DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Mélanie Lameboy, Marie Kristine Petiquay et Jack Belhumeur : S'actualiser par l'écran... enfin

Par Anne Marie Piette

Le Wapikoni mobile a été co-fondé en 2003 par Manon Barbeau, le Conseil de la Nation Atikamekw ainsi que le Conseil des jeunes des Premières Nations du Québec et du Labrador, avec le soutien de l’Assemblée des Premières Nations et la collaboration de l’Office national du film du Canada. Il fut lancé à Montréal, en 2004, lors du Festival Présence autochtone. À l’occasion de son 20e anniversaire, j’ai pu m'entretenir avec trois de ses cinéastes chevronné⸱e⸱s. Nos échanges ont permis des discussions franches sur la question des cinémas autochtones, sur la cinéphilie de mes interlocuteur·rice·s, sur ce qui les inspire à filmer leurs communautés. Nous avons discuté de la complexité des intentions cinématographiques des cinéastes autochtones qui sont à l’origine d’un besoin à la fois d’éduquer, de dépasser les traumas et de s’aventurer sur le chemin parfois tortueux de l’individualisation de leur démarche.

 

 

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Melanie Lameboy


(Photo : Marie-France Auger)


Anne Marie Piette :
Mélanie, comment en es-tu venue à travailler avec le Wapikoni mobile ?

Melanie Lameboy : Je suis crie de Chisasibi, une communauté à l’est de la Baie-James. J’ai fait mon premier court métrage avec le Wapikoni mobile, Every Dog Has A Story, lorsqu’ils sont venus dans ma communauté en 2012. Et puis, pendant la pandémie, on a commencé les studios virtuels et j'ai participé à l'un d’eux où j'ai fait Northern Comfort: A Drive Around Town (2021). Ce film a été sélectionné par plusieurs festivals. L'année dernière, j'ai fait un autre court métrage avec eux, Closure: One last look at St-Joseph's (2023), et ils reviendront cet été, donc j'en ferai probablement un autre encore.

AMP : Quel était ton rapport au cinéma quand le Wapikoni est venu pour la première fois dans ta communauté ?

ML : J'ai toujours été celle qui préférait les documentaires dans mes ami·e·s. Eux trouvaient ça plate, mais moi je trouvais ça informatif ! Comme Discovery Channel, des chaînes à contenu historique, c'était mon genre de chaînes. Je regardais aussi des films. Bon, oui, c’étaient plus des documentaires historiques que j’aimais, mais autrement j’aimais beaucoup les comédies.

AMP : Quels films ou cinéastes t’ont marquée particulièrement ?

ML : Jeune adulte, j’aimais surtout Michael Moore. J'aime sa façon d’aborder avec sarcasme des problèmes sérieux, mais d'une manière plus légère. Par exemple, son film Sicko (2007), sur le système de santé américain.

AMP : Comment ton expérience au Wapikoni a-t-elle changé ton rapport au cinéma ?

ML : C'est arrivé avec Northern Comfort: A Drive Around Town. Je pense que son message a été apprécié par le monde de chez nous, par ceux et celles qui l'ont vu, et par les allié·e·s qui ne sont pas trop fragiles dans leur blanchité.

AMP : Ces allié·e·s, ce sont des Allochtones que tu considères, comme tu l’expliquais dans ton film, ouvert·e·s à discuter avec les Autochtones sur certains sujets délicats et qui ne sont pas figé·e·s dans une sorte de protectionnisme de privilégié·e·s ?

ML : Oui. Aussi, c’est ce court métrage qui m’a ouvert des portes qui m’ont permis de travailler sur d’autres choses ensuite… En fait, je m'adresse souvent aux visiteurs de chez nous dans mes films. Dans les deux premiers films que j’ai faits avec le Wapikoni, c’était le cas. Comme celui sur les chiens. Le message derrière Every Dog Has A Story est que tous les chiens errants ne sont pas négligés ou abandonnés. Spécifiquement, ce que j'avais remarqué, c’étaient des infirmières allochtones qui font des allers-retours du nord au sud. Elles voient un chiot, elles le trouvent mignon et elles partent avec. Peu de temps après, il y a une famille autochtone qui cherche son chien! Simplement parce que le chien n'est pas dans une maison ou parce qu’il est en liberté ne veut pas dire qu’il est abandonné. Ça fait partie des mentalités qu’on doit défaire — par exemple celle selon laquelle nous ne prenons pas soin de nos animaux. Certaines personnes ne prennent pas soin de leurs animaux, mais il y en a autant chez les Allochtones que chez les Autochtones.


