LA VIOLENCE ORDINAIRE
Forte d'une belle reconnaissance sur la scène internationale, c'est quelques mois après sa projection au Festival du Nouveau Cinéma que
Catimini, deuxième film de
Nathalie Saint-Pierre (
Ma voisine danse le ska), prendra l'affiche au Québec. Gravitant autour de quatre filles aux destins singuliers, quatre filles évoluant dans un système de réadaptation pris en charge par la DPJ, cette oeuvre fait preuve d'une rare sensibilité quant à son regard sur l'enfance, le monde des adultes vu par ces derniers et les frictions qui en découlent. Rencontre avec une réalisatrice à qui l'on devrait donner les rennes d'un film plus souvent.
Panorama-cinéma : Quel a été votre travail de préparation pour rendre le scénario si crédible?
Nathalie Saint-Pierre : Ça fait très longtemps que je pense à faire un film sur ce sujet-là. Je ne voulais pas faire un film larmoyant ni pathétique ni un remake d'
Aurore. Le sujet me passionne et m'intéresse depuis toujours. Il y avait des enfants de la DPJ et de ces institutions dans mes classes au primaire et je m'en souviens encore 35 ans plus tard parce qu'ils détonnaient. J'avais ce désir d'en parler sans jamais trop savoir comment le faire. Je pense que le jour où je suis allé visité des jeunes en centres de jeunesse non pas en tant que cinéaste, mais bien en tant que personne qui connaissait certains enfants qui y demeuraient j'ai réalisé une chose. Malgré mon intérêt pour le sujet et les reportages que j'avais écoutés sur ces lieux, je ne savais pas comment ça se passait vraiment - comme la plupart des gens, car ce ne sont pas des lieux auxquels nous avons normalement accès. C'est donc en voyant ces lieux que les images se sont imposés et ensuite j'ai eu l'idée de la structure en quatre personnages, quatre portraits successifs qui ont leur unicité, mais qui peuvent évoquer ces individus comme le parcours obligé d'une jeunesse sous la DPJ. Je suis sur ce film depuis 5 ans et le tournage s'est fait sur une période d'un an, la production ayant été dilatée; j'adore prendre mon temps pour travailler, ça nous donne l'occasion de respirer, d'avoir du recul et celui-ci, pensé en rupture, exigeait ce genre de pauses. Faire un film, ce n'est pas un 100 mètres haies.
Panorama-cinéma : Qu'on débute avec cette petite Cathy (Émilie Bierre) dès la première scène, que vous nous ameniez ensuite vers d'autres personnages en prenant le même centre comme point de départ pour tracer des destins plus ou moins hermétiques, vous est-il déjà venu à l'esprit que vous risquiez de perdre la pesanteur émotionnelle que pouvait avoir un protagoniste au profit des autres?
Nathalie Saint-Pierre : Le film était fait comme un entonnoir. Leurs histoires sont archétypales et je m'intéresse surtout au moment de la rupture et de la découverte du nouveau lieu. Je savais que je devais rester plus longtemps sur la famille d'accueil lors de la première séquence. La structure s'imposait et cet aspect formel était très clair pour moi, ce qui ne m'a pas empêchée d'avoir beaucoup d'inquiétudes quant aux personnages. Va-t-on les comprendre? Va-t-on tous les trouver intéressants? Est-ce que l'émotion sera toujours là, ou bien rentrerons-nous dans une routine? Une lassitude?
Panorama-cinéma : Et ce n'est pas un film choral non plus... Structure qui vous aurait permis de faire des bonds entre les différents personnages et qui aurait faciliter un certain équilibre émotif peut-être plus classique, plus mélodramatique.
Nathalie Saint-Pierre : Exactement. Ce n'est pas un film choral, mais plutôt une course à relais, un peu comme si c'était une suite de courts métrages. Le problème dans ces cas-là, c'est lorsque l'on peut avouer avoir préféré tel ou tel épisode. Je savais qu'il y avait ce risque de voir le film être fragmenté ainsi alors que je l’interprétais plus comme une succession de points de vue.
Panorama-cinéma : Comment avez-vous trouvé vos actrices?
