Ryo Orikasa est un jeune cinéaste d’animation japonais dont la carrière est sur une belle lancée et qui, avec quelques courts métrages derrière lui, s’est déjà fait une renommée à l’international. Dès 2011, son film de fin d’étude à l’Université d’art de Tokyo,
Scripta Volant (
Writings fly away), se fait remarquer dans plusieurs festivals. Cet autodidacte s’intéresse particulièrement à l’écriture, qui est au cœur de son travail, et l’animation de texte à l’écran est devenue sa signature. Utilisant à chaque film une technique d’animation différente, il donne vie aux lettres, aux mots, aux textes que ce soit par l’animation d’écrits faits au charbon (
Scripta Volant, 2011), d’animation de mots en pâte à modeler (
Datum Point, 2015) ou de mélange de dessin au crayon et d’animation par ordinateur (
The State of Things, 2017). Récipiendaire en 2015 d’une bourse du programme d’études à l’étranger pour les artistes offerte par l’Agence pour les affaires culturelles du Japon, Ryo Orikasa est venu faire une résidence d’un an à Montréal où il a effectué des recherches, en partie dans les archives de la Cinémathèque québécoise, sur les films d’animation canadiens. Ce fut aussi pour lui une occasion de rencontrer plusieurs cinéastes et gens influents du milieu. La Cinémathèque québécoise lui a d’ailleurs consacré une programmation en mai 2016 en regroupant ses propres films ainsi qu’une sélection de films d’animation internationaux qu’il considère influents pour lui. Depuis, les parcours festivaliers, prix et expositions s’accumulent. Mais c’est son film
Suijun-genten (
Datum point) qui va faire le plus de bruit à l’international.
Datum Point se démarque particulièrement par la qualité de son animation, sa texture particulière et son travail sonore admirable. Le film a d’ailleurs gagné plusieurs prix dont le prestigieux Noburo Ofuji award en 2016, celui du meilleur film d’animation expérimental au festival international d’animation d’Ottawa en 2016, du meilleur court métrage non narratif au GLAS Animation Festival en 2017, le Golden Award pour la créativité et l’innovation artistique au festival de Zagreb et une sélection officielle à Annecy. Suite au succès de
Datum Point, un intérêt pour le travail de Ryo Orikasa s’est manifesté dans plusieurs institutions et ses dessins et films ont fait l’objet de diverses expositions dans son pays, par exemple à la 19
e édition du DOMANI : art of tomorrow, à la galerie Au Praxinoscope, ainsi qu’au musée de littérature de Maebashi. Ryo Orikasa a récemment collaboré avec un rappeur indépendant japonais, Roy Tamaki, pour le vidéoclip
Koto no Shidai (
The State of Things) qui sera présenté en septembre au Festival d’animation d’Ottawa. Déjà lancé sur plusieurs autres projets, il semble que Ryo Orikasa est promis à une carrière prometteuse.
Suijun-genten (Datum Point) (Ryo Orikasa, 2015)
David Fortin : Qu’est-ce qui vous a amené à vouloir faire des films ?
Ryo Orikasa : Quand j’étais petit, je voulais devenir bédéiste. J’ai commencé mes études en enseignement à l’université, en vue de devenir professeur en arts, mais plus je dessinais, moins cette idée m’intéressait. Puis, tranquillement, l’idée d’animer mes dessins m’est apparue plus urgente.
DF : Quel a été votre apprentissage de l’animation ?
RO : J’ai commencé à apprendre différentes techniques d’animation par moi-même. À l’âge de 19 ans, j’animais de façon plus traditionnelle. Je racontais des histoires en animant des personnages, dessinés sur du papier ou conçus en pâte à modeler. Parallèlement à cet apprentissage, j’expérimentais des animations plus abstraites, par exemple en animant de la peinture à l’huile sur verre.
Ryo Orikasa au Festival international du film d'animation d'Ottawa
DF : Beaucoup de vos films sont une forme d’animation de textes, de mots et de lettres à l’écran. Quel est votre rapport à l’écriture qui semble être au coeur de ton travail ?