:: Northern Comfort: A Drive Around Town (2021) [Wapikoni]


:: Every Dog Has a Story (2012) [Wapikoni]

AMP : Quelle place occupe selon toi le cinéma autochtone dans la cinéphilie des gens de ta communauté ?

ML : On n'a pas de cinémas. Par contre, quand Every Dog Has A Story est sorti, je pense que tout le monde l’a regardé. Quand Lily Gladstone a joué dans Killers of the Flower Moon (Martin Scorsese, 2023), tout le monde l'a regardé aussi. Mais oui, nous écoutons Netflix. 

Northern Comfort: A Drive Around Town explore des sujets un peu plus délicats à discuter. Dans le sens où on tient pour acquis que tout le monde dans la communauté connaît nos réalités, est allumé sur nos réalités, mais en fait, même si ça le concerne directement, ce n’est pas tout le temps ça.

AMP : Que penses-tu de la place du cinéma autochtone dans le cinéma?

ML : Partout où je vois des films ou des séries réalisés par des Autochtones ou avec des acteurs, des actrices ou des producteurs et des productrices autochtones, il y a toujours une fierté, oui. Il y a un sens communautaire à vouloir encourager et soutenir cette démarche commune. Par rapport au Wapikoni, chaque fois que je les rencontre, que ce soit pour un atelier ou en tant que réalisatrice avec mes courts métrages, c'est vraiment, d'après mon expérience, toujours comme une grande famille. Leur soutien est incroyable.

Le Wapikoni ouvre aussi des portes. Ça permet de réseauter, de rencontrer d'autres grands producteurs et productrices autochtones qui passent à la télévision. Je suis allée à un lancement, il y a deux semaines, où une vingtaine de courts métrages ont été diffusés et chacun d'entre eux était si bon. J’ai quitté l’événement en pensant que nous avions un grand talent. J'étais impressionnée.

Mon dernier court métrage, Closure: One Last Look at St-Joseph's, a été diffusé et j’ai trouvé que c'était lourd. Je veux dire, ça parle de la fermeture de l'église, de la décolonisation et d'un pas vers la guérison. Après ça, je me suis dit que je voulais faire quelque chose de plus léger. Il ne doit pas toujours être question de traumatismes ou de nos luttes.

AMP : En tant que cinéaste autochtone, ressens-tu une certaine pression ou une responsabilité à traiter des sujets comme les traumatismes intergénérationnels ou encore à représenter les Autochtones de ta communauté dans tes films?

ML : Eh bien, ça va dépendre du public et des gens. Si je vis un autre moment qui me fait dire : «Hé, c'était quoi ça?», ça risque d'être une étincelle pour un autre court métrage ou un autre projet. En ce moment, après je ne sais pas combien d'années où nous n'avons pas été cru·e·s dans ce que nous disions, on est finalement écouté·e·s. C'est juste triste qu'il ait fallu découvrir des fosses communes pour que les gens ouvrent enfin leurs oreilles et leurs yeux. Alors maintenant, pendant que les gens écoutent, il est temps de partager. Mais j'ai aussi hâte de pouvoir partager des comédies. J’espère que la société voudra également écouter ça et pas seulement les parties traumatisantes de notre histoire. Nous sommes bien plus que nos traumatismes.


:: 
Closure: One last look at St-Joseph's (2023) [Wapikoni]


AMP
 : Historiquement, il y a aussi le point de vue stéréotypé de la société occidentale sur l’autochtonie et cette tendance à la représenter comme une seule culture figée dans le passé. Comment cette vision réductrice a-t-elle marqué ou marque-t-elle encore, selon toi, le cinéma autochtone et ton rapport au cinéma ?

