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Nous sommes en train de reprendre une très vieille chanson…
en chantant, rêvant, priant et parlant pour faire renaître
une fois de plus le savoir de notre peuple.
— Wilfred Buck
Sur cette citation tirée des mémoires de Wilfred Buck intitulés I Have Lived Four Lives, s’ouvre le documentaire que lui consacre Lisa Jackson. D’emblée, les mots de l’aîné cri annoncent que son expertise en astronomie est indétachable de son identité autochtone. C’est au confluent de ces deux réalités, la science dans son acception occidentale et le savoir de son peuple, que s’écrit le récit du monde. La réalisatrice s’appuie sur l’histoire personnelle de cette figure emblématique, pour ne pas dire héroïque, de la nation crie pour poursuivre sa démarche de déconstruction d’une certaine essentialisation des cultures des Premières Nations. À travers son parcours, et par une hybridité cinématographique alliant documentaire contemporain, archives et reconstitutions mémorielles, cette production de l’Office national du film tisse des liens là où nous avons été habitués à voir des oppositions. À la lumière de cette idée, je me suis entretenu avec la cinéaste à la veille de la projection de son film aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal.
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Samy Benammar : Je voudrais construire notre échange autour de l’idée de « lien » parce que le film ne cesse de créer des connections : le passé et le présent, l’individuel et le collectif ou encore les croyances et le savoir. Pour commencer, j’aimerais te demander ce que signifie un lien pour toi, et en quoi cette idée a pu être importante dans la réalisation ?
Lisa Jackson : C’est une question intéressante. L’idée de lien dans ce film a beaucoup de couches. La vie de Wilfred aujourd’hui est liée à son passé personnel, au passé de sa famille, au passé de sa communauté, et au passé du Canada. Quand on parle de n’importe quelle vie humaine — et particulièrement d’une vie autochtone — on ne parle pas seulement de livres d’histoire ou de récits médiatiques. Ce sont des expériences vécues, façonnées par des politiques comme les déplacements forcés et le Sixties Scoop. Il était important pour moi d’explorer comment les vies sont reliées à travers le passé, le présent et le futur.
Je pense souvent en cercles. Il y a des liens qui vont de l’individu à sa famille, à sa communauté, et au-delà. Ces cercles coexistent. En étendant cette idée, on arrive au temps lui-même. Le temps en tant que construction linéaire est une idéologie très occidentale, et n’a pas été favorable aux peuples autochtones. Pendant des siècles, la pensée occidentale a considéré les chasseurs-cueilleurs et les sociétés autochtones comme moins avancées que les civilisations agricoles ou industrialisées. Les Lumières ont promu la rationalité comme le sommet de la réussite humaine, suggérant que le progrès avance en ligne droite vers un avenir meilleur. Les perspectives autochtones rejettent souvent cette téléologie. Beaucoup croient que la survie dépend de l’entretien de cycles fragiles et précieux. Les cérémonies, les traditions et les pratiques culturelles se concentrent sur leur perpétuation. Le temps n’est pas une ligne droite entre le passé et le futur ; il s’agit de maintenir la continuité.
À la fin du film, Wilfred réfléchit à la constellation de l’esturgeon et à la sagesse transmise par ses ancêtres. Il reconnaît la responsabilité de protéger cette connaissance pour les générations futures. Dans la culture occidentale, l’accent est mis sur les droits individuels. Les perspectives autochtones privilégient souvent les responsabilités envers la terre, la famille et la communauté. Lorsque Wilfred a été arraché à la terre, à la communauté et à la famille étant enfant, de nombreux liens dans sa vie ont été brisés. Il est devenu isolé, ne pensant qu’à lui-même.
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Il y a un moment dans le film où il dit : « Je devais veiller sur moi-même avant tout. » Cette mentalité a conduit à un comportement autodestructeur. Mais nous voyons aussi son parcours hors de l’isolement, vers la guérison. Dans ses mémoires, il décrit un moment décisif de réflexion. Même après être devenu sobre, avoir assisté à des réunions des Alcooliques Anonymes, joué au baseball et repris ses études, il ressentait un vide : « Un trou dans mon esprit par lequel le vent sifflait », dit-il. À travers les cérémonies, il a fini par se rouvrir au monde.