Nathalie Saint-Pierre : Je suis passée par des agences de comédiens et j'ai auditionné 200 filles pour combler mes rôles. Je me suis dit que j'allais les auditionner tant et aussi longtemps que je n'avais pas trouvé celles que je voulais. Je souhaitais commencer par ces agences, quitte à finir avec du casting sauvage à même les écoles. J'avais plusieurs craintes quant aux enfants qui ne sont pas des acteurs et j'aurais de la difficulté à convaincre un parent de laisser son enfant faire un film. Je ne dis pas que c'est néfaste, mais ce n'est pas un but en soi et je pense que ça peut être extrêmement perturbant. Sur mon plateau, les adultes savaient qu'on ne traiterait pas les enfants en stars. Nous voulions l'expérience la plus
low profile possible parce qu'ils retourneront à l'école et tant pis s'ils deviennent comédiens par la suite! Ça ne doit pas être un but en soi. Je n'avais pas trop d'a priori physiques. La petite Cathy, par exemple, était tellement belle que j'ai accroché là-dessus. C'était aussi la plus professionnelle et, à 6 ans et demi, elle comprenait les raccords, s'interrogeait sur les focales. C'était la seule qui n'était pas dans la finalité, qui ne posait pas seulement des questions sur la date de sortie du film et sur la possibilité d'un tapis rouge. Elle avait vraiment l'air de s'intéresser au processus et c'était très particulier. Celle qui interprète Mégane (Rosine Chouinard-Chauveau), par exemple, devait d'abord jouer Manu (Frédérique Paré), mais c'était clair pour moi qu'elle devait incarner l'autre rôle. Elle faisait une Mégane que je n'avais pas imaginée, un personnage turbulent très loin d'elle.
Panorama-cinéma : Aviez-vous peur de troubler les enfants avec quelques scènes plus ambiguës? Je pense à celle où Raynald est seul avec la petite et que leur relation est laissée à notre interprétation.
Nathalie Saint-Pierre : Raynald joue le rôle d'un bon papa. Des gens me disent que j'ai fait un film d'horreur, car ils ont peur dès que cet adulte s'approche d'elles. C'est le regardeur qui fait le tableau et je trouve fascinant de voir comment les gens m'en parlent. D'autres spectateurs ont des images d'Épinal et, pour eux, la paternité est quelque chose de bienheureux donc ils sont en larmes. Pour la petite, les scènes avec Roger ne sont pas difficiles parce qu'elle l'adorait. Concernant les scènes plus ambiguës, je n'ai pas à la mettre dans un contexte précis. Avec les enfants, on crée les scènes au montage en les dirigeant pour qu'ils regardent dans telle direction de telle façon. Elle ne sait pas tout ce que ça implique. Je n'étais pas obligée de la diriger en rattachant toujours tout le poids qui peut accabler son personnage.
Panorama-cinéma : Votre film m'a beaucoup fait penser à ce que Céline Sciamma (
La naissance des pieuvres,
Tomboy) a fait par rapport à votre manière de penser la mise en scène et la subjectivité des enfants. Ce qui doit rester dans le champ et ce qui ne l'est pas en séparant clairement la perception des adultes et celle des enfants.
Nathalie Saint-Pierre : Je suis seulement familière avec
Tomboy, mais le film qui m'aurait paralysée si je l'avais vu avant, c'est
L'enfance nue de Maurice Pialat, un chef-d’oeuvre du genre. Les cinéastes qui m'inspirent ont tous un poids de vérité dans leurs fictions. Je pense à Pialat. Je pense à Cassavetes. Pour ce qui est de la mise en scène, je souhaitais qu'elle ne fasse qu'un avec le regard des enfants. Les adultes ont toujours des circonstances atténuantes. La DPJ est un système bien intentionné, mais chargé de cruauté ordinaire qui n'est pas fait de sadisme ni de passion.
Panorama-cinéma : Votre mise en scène du centre de réadaptation m'a rappelé
Surveiller et punir de Michel Foucault où il fait état du système carcéral et de la récupération des cas les plus troublés à travers un processus correctionnel extrêmement détaillé. Pensez-vous que certains cas sont irrécupérables?
Nathalie Saint-Pierre : Nous ne sommes pas irrécupérables à 14, 15 ou 18 ans. Une société qui renonce à sa jeunesse, même les plus « poqués » - comme les Conservateurs qui tentent de criminaliser les enfants de 14 ans qui ont commis des crimes violents - c'est une société malade. Ce sont des jeunes. Ils sont arrivés là sous la loi de la protection de la jeunesse parce qu'ils étaient abusés. Mais il y a l'abus originel, celui fait par la famille qui a des sources claires, puis des abus institutionnels faits avec le sourire. J'ai mis ma mise en scène au service des acteurs et des lieux qu'ils habitaient. Les gens me disent que j'ai ajouté des effets sonores dans les scènes dont vous parlez, mais dans ces endroits, il y a 16 cellules par étages, puis 12 jeunes qui crient, des gardes qui partent à la course pendant que tout est écho. J'ai plutôt l'impression d'avoir filmé la stricte réalité. Et elle est terrifiante.