ML : Je pense qu'on commence à percer. Il était temps, mais c'est un bon début. Je pense que nous étions tous devant notre télévision lors des derniers Oscars pour soutenir Lily Gladstone. Il y a encore du chemin à parcourir, mais le chemin, on commence à le voir, il n’est plus barré. Je pense que nous devons également prendre en considération le fait que de nombreux Autochtones comme moi vivent dans une communauté isolée à 2 000 kilomètres de la prochaine grande ville. Mais quand nous pouvons retourner au Wapikoni, quand nous avons des occasions comme celle-là, et eux l’occasion de voyager dans le nord, de voir le talent qui est là-haut et de nous donner la chance d'explorer notre passion et de la développer, ça permet aux gens comme moi d’avoir une chance. Sans ces occasions, je resterais dans ma communauté à ne pas pouvoir explorer ce que j'aime faire. Imaginez tous ceux et celles qui n'ont pas encore été découverts !

AMP : En terminant, quels films issus du cinéma autochtone t'ont particulièrement marquée ?

ML : Ce serait l'œuvre de Ernest Webb et Lisa M. Roth, parce que ça nous touchait directement. Le premier est One More River: The Deal That Split the Cree (Tracey Deer et Neil Diamond, 2004) qu’ils ont aussi produit et le second est le documentaire Down the Mighty River (Ernest Webb et Lisa M. Roth, 2010), qui était une série en six épisodes, produite par Rezolution Pictures. Je n’étais pas enfant, je les ai vus dans mon adolescence. Déjà que j’étais fan de documentaires, j’ai été touchée de voir qu'il y en avait sur quelque chose de très important et en lien avec nous. D’ailleurs, je peux mentionner un autre film produit par Webb et Roth, de Neil Diamond et Catherine Bainbridge : Red fever (2024), qui vient de sortir en salles.

 

 

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Marie Kristine Petiquay


(Courtoisie Marie Kristine Petiquay)

Anne Marie Piette : Marie Kristine, pourrais-tu nous parler un peu de ton parcours ?

Marie Kristine Petiquay : Je suis atikamekw de la communauté de Manawan et je vis présentement à Sainte-Thérèse. Je suis maintenant employée au Wapikoni, responsable du studio de création virtuel. Mon parcours avec le Wapikoni mobile a commencé en 2005, c'était la deuxième année de vie du Wapi. J'avais juste douze ans à l'époque et cette année-là, j'ai réalisé deux courts métrages, dont un qui s'appelle Mon Île, une espèce de visite guidée de ma communauté. Ce film, c’est drôle, mais je l’ai quand même un peu fait par accident.

AMP : À l’âge de douze ans?

MPQ : À douze ans, oui. Je suis allée à la roulotte, les cinéastes mentors m'ont montré comment la caméra fonctionnait et ils m’ont laissée partir avec une caméra pour aller faire des plans dans la communauté et me pratiquer. Quand je suis revenue à la roulotte avec la caméra, on a visionné les images. Ils m'ont dit : « Ben là, on ne peut pas ne rien faire avec ces images-là ! » Donc, ils m'ont fait enregistrer un voice over où je présente ma communauté.

AMP : Quel était ton rapport au cinéma, à cette époque ?

MKP : Je viens d'une petite communauté isolée. On est à deux heures et demie de route de la grande ville la plus proche. L’hiver, chez nous, il n'y a même pas de réseau cellulaire. Les films, pour moi, c'est une façon d'explorer le monde si on veut, de découvrir le monde à partir de chez nous. Je suis quand même une cinéphile depuis que je suis très jeune. Mes parents disaient que j'avais ma collection de VHS de Disney, mon propre salon à moi, dans le sous-sol, avec ma grosse télé et deux caissons de chaque côté remplis de cassettes Disney.

AMP : Quels films ont marqué ton enfance ?

MKP : Mon père est aussi un cinéphile. J'ai remarqué qu'il aimait beaucoup les films d'animation. On avait un Apple TV et il n'arrêtait pas d'acheter des films pour enfants. Au début, je pensais que c'était pour ses petits-enfants. Je pense qu’en fait c'était pour son plaisir! (Rires) Un des films de son enfance est Labyrinth (Jim Henson, 1986), avec David Bowie. Il l'avait fait découvrir à mes frères et sœurs et à moi.