En tant que réalisatrice, je mêle plusieurs esthétiques allant du documentaire traditionnel aux séquences expérimentales. Avec l’histoire de Wilfred, je voulais aller adresser ce que j’appelle « le temps profond » qui se matérialise dans les séquences abstraites. La connaissance autochtone intègre souvent l’esprit et le cœur. Plusieurs anciens m’ont dit que le problème de la culture occidentale est d’être trop concentrée sur l’esprit et d’ignorer le cœur. Dans le film, j’ai voulu créer un espace où le public puisse s’engager émotionnellement et réfléchir — au-delà de simplement penser de manière rationnelle.
SB : Des ponts entre différentes manières de voir le monde se créent au fil de l’intrigue, brouillant la frontière entre la science occidentale et la connaissance ancestrale. Elles font toutes deux parties de la même tentative de compréhension de ce qui nous entoure. C'est particulièrement évident lors de l'intervention de Wilfred à l'Université Harvard. Devant un public de scientifiques, il mentionne la hutte à sudation et explique à l'audience que, même si les outils ont changé, nous sommes toujours dans le même processus de connaissance.
LJ : Je pensais initialement qu'il s'agirait d'une conversation entre la science occidentale et la connaissance autochtone. Mais au fur et à mesure, j'ai réalisé que ce n'était pas seulement une question de comparaison — c'est devenu une invitation au dialogue. Le film explore comment la connaissance émerge et comment nous nous laissons inspirer. Certains scientifiques sont ouverts à l'idée que des choses incommensurables existent, mais beaucoup s'en tiennent strictement à ce qui peut être quantifié. En revanche, la connaissance autochtone interagit avec l'inconnu à travers la cérémonie, les rêves et d'autres pratiques.
À Harvard, Wilfred parle de l'importance de l'intention et de l'ouverture. Il remet en question l'idée de rechercher la connaissance pour elle-même, en mettant l'accent sur un cadre éthique : pourquoi cherchons-nous cette connaissance ? À quoi sert-elle ? La connaissance autochtone est intrinsèquement relationnelle et ancrée dans le contexte. Elle n'est pas déconnectée de l'éthique ou de la responsabilité.
J'ai passé plusieurs années à étudier les langues autochtones, ce qui a profondément façonné ma compréhension. Elles sont souvent basées sur les verbes, mettant l'accent sur l'action et les relations plutôt que sur des objets fixes. Cela contraste avec l'anglais, qui est principalement centré sur les noms. De plus, les langues autochtones incluent souvent l'évidentialité, obligeant les locuteurs à indiquer la source de leur information (par exemple, vue de leurs propres yeux, entendue de quelqu'un, ou déduite). La hiérarchie de la connaissance est ici transformée : au lieu de privilégier les « experts » extérieurs, l'expérience personnelle est mise en avant. Ces perspectives linguistiques ont influencé la structure du film. La vie de Wilfred reflète cette fluidité, passant du passé au présent. Dans ses mémoires, il saute de son enfance à des histoires sur les météorites, le commerce des fourrures, ou les projets hydroélectriques, montrant comment tous ces fils sont interconnectés.
SB : Cette dynamique est aussi appliquée à l’esthétique. En mêlant images contemporaines, archives et reconstitutions de moments historiques et personnels de sa vie, le film souligne l’idée que le présent ne peut être compris sans ce qui l’a précédé.
LJ : L’écriture de Wilfred passe déjà d’une époque à l’autre de manière très cinématographique. Pour les scènes historiques, j’ai évité les reconstitutions strictes. À la place, j’ai utilisé ce que j’appelle des « évocations ». Ce sont des souvenirs plus impressionnistes que littéraux. Par exemple, pour décrire l’histoire de son grand-père ou les impacts du colonialisme, j’ai superposé des images d'archives avec des visuels atmosphériques comme des troncs d'arbres, l'industrie et la reine. Je souhaitais élargir le cadre, relier le personnel à des forces politiques et historiques plus larges.
