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Du comté et des cunnilingus : Entretien avec Louise et Charlie Courvoisier autour du film « Vingt dieux »

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin


[Ex nihilo / Agat Films]
 

On peut lire quelque part que Vingt dieux (2024) est l’histoire d’un jeune homme de dix-huit ans qui apprend, le temps d’un été, à faire du fromage et des cunnilingus. C’est un résumé satisfaisant, qui ne déplaît pas en tout cas à mes interlocuteurs, Louise et Charlie Courvoisier, réalisatrice et compositeur, qui ont eux-mêmes du mal à classer leur film dans une catégorie. Comédie ? Drame? Dramédie? Coming of age? Western? Et qu’importe, au fond, d’inscrire une œuvre sous une seule enseigne quand elle ne chercher qu’à se défiler. Car c’est bien le cas de cette œuvre, inclassable.

Dans Vingt dieux, Totone, personnage fêtard de dix-huit ans, doit prendre soin de sa petite sœur de sept ans après la mort de son père dans un accident de voiture. Quand il apprend que les producteurs peuvent gagner 30 000 euros s’ils gagnent le prix du meilleur comté, Totone et sa bande se lancent dans la production de fromage. Vingt dieux, qui est le premier long métrage de la jeune réalisatrice, a été présenté en avant-première dans la catégorie Un certain regard à Cannes, où il a remporté le Prix de la jeunesse (2024). Le film a également été décoré des prix Valois de diamant au Festival du film francophone d’Angoulême et du prix Jean-Vigo. Il sortira en salle au Québec en mars 2025.


 

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Pour Louise Courvoisier, faire des films est une histoire de famille. Elle est d’ailleurs venue à Cinémania avec son frère, et loge chez une grande tante à Beaconsfield. Ils n’aiment pas les mondanités. On sent chez eux une sincérité ainsi qu’une grande humilité, deux qualités aussi précieuses que rares.

Sarah-Louise Pelletier-Morin : Louise, peux-tu me parler d’où tu viens, de ton parcours comme réalisatrice ?

Louise Courvoisier : Je viens d’un village dans le Jura de 300 habitants. Je suis partie faire mes études, puis je suis revenue habiter là-bas quand j’ai fini mes cours de cinéma. J'ai fait mon premier long métrage dans cette même région, précisément sur le territoire où j’ai grandi. Je voulais filmer la région où j’ai grandi. On a souvent l'image des montagnes du Jura avec la neige et tout ça. Mais dans ce village, ce sont des petites montagnes ; c’est un endroit moins connu. Mon film est en quelque sorte un hommage à ce territoire. On voulait filmer un lieu rarement montré au cinéma, celui des régions rurales françaises.

J'aime travailler en meute, enfin avec ma meute, c'est-à-dire avec ma famille. On est quatre frères et sœurs et on est tous revenus habiter dans le village. On est donc très proches, on travaille les uns pour les autres.

Toute ma famille a participé à mon film : Charlie [son frère] et ma mère ont composé la musique ; ma sœur et mon autre frère ont fait les décors ; mon père a aussi joué du violon pour la bande-sonore. J'ai besoin de m’entourer de gens en qui j'ai confiance, avec qui je peux collaborer, et avec qui je me sens solide pour bien accompagner l'équipe et les comédiens.

SLPM : Venez-vous d'une famille cinéphile ? Ça donne l’impression que tout le monde fait du cinéma chez les Courvoisier.

LC : Non, nous ne sommes pas une famille de cinéastes. Mais nos parents étaient musiciens. Ils ont tout arrêté quand on était petits pour se lancer dans l'agriculture. Ils nous ont donc transmis un côté artistique et un côté artisanal, plus terre à terre.

SLPM : C’est donc un peu arrivé par hasard. Tu n’étais pas prédestinée à faire du cinéma?

LC : Non, je n’y étais pas du tout prédestinée. À quinze ans, j’ai choisi le cinéma comme option au lycée et j’ai poursuivi dans cette voie. En étudiant le cinéma, j’ai découvert que j’aimais bien diriger une équipe, des acteurs.

SLPM : Il n’y avait pas de pression à poursuivre l’entreprise familiale ?

LC : Oui, il y avait une certaine pression et c’est justement ça qu’on a fait. On a repris la ferme. Nos parents nous ont toujours poussés à faire des études, mais, tout de même, chaque fois qu'on était là, ils nous disaient : « Maintenant, il faut aussi mettre les mains dans la terre ! » Il n'y a jamais eu d'attente, mais si on veut que notre lieu continue à vivre, il faut travailler.

Charlie et Louise m’expliquent à la fin de l’entrevue qu’il s’agit d’une entreprise agricole faisant pousser différents blés (sarrasin, millet, etc.) pour le pain. Leur méthode est ancestrale. Ils travaillent avec des chevaux plutôt que des machines agricoles, ce qui est beaucoup plus écologique, tout en permettant de récolter des grains plus nutritifs.