AMP : Quels sont les films et les cinéastes qui ont le plus marqué ta cinéphilie?

MKP : Clairement, Alanis Obomsawin. Les films où elle parle de l’histoire de Manawan : History of Manawan — Part One and Part Two (1972). Elle chante aussi et j’étais allée la voir en spectacle à un moment donné. Et justement, quand je l'ai rencontrée, quand je lui ai dit que je venais de Manawan, elle m'a regardée avec des étoiles dans les yeux. Il y a aussi eu son film sur Cézar Néwashish et son canot d'écorce : The Canoe (1972). Cézar Néwashish c’est un artisan de ma communauté qui se trouve à être le grand-père de Jemmy Echaquan Dubé (réalisatrice et actrice, Deux Pocahontas en ville [2015], Wapamowin [2024]).

AMP : Ton film Aniskenamakewin (2020) parle de l’importance et de l’urgence de pérenniser la transmission des savoirs. Est-ce que tu as personnellement appris certains savoirs traditionnels?

MKP : Mes parents n’ont pas été dans les pensionnats, ils sont partis faire l'école secondaire en ville parce que dans nos communautés, il n’y avait pas d’école. Par exemple, à Manawan, l'école secondaire a été construite seulement en 1989. Avant ça, les étudiants devaient quand même partir en ville pour continuer leurs études, ce qui a contribué à cette coupure de transmission culturelle. Ça explique pourquoi j'essaie de me réapproprier certaines cultures ; parce que, dans le fond, je n'y ai pas eu accès. On parle beaucoup des pensionnats, on parle moins de la réalité de ceux et celles qui n'ont pas été aux pensionnats, mais qui ont été obligé·e·s quand même de s'exiler.
 



:: Aniskenamakewin (2020) [Wapikoni]


AMP 
: Que pensent les aîné·e·s de ta communauté des jeunes cinéastes autochtones?

MKP : Je dirais qu'ils commencent à être de plus en plus ouverts à partager leurs connaissances à la caméra. Au début, ils n’étaient pas vraiment à l’aise de le faire parce qu’ils avaient peur qu'on se fasse voler nos connaissances. En même temps, j’ai ressenti plus d’ouverture en fait, justement parce que c'est une façon de pérenniser nos connaissances. Elles restent accessibles longtemps, c'est comme une façon de les archiver. Dès qu'ils voient un acteur ou une actrice autochtone dans une série ou un film, ils et elles sont très fier∙ère∙s.

AMP : Que penses-tu de la place du cinéma autochtone dans le cinéma et comment souhaites-tu voir celui-ci évoluer ?

MKP : Je trouve important d’actualiser l'image de l'Autochtone moderne. J'ai toujours dit que j'aimerais devenir la prochaine Alanis Obomsawin. Il y a dans ses films un certain sens du militantisme. Un de ses buts, dans le fond, c'est de faire connaître nos cultures, nos réalités, mais aussi de sensibiliser le grand public sur les enjeux qu'on vit. Je souhaiterais qu'il y ait plus de films, plus de séries ; non seulement pour sensibiliser, mais aussi plus de contenu diversifié pour qu’on soit mieux représenté·e·s, qu'on se voie à la télé nous aussi. Je me dis qu'une représentation accrue de nos cultures à la télévision et dans les films, ça peut juste contribuer à la préservation de nos cultures et de nos traditions.

Tu sais, la seule représentation autochtone que je me souviens avoir vue à la télé dans mon enfance, c’était le film d’animation de Disney Pocahontas (Mike Gabriel et Eric Goldberg, 1995). J'étais quand même contente de me voir à l'écran, mais en grandissant j'ai compris que le film n'était pas vraiment une représentation réaliste… Une des missions que je me suis donnée, c'est justement qu'il y ait une plus grande présence autochtone dans les médias, et une représentation authentique.

