simplement pour voir jusqu'où vous pourrez vous rendre... Parce que vous pourrez vous rendre aussi loin que vous pouvez et quelqu'un d'autre ira plus loin et violera un nouveau-né dans A Serbian Film. Et ça, c'était simplement dégoutant.

Navot Papushado : Tout à fait dégoûtant.

Aharon Keshales : Nous voulions faire un thriller qui soit mené par ses personnages et leur profondeur... Parce que de cette façon, la violence a encore plus de sens, et ce, même si les scènes de torture semblent moins intenses qu'ailleurs. Si vous ne ressentez rien pour vos personnages – ce qui est de plus en plus le cas dans les films d'horreur et les thrillers d'aujourd'hui –, vous pourrez scier votre personnage en deux et le public se contentera d'applaudir pour en demander plus. Nous ne voulons pas ce genre d'effet. Nous voulons que notre public nous prie d'arrêter de torturer nos personnages parce qu'il les apprécie.

Navot Papushado : Si vous prenez votre temps pour écrire vos personnages, vous soulèverez des questions plus facilement et vous mettrez le public dans une zone grise où il sera pris à se questionner, à s'immerger dans le film. Ce n'est pas intéressant de voir jusqu'où la violence peut aller. Par contre, c'est intéressant de voir où elle peut aller.

Aharon Keshales : Vous pouvez aller jusqu'au bout des effets spéciaux aujourd'hui. Vous pouvez tout montrer. Pensez à ce que Gaspar Noé a fait avec l'extincteur et le visage décharné dans Irréversible. Cette violence devient ennuyante.

Panorama-cinéma : Parce qu'elle n'a pas de sens.

Navot Papushado : En effet. Les films montrent de plus en plus le corps des femmes. Un jour, les cotons ouatés redeviendront sexy! Nous avons tout vu. Pourquoi ne faisons-nous pas un pas en arrière maintenant?


Traduction de l'anglais au français et retranscription : Mathieu Li-Goyette
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Article publié le 1er août 2013.
 

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