DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Entrevue avec Ivan Grbovic & Sara Mishara

Par Mathieu Li-Goyette
Dans un café du Mile-End, c'est la tempête journalistique. Dans l'oeil du cyclone, Ivan Grbovic et sa coscénariste, directrice de la photographie et compagne Sara Mishara donnent des entrevues à la chaîne. Généreux malgré le peu de temps qu'ils ont à nous accorder (l'avion attend), Grbovic et Mishara brillent de complicité, aiment parler de cinéma et de Roméo Onze, ce premier long métrage à la fois classique et tout à fait atypique. Retour sur des premiers pas prometteurs, sur l'endossement du « coming of age » comme structure d'un scénario, mais surtout, discussion avec deux individus dont la maturité artistique n'est déjà plus à prouver.

PASSAGE(S) À L'ÂGE ADULTE

Panorama-cinéma
: Au départ, vous disiez vouloir faire un court métrage avec l'histoire de Roméo Onze.

Ivan Grbovic : Oui. C'était un court métrage sur un jeune garçon handicapé libanais. C'est devenu un long métrage parce que j'ai réalisé que c'était un thème pouvant être intéressant, universel, sans nécessairement être axé sur l'idée de l'étranger. J'ai décidé d'explorer et de décliner les rapprochements possibles entre moi et lui comme les thèmes de la timidité, du manque de confiance et l'aisance avec les femmes. Je me sentais très proche de lui.

Panorama-cinéma : Aussi parce qu'il est fils d'immigrant?

Ivan Grbovic : Ça m'a influencé. Il a un parcours qui s'apparente à celui d'un fils d'immigrant et c'est une enfance qui diffère en plusieurs points de l'enfance « moyenne » au Québec. On voulait que ce soit un reflet de notre enfance, à Sara et à moi. Nous ne voulions pas axer notre discours sur cette différence, nous voulions que ce soit sa réalité. Il y a des gens qui vivent au Québec et qui ont des parents différents, qui vont à l'église chrétienne maronite et non à l'église catholique. C'était un thème silencieux du film, une petite volonté dans le film de faire un long métrage sur l'immigration. Ce n'est pas Monsieur Lazhar. Il n'y a pas de guerre, ni de racisme. Jamais un personnage va reprocher à Rami son identité. Ce n'est pas un film sur les accommodements raisonnables.

Ivan Grbovic

Panorama-cinéma : Filmer une communauté ethnique qui était différente de la vôtre vous a-t-il fait hésiter avant d'entamer l'écriture du scénario?

Ivan Grbovic : C'est un monde que nous connaissons très bien, celui des immigrants. Je ne voulais pas non plus faire un film autobiographique dans une communauté serbe, mais plutôt tout simplement raconter une histoire. D'apporter le film dans une communauté libanaise me permettait surtout de montrer un autre genre de personnages dans un contexte québécois. Ça me permettait aussi, puisque je suis très curieux, de faire énormément de recherche. J'aime quand le scénario n'est pas clos, quand il y a de la matière à ajouter, à définir en visitant des lieux. Lorsqu'on veut décrire une église, on doit la visiter, enquêter...

Sara Mishara : C'est assez inspirant lorsqu'on sort de notre quotidien. Même si nous vivons à Montréal et que nous sommes dans une routine, ce genre d'écriture nous permet de voir ces choses qui nous dépassent, qu'on ne voit pas et ce genre d'écriture permet d'aborder de nouveau, sous un regard frais, des lieux que nous pensions connaître. Ivan a aussi réalisé beaucoup de scènes en libanais.

Ivan Grbovic : Never again. [rires]

Sara Mishara : Et maintenant, on ressent le besoin de faire un film dans une langue que l'on comprend.

Ivan Grbovic : Pour un premier long métrage, décider de le faire dans une langue que je ne comprends pas et avec des non-acteurs...

Sara Mishara : Mais c'est intéressant parce que ça nous force à regarder les plans non seulement par le dialogue, mais aussi par le style visuel en se demandant si les intentions étaient respectées. C'était tout un travail de concentration.

Panorama-cinéma : Le choix de la famille libanaise vous permettait-il aussi d'avoir un père plus austère, de rechercher des tons de couleurs plus particuliers?

Ivan Grbovic : Peut-être, mais le modèle un peu « traditionnel » de la famille de Rami se retrouve aussi dans d'autres communautés.

Sara Mishara : D'ailleurs, la maison dans le film est une maison italienne et très peu de choses ont été changées. Quelques détails l'ont été, mais nous avions le sentiment d'être dans une maison d'une famille influente et nous nous sommes rapidement rapprochés de la maison libanaise.

Ivan Grbovic : On voulait s'éloigner des histoires de famille d'immigrants ayant de la difficulté à payer le loyer. Ici, c'est une famille qui vit une vie parallèle à d'autres familles québécoises bien établies. Leur fils parle arabe, mais aussi le français avec un joual québécois avec lequel on peut facilement s'identifier. Nous avons aussi beaucoup aimé la maison pour ses coins sombres qui nous rappelaient que ce qui se passait dans la tête de Rami était un secret. Il y a beaucoup de coins ombrageux dans cette maison laissant entendre beaucoup des non-dits. Moins on en voit, plus on sent qu'on ne saisit pas l'image complète du récit.