On a de plus en plus de cinéastes autochtones, mais je trouve que là où il y a un manque dans l'industrie, c'est d'avoir plus de techniciens et de techniciennes autochtones. On n'a pas vraiment de directeur∙rice∙s de la photographie, de preneur∙euse∙s de son autochtones. Qu’il y ait plus de gens issus des communautés dans l'industrie, c'est important. Et on est dix Premières Nations, plus les Inuit, ça fait donc onze nations autochtones sur le territoire du Québec. Chacune de ces nations a sa culture et ses coutumes distinctes. Même moi, en tant que personne atikamekw, je ne me sentirais pas à l'aise de parler de la culture innue sans avoir des Innu·e·s qui travaillent avec moi, pour valider que je ne dis pas n'importe quoi. Je me sens juste à l’aise de parler de ce que moi je connais.

Je suis en train de faire un long métrage avec l'ONF, mais j'aimerais travailler avec des personnes autochtones, avoir une équipe autochtone autour de moi pour prendre mes images, prendre mon son, mais il y a des carences de personnel là-dedans… C'est une version longue du documentaire Aniskenamakewin sur la transmission des savoirs. Il va y avoir le long métrage et pour l’accompagner, et on a prévu de faire des capsules plus courtes.

AMP : Est-ce que tu trouves intéressante la possibilité de représenter des histoires contemporaines sur les communautés autochtones sans nécessairement idéaliser un mode de vie, des traditions passés?

MKP : Je trouve important qu'on ne nous mette pas tou∙te∙s dans une seule et même case de « création autochtone » et de ne pas devoir parler juste de sujets autochtones. La façon dont je vois ça, c’est qu’on devrait pouvoir parler d’autres sujets qui nous intéressent et nous tiennent à cœur. Je vais faire une métaphore avec le fait de nous avoir mis dans des réserves. C’était vraiment nous mettre dans un créneau figé. Maintenant, les festivals ont comme catégories : « Musique autochtone », « Films autochtones »... C'est comme si on est juste des catégories, alors qu’on est tou·te·s des humains.


:: Wapamowin (2024) [Wapikoni]

AMP : As-tu l'impression que, tranquillement, ça évolue?

MKP : Oui. Justement, mon dernier film, Wapamowina été sélectionné au Festival Fantasia, édition 2024. Il y a quand même une dimension autochtone dans ma fiction. On a des légendes de doppelgängers, ou skinwalkers, comme on dit par chez nous. Ce sont des espèces de shape shifters qui peuvent changer et prendre la forme de quelqu’un. Lorsqu’on les rencontre ailleurs, ce n’est pas toujours clair que ça vient d’abord de notre culture.

AMP : Les cinéastes autochtones ont-ils, selon toi, le double défi d’une certaine pression sociale à représenter leur communauté tout en ayant le désir d'individualiser leur travail?

MKP Je pense que c'est un défi, oui. D'un côté, on veut promouvoir nos cultures; de l'autre, on aimerait faire autre chose. Cet hiver, avec mon chum, on écoutait Echo, une série de Marvel qui est sortie sur Disney+ et dont la protagoniste est autochtone (Alaqua Cox). Il y avait un épisode où elle s'en allait à un pow-wow [1] et il y avait des kiosques de Indian tacos, de l'artisanat autochtone, des perlages autochtones... Pis, ben, j'ai pleuré, parce que je me voyais et je voyais ma culture à la télé. C'était comme une fierté pour moi de savoir que ma culture est enfin vue de façon authentique. Que c’est pas juste «les cowboys pis les Indiens».

On mange du McDo à c't'heure et on n'a pas des plumes dans les cheveux tout le temps, à part dans nos cérémonies traditionnelles. On est des personnes modernes. C'est important d'actualiser cette image-là!

 

 

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Jack Belhumeur


(Courtoisie Jack Belhumeur)

AMP : Jack, tu es né en Alberta mais tu as rencontré le chemin du Wapikoni en Ontario, c’est bien ça ?

JB : Oui, je suis métis d’Edmonton, en Alberta, où j'ai grandi pendant la moitié de ma vie. Durant l’autre moitié, j’ai été déplacé en raison de circonstances familiales. J'ai déménagé à Thunder Bay, en Ontario, où j'ai passé une autre grande partie de ma jeunesse. C'est là que je me suis impliqué avec le Wapikoni mobile.

AMP : Et comment ça s’est passé?