À bien y penser, travailler sur une ferme et travailler sur un film ont peut-être plus en commun qu’on pourrait le croire : la nécessité de la collaboration, les longues heures de travail, la densité des périodes d’ouvrage, la passion…



(Photo : © Laurent Lecrabe)
 

SLPM : On sent une dimension documentaire dans ton film, autant en raison des acteurs non-professionnels que dans le traitement de ta réalisation.

LC : Oui, il y avait un vrai désir d'authenticité. C’est ce que j’ai vécu dans mon enfance et je voulais qu’on puisse y croire. J'avais envie, en racontant cette histoire, que les gens se reconnaissent. Pour ça, il fallait que les comédiens soient des gens du coin, qu’ils aient connu les fêtes de village, les bals, les concours, etc. Je ne me voyais pas arriver avec des acteurs qui imitent l’accent jurassien.

Même les figurants viennent de la région. Je les ai choisis avec beaucoup d'attention et de souci. En somme, on a tourné le film avec un mélange entre une équipe parisienne qui travaille en cinéma et une équipe locale. Je souhaitais qu’il y ait un mélange, pour pas que ça soit juste nous qui arrivions avec nos gros sabots de Paris pour faire un film.

SLPM : Parlons de l’histoire. Tu es vraiment une grande scénariste, tu as un don pour nous raconter une histoire. Viens-tu du monde des livres ?

LC : Je ne viens pas de la littérature, j’ai étudié en scénarisation plutôt qu’en réalisation à l’école de cinéma. C’est là que j’ai appris à écrire. J'ai pas mal écrit pour d'autres aussi. Je pense que c'est la chose la plus précieuse que j'ai apprise à l'école, même si j'ai aussi dirigé des films. (D’ailleurs, c'est un peu plus intriguant pour moi de gérer une équipe…)

Mais c'est vrai que j'aime beaucoup écrire. Je n’écris pas de manière très classique. Habituellement, on fait des résumés du film puis on arrive au scénario. De mon côté, j’ai besoin de me pencher dès le départ sur des détails très précis. Je travaille énormément sur les personnages pour qu’ils aient leur propre personnalité, qu’ils existent à part entière. Et donc si mes personnages rencontrent des obstacles, je sais comment ils vont réagir. Je les connais par cœur! Je travaille en quelque sorte à l’envers : plutôt que de mettre des intrigues forcées devant les personnages, ce sont les personnages qui m’indiquent les contraintes, qui me révèlent l’histoire à écrire.

SLPM : Il n'y a donc pas beaucoup d'improvisation dans tes films?

LC : Non, quasiment pas.

SLPM : Il y a une chose qui m'a frappée dans ton œuvre. J'ai perdu mon père à peu près au même âge que ta jeune protagoniste, qui a sept ans. J’ai alors pensé qu’à la suite de l’accident, on basculerait dans un film sur le deuil. Qu’on basculerait dans le grave. Mais le deuil n'est pas nommé. Si le sujet de ton film est grave, il est traité avec beaucoup de légèreté et de joie. Je me suis beaucoup identifiée à cette jeune fille, notamment au fait qu’à cet âge, on passe souvent à côté de notre deuil ; on l’évite, on le fuit, on trouve des mécanismes pour continuer à vivre.

LC : Oui. J'avais envie de raconter ce que j'ai beaucoup observé dans ma région et chez les gens, à savoir une espèce de pudeur émotionnelle très forte, ainsi qu’une manière de verrouiller complètement les émotions. Notre culture ne nous incite pas à aller voir du côté des émotions, à confronter nos sentiments, à sonder ce qui nous traverse. Souvent, ça verrouille aux endroits dramatiques, et c'est comme si on ravalait complètement notre émotion.

Par contre, ce type de personnage peut s'écrouler pour une séparation amoureuse. J'avais envie de raconter la fragilité, mais pas forcément à l’endroit où on s’y attend.

Si mes personnages ne réagissent pas directement au drame dans lequel ils sont plongés, ils vont parfois réagir en différé, par exemple avec une extrême violence, ou encore ils n’auront pas confiance en eux.

SLPM : Des espèces d’acting out?

LC : Oui et je voulais montrer la fragilité derrière cette virilité, car en fait, en coulisses, eux aussi sont des guimauves ! Mais ils ont l’habitude de montrer une forme de rugosité, d’agir assez brutalement. C’est cette pudeur émotionnelle qui m’intéressait.

Le deuil se raconte donc par tout ce trajet que Totone a besoin de faire pour s'en sortir à travers le fromage. C'est de raconter le deuil, pas de manière spontanée, mais de manière déplacée, oblique, à travers tout ce qu'il essaie de faire pour s'en sortir.