RO : J’ai toujours eu un intérêt particulier pour le texte écrit. J’aime beaucoup les histoires à propos de texte ou bien les histoires dont le personnage principal est écrivain. Je ne sais pas trop pourquoi je porte tant d’intérêt vers les lettres en général et les formes d’écriture. Ça reste mystérieux pour moi-même. Pourtant, quand je vais au cinéma pour aller voir un film basé sur un roman que j’aime, j’ai certaines attentes et souvent j’en sors déçu, avec une impression que le film a dénaturé le roman. Bref, l’image qu’on se fait d’un texte est très subjective et appartient à chaque spectateur ou lecteur, alors je ne voudrais peut-être pas en abuser non plus.
DF : Pour les films
Scripta volant (2011) et
Notre chambre (2015), vous animez à l’écran du texte en langue étrangère pour vous (anglais et français). Qu’est-ce qui vous a dirigé vers ces textes et pourquoi avoir choisi de les animer en travaillant directement avec la langue originale (étrangère pour vous) ?
RO : Scripta volant est adapté du
Prince heureux d’Oscar Wilde et
Notre chambre est inspiré par des textes sur le peintre Cy Twombly écrits par Roland Barthes. J’avais déjà lu les traductions japonaises de ces deux ouvrages longtemps avant de commencer la production des films. Cependant, c’était de la lecture personnelle et non pas en prévision d’en faire des films. J’ai utilisé les langues originales dans ces deux cas tout simplement parce que j’ai trouvé ces deux textes très beaux et ils se trouvent avoir été écrits originalement en anglais pour l’un, et en français pour l’autre. De plus, le fait que ces textes soient en langues étrangères me permet de les manipuler comme une image. Pour moi, les lettres de l’alphabet sont comme des images, de la même façon que peuvent l’être les idéogrammes japonais pour un Occidental. Les idéogrammes japonais sont présents dans ma vie depuis mon enfance alors c’était pour moi un choix naturel d’animer des lettres en tant qu’objet. C’est au départ quelque chose de graphique, avant d’être une matière linguistique.
Scripta Volant (Ryo Orikasa, 2011)
DF : Datum Point est un film basé sur un poème de Yoshihiro Ishihara et votre premier film se servant de l’écriture japonaise. Comment ces poèmes sont-ils venus à vous et pourquoi les avoir choisi de les animer avec de la pâte à modeler cette fois ?
RO : Après avoir réalisé deux films en en langue étrangère (
Notre chambre a été finalisé en 2015 mais le tournage fut terminé en 2014, avant de commencer
Datum Point), l’envie de lire du japonais et de voir de l’écriture japonaise s’est faite plus présente. J’ai donc commencé à lire tous les numéros du magazine de poème japonais
Gendaishitéchôu (
Le cahier de poèmes contemporains), fondée en 1959, et j’y ai découvert les poèmes de Yoshihito Ishihara (1915-1977). Après la Deuxième Guerre mondiale, il fut détenu en Sibérie comme prisonnier de guerre et a été condamné aux travaux forcés pendant 8 ans. C’est à son retour au Japon que Yoshihito Ishihara commença à présenter ses poèmes qui sont fortement reliés aux expériences indicibles qu’il a vécues en Sibérie. Il semble y avoir eu au Japon une certaine tendance à retourner à ses poèmes après le séisme du 11 mars 2011. Yoshihito Ishihara dit que le poème est pour lui une impulsion de résister à écrire. Je cherchais donc un moyen d’incarner cette idée de la « résistance à l’écriture » et l’idée d’utiliser la pâte à modeler m’est apparue comme un moyen idéal (comme ce n’est pas un médium logique pour écrire ou former des lettres).
Suijun-genten (Datum Point) (Ryo Orikasa, 2015) - photographie de tournage
DF : Vous utilisez diverses formes d’animation selon les films. Comment choisissez-vous le type d’animation à chaque film ?