Quand Wilfred parle de son grand-père et de l'impact du barrage hydroélectrique, ce n’est pas seulement une histoire personnelle. Elle est liée au colonialisme, à l’extraction des ressources et au déplacement. Il y a une séquence où il craque dans la voiture en racontant l’histoire de son grand-père, puis on passe à un montage de troncs d’arbres, d’industrie et de la reine. C’est une manière d’élargir le récit, montrant à quel point les expériences personnelles sont liées aux forces systémiques.
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Je voulais aussi contrer les stéréotypes. Par exemple, les peuples autochtones sont souvent dépeints de manière unidimensionnelle — comme des victimes ou des sages spirituels. Je voulais montrer Wilfred comme une personne complexe, pleine d’énergie et d’agentivité. Puis, le trajet en voiture est devenu un motif central. Initialement, je n'avais pas prévu qu’il structure le film mais Wilfred étant constamment en mouvement, physiquement et métaphoriquement, le choix s’est naturellement imposé. Dans ses années de « pierre qui roule », il fuyait son passé. Maintenant, il court vers la connexion, partageant des connaissances et apprenant des autres. Ses voyages et ses conversations font partie de sa méthodologie, mettant l’accent sur l’importance de l’échange et des relations.
SB : Cet aspect relationnel de la connaissance est si évident dans le film. Wilfred n’apprend pas seulement ; il transmet ce qu’il a appris, ajoutant ses propres perspectives et maintenant le cycle vivant.
LJ : Wilfred remet en question la tendance académique à voir le monde à travers des disciplines compartimentées. Il adopte une approche holistique, intégrant le cœur, l’esprit et l’âme. Sa modestie en tant qu’aîné et sa volonté de reconnaître les autres en sont un reflet. Dans le film, il nomme fréquemment les anciens qui lui ont enseigné et les personnes qui le soutiennent, renforçant l’idée que la connaissance est relationnelle et partagée.
À Harvard, j’ai vu tous ces brillants scientifiques — qui ont travaillé sur l’expérience du boson de Higgs et tant d’autres idées complexes — confier à Wilfred qu’ils faisaient de terribles cauchemars. Ils cherchent ses conseils, non seulement pour sa connaissance, mais pour sa sagesse en tant que personne ayant confronté ses propres démons. Malgré leurs accomplissements professionnels, ils n’ont pas parcouru le chemin spirituel que Wilfred a emprunté. Or guérir ses troubles intérieurs, se reconnecter à soi apparaît essentiel pour justement façonner nos décisions.
Le rôle de Wilfred en tant qu’aîné consiste à maintenir une connexion vivante avec la connaissance qu’il a reçue, tout en l’adaptant à son époque et son contexte. Il reconnaît fréquemment ses enseignants — que ce soit lors de cérémonies, de réunions familiales ou dans des contextes académiques. Il s’agit d’honorer la lignée de ceux qui sont venus avant lui.
À la fin du film, il y a une scène où un aîné reçoit une couverture étoilée. C’est un petit geste, mais il incarne l’idée que le leadership est collectif. Même si le film se centre sur Wilfred, il montre constamment comment son parcours est interconnecté avec celui des autres.
SB : J’ai aussi apprécié l’énergie qui traverse le film, notamment à travers la bande-son, qui abolit les barrières entre la culture autochtone et la culture occidentale. Le lien ici devient un entrelacement des cultures. Lorsque Wilfred dit : « I had to change my way of thinking. Go into survival mode; had to hurt before I was hurt; had to take before I was taken; had to put me first before all else », le récit est insufflé d’une force qui me semble tirée de la culture pop.
LJ : Dans le film, le rock’n’roll de la bande sonore remet en question les stéréotypes sur les peuples autochtones. Dans les années 1970, les jeunes autochtones ne vivaient pas dans l’isolement ; ils allaient à des fêtes, écoutaient du rock et s’engageaient dans la culture dominante. En réintégrant les peuples autochtones dans le récit historique dominant, nous revendiquons leur place et rappelons au public les dures réalités auxquelles ils étaient confrontés. Beaucoup sont partis vers les villes à cette époque et ont été les premières victimes du racisme systémique limitant leurs opportunités.