SLPM : Comment tu le décrirais ton personnage principal, Totone ?

LC : Alors moi, je me suis beaucoup inspirée des gens justement que j'ai connu, avec lesquels j'ai grandi, et notamment de ceux qui étaient assez peu accompagnés dans la vie, qui étaient un peu livrés à eux-mêmes. Ce qui m’intéresse chez Totone, c’est que c'est un personnage très vif, plein de feu, mais en même temps fragile et je ne sais pas ce qu'on pourrait faire de cette fragilité. C’est un peu un meneur, mais en même temps il est sensible.
 


:: Totone (Clément Faveau) (Photo : © Laurent Lecrabe)


SLPM :
Il est plein de contrastes. C’est un personnage contradictoire.

LC : Oui. Le comédien qu’on a choisi, Clément Faveau, possède vraiment ce truc contradictoire. Il a le regard très sensible — on voit une fragilité dans ses yeux —, mais en même temps il possède aussi quelque chose d'explosif, d’incandescent, et à tout moment il semble prêt à partir. Je voulais montrer les endroits les plus difficiles et les plus rugueux de ces personnages, ainsi que tout ce qui est touchant dans leur parcours, leur manière de s'en sortir malgré l’adversité.

SLPM : Vingt dieux est un film très elliptique. Dans les films d’auteur, ce n’est pas rare de voir des scènes qui s’étirent, qui contemplent. J’ai beaucoup aimé ce traitement très suggestif, très subtile. Par exemple, la scène de l'accident du père, qui arrive au début du film, est très courte. Il y a une ellipse qui nous projette immédiatement aux funérailles. Comment as-tu envisagé ce travail avec la monteuse?

LC : En fait, j’aime beaucoup la suggestion. J’aime que le spectateur soit actif. Je ne veux pas tout lui prémâcher, ni tout lui montrer. Je n’ai jamais envisagé par exemple d’entrer dans la voiture durant la scène de l’accident. Totone n’a pas le courage de s’approcher de la voiture, donc je ne m’approche pas de la voiture. On ne quitte jamais le personnage de Totone, on reste collé tout au long du film à son point de vue. En fait, on vit l’accident à travers lui, c'est-à-dire à distance, parce qu'il n'arrive pas à faire tout ce qu’il devrait faire.

Je ne suis pas très démonstrative comme réalisatrice, et ce, même dans ma manière de faire les découpages. Je ne travaille pas d’une manière classique. Je pense qu’en France c’est assez radical. J’aime bien, par exemple, faire des plans très larges dans les campagnes et arriver avec un plan très serré à l’intérieur, sans expliquer où on est, ni ce qu’il se passe. Je trouve qu'on sous-estime un peu le spectateur.

Avec ma monteuse, on voulait aussi faire un film généreux en rythme. C’est vrai que les films d'auteurs ont généralement tendance à s'étirer dans le temps et à devenir contemplatifs. Dans mon film, on n’attend pas que la prochaine scène arrive…

SLPM : Je me disais justement que c’était rafraîchissant de voir un film comme celui-là, qui n’est pas maniéré. Qui est humble. C’est un film simple, direct.

LC : Oui. Je vois ça comme de l'anti-snobisme. Le snobisme est très présent dans le cinéma français et ça creuse un fossé entre le cinéma d’auteur et le cinéma populaire. Je ne pouvais pas faire un film intellectuel sur des gens qui ne sont pas justement de ce milieu, cela n’aurait pas été cohérent. J'avais envie que mon œuvre soit accessible, généreuse et simple.

SLPM : Tu parlais de la pudeur tantôt. Vingt dieux aurait pu être un film très sensuel, avec les scènes d’émoi sexuel de l’adolescence. Même chose aussi pour les images qui mettent en scène la fabrication du comté, on aurait pu tomber dans une esthétisation, un certain « food porn »… Ça reste pourtant très pudique. Il n’y a rien de léché, on est loin de la publicité. Peux-tu me parler de ta pudeur, et plus largement de la manière dont tu as pensé ta direction photo ?

LC : Avec les chefs opérateurs, on a voulu créer une certaine sensualité, mais à travers une esthétique assez brute. On voulait tout sauf lisser. On voulait montrer toutes les aspérités du corps, de la peau, des visages, même des paysages. On a déposé sur les personnages une lumière très brute, souvent naturelle.