RO : Les images à l’écran sont créées par la fusion de l’imagination du réalisateur et du dispositif cinématographique. Les grands animateurs, il me semble, inventaient de nouvelles techniques d’animation au lieu d’en choisir parmi celles qui sont déjà à leur disposition. Je souhaite chaque fois développer une technique d’animation appropriée afin d’animer adéquatement l’œuvre textuelle d’origine, donc j’essaie différentes idées. J’imagine que c’est le cas de beaucoup d’animateurs. Ce peut être en superposant des dizaines de feuilles de papier pour jouer sur la transparence ou simplement en coupant une table en diagonal pour avoir un nouvel angle. Bref, je procède par tâtonnements.
DF : Durant les années 2015-2016 vous avez participé à un programme d’échange avec le Canada (programme japonais d’études à l’étranger), qui vous a amené à vivre un an à Montréal pour y faire des recherches, des rencontres et découvrir des films. Que retiennez-vous de cette expérience et comment a-t-elle enrichi ou affecté votre travail ?
RO : Grâce au programme et à Marco de Blois, conservateur à la Cinémathèque québécoise, j’ai eu la chance d’effectuer des recherches à Montréal sur l’animation canadienne et rencontrer des cinéastes. Ce fut pour moi une très belle expérience. Évidemment, j’ai pu découvrir les œuvres de l’Office national du film du Canada, mais aussi plusieurs autres films d’animation canadiens qui m’ont inspiré dans mon travail. En ce moment, je suis particulièrement intéressé par les œuvres du cinéaste d’animation québécois Pierre Hébert. J’ai aussi eu la chance de voir ses films à la Cinémathèque québécoise et de le rencontrer personnellement. Durant mon séjour à Montréal, j’ai commencé à travailler sur une œuvre,
Montréal, vers de terre (titre provisoire). C’est un film d’animation documentaire qui souligne quelques évènements de mon quotidien pendant ce stage canadien. C’est un film qui me reste à finir et j’espère pouvoir en continuer la production prochainement. Par rapport à la langue, mon expérience d’apprentissage de langue française dans une école de Montréal durant ce séjour a totalement changé ma perception de la langue en général. Je commence à réfléchir plus sur les nuances du langage et sur la traduction linguistique. Maintenant de retour au Japon, je fais des efforts pour ne pas oublier le français que j’ai appris, mais je sens que cette langue quitte mon corps petit à petit.
Images du projet "Montréal, vers de terre" (titre provisoire)
DF : Quelles-sont les découvertes cinématographiques récentes ou cinéastes qui vous ont marqué ?
RO : J’aime beaucoup
UTÖ de David Buob, je me vante même parfois de mieux comprendre l’œuvre que son auteur. Sinon, j’ai de l’intérêt et un grand respect pour les cinéastes suivants : Boris Labbé, Moïa Jobin, Dahee Jeong, Johan Riipma et Ryo Hirano.
DF : Pouvez-vous nous parler de votre projet de film
Phantom Table ? Est-ce relié à l’écriture ou à un texte en particulier?
RO : Effectivement,
Phantom Table est relié à l’écriture. J’ai pris ces mots dans le roman
To the lighthouse de Virginia Woolf. Pendant mon stage à Montréal, je suis allé au Festival international du film d’animation d’Ottawa qui a eu lieu en septembre 2015. Une fois là-bas je me suis souvenu que j’avais acheté ce livre durant l’édition de 2011 du festival, dans une librairie seconde main à côté du Cinéma ByTowne. Pendant la production de
Montréal, vers de terre quelques semaines plus tard, l’histoire de
To the lighthouse me revenait et prenait de plus en plus de place dans ma tête. J’ai alors naturellement décidé d’en faire un film d’animation. J’utiliserai probablement du texte et des images. Il se peut même que ce soit un long métrage.
Image du projet "Phantom Table"
Exposition pour le “19th DOMANI:The Art of Tomorrow”
Lien vers le film étudiant de Ryo Orikasa
« Scripta Volant »
Lien vers le travail d'animation pour le vidéoclip "Koto no Shidai" (The State of Things) de Roy Tamaki
Lien vers une vidéo en stop motion de collaboration entre plusieurs cinéastes d'animation, dont Ryo Orikasa, pour "Pantagon", ce projet stimulant, organisé au festival de Zagreb, qui donne à voir les cinéastes à l'oeuvre et l'animation en même temps : Pantagon
Traduction du japonais au français : Rumi Takagi