JB : Il y a une belle histoire derrière tout ça. Avant de me lancer avec le Wapikoni, je faisais déjà des films à Edmonton. J'ai fait un film qui s'appelle War Paint (2017) et qui parlait de femmes autochtones disparues. Un producteur de CBC m'a donné quelques coordonnées, dont celles du Wapikoni mobile. Mais ça ne m’a pas aidé immédiatement à l’époque parce que je vivais dans une grande ville et non pas dans une communauté. Je me suis ensuite marié à une femme qui a été élevée dans la Première Nation de Fort William, juste à l'extérieur de Thunder Bay, en Ontario et nous avons déménagé là-bas. Et puis un jour, j’ai vu une caravane au centre commercial ; elle ressemblait à un camping-car et c'était écrit « Wapikoni mobile » dessus. À ce moment-là, je venais justement d'écrire le scénario de Respect Your Elders, Chum! (2018) que je venais d'imprimer et que j'avais sur mon siège passager ! C’était tout simplement très fortuit ; ou alors c'était le destin, comme si tout s'était aligné.

Rapidement, c'est allé beaucoup plus loin parce que nous avons fait le film en 30 jours pendant que cette caravane était garée à Thunder Bay. À partir de là, il a été diffusé dans différents festivals de films, jusqu’à la Berlinale où il y avait une projection spéciale consacrée aux films autochtones dans le cadre de leur 70e anniversaire. J’ai donc pu voyager en Allemagne et projeter ce film durant ce grand festival. C'était vraiment excitant. Le film a fini par être projeté dans à peu près 30 festivals.

AMP : Comment ton expérience avec le Wapikoni a changé ton rapport au cinéma ?

JB : J'étais cinéaste et j'essayais de soumettre mes films à des festivals de cinéma sans succès. J'ai souvent été rejeté. Mais grâce au Wapikoni mobile, j’ai fait l’expérience de l’acceptation. Et grâce à cette acceptation, j'ai travaillé pour de nombreux festivals de films en tant que jury et programmateur pour permettre à d'autres personnes de vivre cette expérience de cinéaste. J'ai maintenant le pouvoir d’aider les autres. Si je vois quelqu'un qui travaille dur dans l'espace cinématographique autochtone, si je le vois soumettre un film en festival et s'il a fait du bon travail, je peux maintenant lui donner mon soutien parce que je sais ce que c’est. J'ai déjà été à sa place.

AMP : Ressens-tu une pression sociale ou une responsabilité à aborder les traumatismes intergénérationnels dans vos œuvres?

JB : Je me sens seulement responsable envers moi-même et envers ma propre communauté. Je ne me sens pas responsable de faire des films pour quelqu'un d'autre. Mais dans chaque film qu’on peut voir de moi, il y a un traumatisme évoqué. C'est quelque chose qui fait partie de moi. Dans beaucoup de mes films, il y a de la toxicomanie. Je représente ce que je connais, je ne parle que de ce que je sais et je ne prétends pas être un expert des questions autochtones. J’expose juste mes propres problèmes dans cette communauté.

Les gens veulent que nous exprimions notre traumatisme et ils comptent là-dessus. Ils nous veulent. C'est là que se trouve l'argent des subventions : c'est dans les récits de traumatismes. Ce n'est pas dans les comédies romantiques autochtones, c'est dans les traumatismes autochtones. Ça va en rester là encore pendant les 25 prochaines années, jusqu'à ce que nous commencions à faire 25 fois plus de films.

AMP : Jack, tu es cinéaste et cinéaste mentor pour le Wapikoni mobile. En parallèle, es-tu toujours chauffeur de camion comme dans ton film Life on the Move (2021) ?

JB : Oui. J'ai parcouru de très longues distances au Canada. Quand je suis devenu père, j'ai dû changer. Je suis toujours chauffeur de camion, mais seulement sur des livraisons locales de nuit. Pendant la journée, je travaille sur plusieurs contrats en cinéma. Je suis également à l'école en ce moment pour un diplôme en marketing et en gestion des réseaux sociaux, je suis donc assez occupé.