Sara Mishara : En travaillant avec un budget restreint, on a pas souvent les moyens de créer des environnements à partir de rien. Le choix des locations dicte l'image, c'est donc important de choisir d'abord des lieux qui nous permettent d'avoir l'ambiance désirée.

Panorama-cinéma : Ali Ammar semble correspondre exactement au personnage que vous avez écrit. Est-il arrivé avant ou après le film?

Ivan Grbovic : Le film a été écrit et n'a pas été modifié pour lui sauf pour une scène dans l'hôtel lorsqu'il est devant le miroir. C'est étrange à dire, mais j'ai pensé à ce personnage et je l'ai trouvé par hasard dans la réalité. Je trouve ça amusant parce qu'on a fait un casting sauvage et au collège Ahunstic, le professeur d'Ali a vu une annonce sur le babillard : « Recherche un acteur de 22 ans d'origine libanaise avec un handicape modéré de diplégie spastique ». Son prof a dû rire et penser que c'était une farce parce qu'il doit y en avoir un seul à Montréal. Si on prend l'exemple de Daniel Day-Lewis dans My Left Foot de Jim Sheridan, souvent lorsqu'on a des rôles avec des handicapes, il y a ce danger de sélectionner des acteurs et de leur faire faire une performance virtuose qui prendrait le dessus sur le personnage. Admire-t-on l'acteur ou le personnage dans ces cas-là? J'avais déjà en tête l'espoir de trouver un non-acteur qui correspondrait à mon personnage, mais quand j'ai rencontré Ali, j'ai vu mes espoirs se concrétiser. J'avais écrit son personnage avec une petite barbichette, un manteau de cuir et très timide. Ali est arrivé avec une petite barbichette, un manteau de cuir et il était très timide.

ROMÉO ONZE

Panorama-cinéma : Votre film est un « coming of age story ». C'est souvent le cas lorsqu'on souhaite faire découvrir une autre réalité (culturelle, quotidienne, etc.).

Ivan Grbovic : Pour moi, chaque film pose une question. Son personnage désire quelque chose et doit tout faire pour y parvenir. C'est un « coming of age » parce que l'histoire d'Ali est celle d'un personnage qui souhaite mieux se connaître. J'endosse cette structure...

Sara Mishara : C'est une chose qui nous relie tous. C'est une grande partie de la vie d'un être humain ce passage de l'ignorance à une certaine connaissance de soi. C'est un mouvement instinctif, un mouvement de survie et c'est ce qui en fait un mouvement si naturel même si on n'en parle moins explicitement comme un thème qu'avec les films romantiques ou dramatiques.

Ivan Grbovic : C'est d'autant plus un « coming of age » que le Montréalais non-québécois de souche méritait aussi cette histoire selon moi. Il mérite d'avoir son histoire classique et mérite de ne pas avoir une histoire extraordinairement singulière. Les films de passage à l'âge adulte permettent cette structure qui, inconsciemment, me fait dire que le Québécois venu d'ailleurs mérite aussi sa danse dans une école secondaire montréalaise. Je ne voulais pas contraindre son identité à la guerre ou au racisme. Ce n'est pas non plus l'histoire de quelqu'un qui essaie de marcher. Notre regard n'est pas nécessairement sympathique. Il y a un handicapé dans le film et on le laisse aller. Lorsqu'il marche, lorsqu'il se bat, on ne met pas l'emphase sur ses efforts physiques. On laisse le spectateur pleurer ou non, s'en foutre ou l'aimer. C'est un « coming of age » qui ne souhaite pas imposer au spectateur ce qu'il devrait penser.

Panorama-cinéma : Votre mise en scène est extrêmement précise. Vous avez fait l'AFI et Roméo Onze se démarque par son professionnalisme malgré son budget plutôt modeste. Travailliez-vous avec un storyboard?

Ivan Grbovic : AFI est un milieu extrêmement hollywoodien. Roméo Onze est vraiment né de mon intérêt pour le cinéma d'auteur et un cinéma différent. Je ne veux pas proposer un film qui est fait de champs contrechamps, mais plutôt une oeuvre qui s'apparente à ma vision. En partant, c'est une histoire classique, mais j'ai voulu lui apporter un style qui n'avait rien de classique.

Sara Mishara : Ivan et moi avons un grand amour pour l'image au cinéma. Nous étions en symbiose et tenions à aborder chacune des scènes avec une approche visuelle spécifique autant par rapport aux paramètres du budget, mais aussi parce que nous partageons les mêmes goûts esthétiques et les mêmes pensées par rapport au scénario. Nous réfléchissions à chacun des plans, mais sans storyboard.

Panorama-cinéma : Comme votre impressionnant plan-séquence.

Ivan Grbovic : Nous l'avons visuellement écrit et l'avons discuté longuement avant de commencer à tourner et tout le tournage s'est déroulé ainsi. C'est une expérience que nous avons beaucoup appréciée, tellement que Sara écrit en ce moment un scénario que j'aimerais réaliser par la suite avec la même complicité qui nous a motivée pour Roméo Onze.

Photos: Cécile Lopes
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Article publié le 8 mars 2012.
 

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