On a également joué avec des contrastes très forts dans toutes les scènes de nuit. On assume par exemple qu'il y ait des endroits qui ne soient pas éclairés — une chose qui se fait très peu dans le cinéma actuel (généralement, les cinéastes mettent des petits points lumineux un peu partout.) Nous, on a assumé des choses très fortes à l'image, comme dans ces scènes où il n'y a qu’un côté éclairé et le reste demeure dans le noir. Dans les scènes de jour aussi, parfois on voit des ombres fortes et des lumières très marquées, comme des traits de lumière plus bruts que ce qu'on a l'habitude de voir. Dans le cinéma, on a plutôt tendance à diffuser la lumière, à rendre les peaux lisses et polies.

SLPM : … et de voir un corps de femme « normal » à l’écran, c’est aussi plutôt rare.

LC : Oui, et je ne voulais pas mettre la sensualité dans les scènes d’intimité comme on a l'habitude de la voir, en appuyant sur cette sensualité avec le corps des femmes. Je trouvais que c'était intéressant de montrer les corps des femmes (et pas que le corps des femmes d’ailleurs), mais pas de le sexualiser. J’avais aussi envie de montrer les maladresses, les malaises, d’un début amoureux.

SLPM : Il y a aussi une certaine sensualité qui se dégage de l’amitié entre les jeunes garçons. Tout comme dans la tendresse entre un frère et sa sœur.

LC : Oui, je trouve qu'il y a plus de sensualité entre les gars qu’entre Totone et Marie-Lise! C’est joli de voir deux gars qui n’ont pas peur de se toucher. Même quand ils se battent, je trouve qu’il y a aussi une certaine sensualité dans ces corps qui ont une telle proximité.


(Photo : © Laurent Lecrabe)


SLPM :
Charlie, comment avez-vous créé la musique du film?

Charlie Courvoisier : D’abord, il faut mentionner que je ne suis pas compositeur. Je n'ai jamais composé de musique de film.

On a commencé la musique pendant le tournage. Louise ne savait pas forcément comment mettre de la musique dans un long métrage, c'est ce qui nous faisait peur. C'est aussi pour ça, comme elle le disait plus tôt, qu’elle ressentait le besoin de travailler avec des gens de confiance, avec qui elle pouvait échanger et prendre son temps. Parce qu'elle n'avait pas envie de finir le film et de poser trois musiques dessus en vitesse.

Pendant tout le montage, on a travaillé en parallèle. Il y a beaucoup (beaucoup !) de matière. On a épuré, car c’est ce que Louise voulait. On s'est retrouvés à travailler autour de juste trois instruments : la contrebasse, le violoncelle et la voix.

SLPM : Tu parlais du spectateur actif tantôt : c'est sûr, il y a ce danger aussi sur le plan musical d’aller trop dans le pathos…

LC : Oui, on voulait éviter à tout prix le pathos. On souhaitait travailler dans cette même esthétique brute pour la musique. Plus on force l’émotion, plus c’est dur d’être juste et d’accompagner les images. On ne voulait pas tout surligner.

CC : En composant, on avait tendance à en mettre trop. Très vite, la musique venait accentuer ou transformer l’image.

LC : Ce qui est difficile avec la musique, c’est qu’on arrive avec un scénario qui marche normalement sans musique. Puis, on doit rajouter une information, dès lors c’est comme si on devait doubler une information qu’on avait déjà. Le danger, c’est que cela devienne trop explicatif.

CC : D’ailleurs, pour l’anecdote, on a passé tellement de temps sur les maquettes qu’au final, quand on est parti enregistrer en studio, on n’avait qu’une semaine pour tout réenregistrer. Le résultat qu’on a eu après cette semaine-là nous convenait moins que les maquettes sur lesquelles on a passé trois mois. Ce sont donc les maquettes qu’on entend principalement dans le film !

 

 

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Et la réception du film, dans le Jura? Très bonne, m’indique Louise, elle qui rentre d’une longue tournée dans sa région. Les villageois se sont complètement approprié son œuvre, raconte-t-elle, non sans amusement et fierté. Faire des films sur sa région natale, avec les gens de sa région natale et pour les habitants de sa région natale : pari relevé.

Louise Courvoisier est née en 1994. Elle grandit dans le Jura avant d’étudier le cinéma à la Cinéfabrique à Lyon. Son court métrage de fin d’études, Mano a Mano, remporte le premier prix de la Cinéfondation à Cannes en 2019. Vingt dieux est son premier long métrage de fiction : une épopée sentimentale et fromagère ancrée dans le village de son enfance.

Charlie Courvoisier est né en 1999. Il commence sa carrière dans le cirque en tant qu'équilibriste acrobate. Son chemin va l'amener par la suite plutôt vers la musique et vers la composition. Il trouve son inspiration grâce aux instruments qu'il joue : la voix et le saxophone. Il compose la bande originale de Vingt dieux, en collaboration avec sa mère. Charlie continue en parallèle le cirque et la musique tout en rêvant de mêler les deux.

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Article publié le 22 novembre 2024.
 

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