:: Life on the Move (2021) [Wapikoni]
 

AMP : Quels films et cinéastes ont eu le plus grand impact dans ton parcours ?

JB : Tout d’abord, Spike Lee. Particulièrement son film Do the Right Thing (1989).

Ensuite, Oliver Stone. J'ai adoré l'esthétique du film The Doors (1991). Il y a une scène où Jim Morrison est à UCLA, l'école de cinéma de Los Angeles, et tout le monde déteste son film en pensant qu'il est le pire cinéaste. Et puis, plus tard dans sa vie, il donne une interview et quelqu'un lui demande ce qu’il souhaiterait faire pour le reste de ses jours. Il répond : « Je réaliserai des films. » C'est ce qu’il aurait dû faire depuis le début, tu sais, et j'ai tout simplement ressenti un lien fort avec lui.

AMP : Quels films issus du cinéma autochtone t’ont marqué particulièrement ?

JB : En fait, j'essaie de faire un film de science-fiction. Une de mes grandes inspirations pour ça a été Predator (John McTiernan, 1987) et Predator 2 (Stephen Hopkins, 1990). Dans le prequel Prey (Dan Trachtenberg, 2020), les peuples autochtones nous semblent forts, ils ne sont plus des victimes ; ils sont des guerriers et ce sont eux qui semblent forts désormais ! Dans la franchise originale, c'était Arnold Schwarzenegger le héros blanc. Dans Prey, les peuples autochtones ne se font pas tuer par le prédateur, ils tuent le prédateur ! C'est même une femme autochtone qui sort vainqueure à la fin, c'est elle l’héroïne et j’adore ça !

AMP : Ton prochain projet sera donc un film de science-fiction ?

JB : Mon prochain projet en est un de réalité augmentée, je l'ai réalisé avec la CRCCO (Chaire de recherche du Canada en création d’opéra), l'Université de Montréal et l'Opéra de Montréal. Nous avons donc créé un opéra à thème autochtone en réalité augmentée.

AMP : En terminant, Jack, qu'espères-tu pour l'avenir du cinéma autochtone ?

JB : Grande question. Je fais un peu de ce travail déjà, comme tu vois derrière moi. J'utilise d’anciennes technologies pour raconter nos histoires passées, mais je veux voir les nouvelles technologies, telles que les caméras VR à réalité augmentée à 360 degrés. Ce qui est beau à propos du Wapikoni, c'est que depuis la pandémie, ils ont ce truc appelé « Studio virtuel » [NDLR : dont s’occupe Marie Kristine Petiquay]. Ce qui est un défi parce que, la pandémie terminée, le monde est revenu en présentiel. Mais comme nous sommes socialement tous en ligne et que nous sommes toujours, je pense, dans un espace virtuel, nous allons continuer dans ce sens. J’aimerais donc voir ce genre d'interaction — comme toi et moi discutant pendant une heure, lors d'une rencontre Zoom. Je veux aussi voir davantage d'interactions numériques entre les peuples autochtones à travers les nations et les océans via des plateformes en ligne, et une utilisation accrue des nouvelles technologies pour créer nos histoires.

 


[1] « Maya», saison 1, épisode 5. Pow-wow de la nation Choctaw de l’Oklahoma aux États-Unis.

 

 

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Liste de visionnements :


Northern Comfort: A Drive Around Town (Mélanie Lameboy, 2021) : https://vimeo.com/546595904

Every Dog Has a Story (Mélanie Lameboy, 2012) : https://vimeo.com/167428638

Mon île (Marie Kristine Petiquay, 2005) : https://vimeo.com/152202883

Aniskenamakewin (Marie Kristine Petiquay, 2020) : https://vimeo.com/467858022

Wapamowin (Marie Kristine Petiquay, 2024) : https://vimeo.com/866120768

War Paint (Jack Belhumeur, 2017) : https://www.youtube.com/watch?v=p94dTu6JWqw

Respect Your Elders, Chum! (Jack Belhumeur, 2018) :  https://vimeo.com/336637402

Life on the Move (Jack Belhumeur, 2021) : https://vimeo.com/544628544

 

 Traduction de l'anglais au français : Anne Marie Piette

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Article publié le 15 août 2024.
 

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