Les scènes de fête dans le film montrent les années adolescentes de Wilfred où il affirmait son indépendance, même de manière autodestructrice. Les paroles de la chanson dans cette scène disent : « If your world is all screwed up, rearrange it », ce qui capture l’énergie rebelle de cette période de sa vie.
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SB : « In order to walk away, you can’t just change one or two things. You have to change everything. » Ce conseil d’un aîné, partagé pendant une période difficile de la vie de Wilfred, met en lumière un autre type de lien : le sens du devoir. Les interactions de Wilfred avec sa communauté montrent qu’il a atteint un stade où il ne se contente pas d’apprendre, mais aussi de maintenir la connaissance vivante en la transmettant aux autres.
LJ : Oui, c’est un moment clé. Cette phrase résonne profondément avec son parcours. En embrassant la cérémonie, en se reconnectant avec sa famille et en prenant ses responsabilités d’aîné, Wilfred a transformé non seulement sa vie, mais aussi celles de ceux qu’il éduque et inspire. C’est un rappel que la guérison ne concerne pas seulement l’individu — il s’agit de reconstruire ces liens brisés avec la communauté et la culture.
Ce qui est frappant chez Wilfred, c’est la légèreté avec laquelle il porte son rôle de leader. Lors de la cérémonie de Sundance, il est le chef, mais il détourne constamment l’attention, raconte des blagues et observe discrètement. Le leadership pour lui ne consiste pas à être le centre de l’attention — il s’agit de s’assurer que tout et tout le monde soient pris en charge. Même lorsqu’il admet des doutes ou des luttes, il reconnaît comment la cérémonie et sa famille le maintiennent ancré. Cette humilité et cette interconnexion sont au cœur de la manière dont il dirige.
SB : Ne pas savoir fait aussi partie de la connaissance — refuser de tout contrôler et accepter le doute parce qu’il y a des forces plus grandes en jeu. Comme le dit Wilfred : « I still have doubts, there is no definitive answer. Sometimes there is a big void in there especially when you see all the pain around you. » Pour lui, le doute n’est pas quelque chose à résoudre, mais à accepter. Comprendre ne semble pas être l’objectif. Une réponse définitive importe moins que de maintenir une connexion : avec tout, avec les ancêtres et avec le monde. Cela offre une définition finale du lien : celle d’un trajet, d’une expérience et d’une relation de soi aux touts. « We’re not separated. We’re totally immersed in everything around us and everything is immersed in us. »
LJ : Même s’il a appris tant de choses, il reconnaît que la connaissance n’est pas une question de certitude — il s’agit de chercher continuellement et de comprendre le parcours. À la fin du film, il souligne que trouver une réponse définitive n’est pas l’objectif ; il s’agit de continuer sur le chemin. Je pense que cela revient à ce dont nous parlions plus tôt au sujet des liens. Dans la culture occidentale, nous pensons souvent à la connaissance comme à une destination — quelque chose de fixe et complet. Mais pour Wilfred, le lien réside dans le processus d’apprentissage et de partage. La multitude de facettes qu’il incarne, et que j’évoquais plus tôt, trouve un écho dans le ciel nocturne : vaste, indescriptiblement riche et plein de sens.
Bien que je ne sois pas une experte, je crois que la connaissance des étoiles est reliée au calendrier original, à la carte originale, et au cinéma originel. Wilfred dit souvent que dans l’hémisphère nord, pendant une partie de l’année, les gens vivaient sous le ciel nocturne jusqu’à 16 heures par jour. Ils sont ainsi devenus intimes, donnant naissance à leurs récits dans cette longue nuit. Chaque étoile avait une histoire. Le ciel nocturne est ainsi perçu comme l’origine de la narration dans plusieurs cultures. Pendant la journée, les gens étaient occupés par leurs tâches, mais la nuit, surtout en hiver, ils se rassemblaient, levaient les yeux et partageaient leurs expériences. Cette connexion aux étoiles façonnait leur compréhension du monde.
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