28 avril 2024. Route 117 Nord, Rivière-Rouge. Des colonnes grecques détonnent dans le paysage qui défile. Lieu de culte pour camionneurs polythéistes ? Détrompez-vous. Le commerce n’a pas encore déremisé ses ornements de jardin. Je passe l’enseigne du motel Godard. J’ai une pensée pour Jean-Luc. Le ciel est bleu. En allant faire le plein d’essence à Mont-Laurier, je me laisse tenter par un paquet de fromage tortillon aux épices BBQ placé dans un panier en osier près de la caisse. Il va me falloir une bouteille d’eau. Je me rends au frigidaire. Ah ! J’oubliais les Guinness, préférence personnelle de mon hôte. Je redémarre le moteur. J’éprouve un léger vertige en passant au-dessus des rapides à Grand-Remous. Virage à gauche en direction de Montcerf-Lytton. Arrivée à destination, je cogne à la porte de Robert. « Entre ! » m’indique une voix familière. La serrure est déverrouillée. J’enlève mes souliers dans le portique. Des casquettes à filet, une tuque orange fluo, des chemises à carreaux, un imperméable et des sabots Birkenstock tout neufs. L’homme des bois me fait dos. Penché sur son livre, au bout de la table, il décortique un manuel d’instruction pour réparer son moteur de bateau. La saison de pêche commence.
Je me suis rendue sur les lieux de tournage de Festin boréal (2024) pour parler de « sa vue », comme il dit. À la première du film, au cinéma Beaubien, une séance de questions-réponses a suivi le visionnement. « Monsieur Morin, est-ce que cette expérience vous a transformé ? » « Non. » André Forcier, présent dans la salle, lui demande s’il a déjà mangé de la chair de tortue. C’est d’une tendreté inégalée, apparemment. Je reste discrète. J’aimais mieux l’agacer aujourd’hui. Nous avons parlé longtemps. Chaque fenêtre de la salle à manger s’ouvre sur la nature. Ça grouille de partout. « Les ouaouarons se sont remis à chanter hier, ça dort bien. » Un Post-it est collé sur une guitare sèche. J’y lis « chitarra ». Guitare, en italien. Robert revient d’une résidence d’écriture de six mois à Rome. Il y a fait d’heureuses rencontres, dont le journaliste et essayiste émérite Marco d’Eramo. Je repartirai avec son livre The World in a Selfie. Je comprends leurs affinités. L’instrument à cordes est posé sur le divan où « Ti-noir », un matou rescapé du coin, se prélasse au soleil. Une réincarnation de son ancien chat trouvé dans la même forêt, de la même couleur et du même nom. Robert excelle à l’art du latte. Il fait son propre mélange de grains. « La moitié du sac du Caffè Italia de la Petite Italie et la moitié du sac Barista napolitain du Métro de Maniwaki. » Température parfaite, saveur corsée à souhait et lait moussé saupoudré de cacao. « Grazie mille ! » Lorsque nous aurons terminé notre entretien, nous travaillerons un peu dans le jardin. « Je te débarrasse de tes mauvaises herbes si je peux t’arracher des mots. » Deal. Au son du pic-bois qui picore le revêtement de bardeaux de cèdre, nous entamons notre discussion.
*
Mariane Laporte : Je vais commencer par te citer : « Festin boréal est un film qui ne fait pas appel à autre chose qu’au cinéma. […] C’est une œuvre qui ne comporte aucune référence à une autre forme d’art, comme le théâtre et la photo ; un film qui ne peut exister qu’en film et pas autrement. » Fais-tu référence aux cinéastes d’avant-garde des années 1920, tels que Dziga Vertov ou Sergei Eisenstein ?
Robert Morin : Vertov, oui. Godard, des fois. Plus près de nous autres, Norman McLaren. Ses films de scratch. Il y a des gens qui ont fait du cinéma où il n’était pas question d’être « putassier », c’est-à-dire d’aller chercher dans d’autres formes d’art la matière même. Il y a deux sortes de cinéastes : ceux qui réfléchissent à leur scénario et ceux qui réfléchissent au cinéma. Ce n’est pas la même chose. Je ne me considère pas vraiment comme un cinéaste. Si je dois choisir, je fais plutôt partie de la deuxième gang.
ML : Considères-tu la prise de vue et le montage comme les principaux éléments constitutifs du médium, soit le cinéma dans sa forme la plus pure ?
RM : Oui. 99.99% de ce qu’on voit, ce sont des romans, des nouvelles ou des pièces de théâtre filmés. J’essaie d’au moins le débarrasser de ça. Ce qui est difficile. Le cinéma, c’est une machine qui est capable d’enregistrer du temps, entre le début et la fin d’un plan. Forcément, il y a une métamorphose qui s’est faite. Imperceptible à l’œil souvent, mais parfois oui. L’ONF avait filmé un grain de popcorn à 10 000 images seconde qui éclate doucement comme une fleur [Zea, 1981]. C’est du pur cinéma ça.
ML : Cette contemplation de la métamorphose, c’était ton approche pour Festin boréal ?
RM : Oui, pour 7 paysages (2022) et ce film-là. C’est essayer de dire : « Regarde, on va faire un vrai film. Un film qui ne se résume pas. » C’est aller là. J’aimerais faire une trilogie. Faire un troisième vrai film avec des humains.
ML : À ton avis, est-ce qu’il y a des cinéastes qui ont réussi à réaliser un « vrai film » avec des humains ?
RM : Béla Tarr touche souvent à ça, mais il y a quand même toujours un fil narratif. Denis Côté, dans certains moments de ses films. Dans les portions où ils essaient d’éviter la narrativité ; on fabrique et on complète le récit nous-mêmes, à partir d’un petit bout ou d’un semblant d’histoire. Mais de le faire systématiquement, pendant la durée normale d’un long-métrage, c’est tout un défi ?!
[Les Productions Kinesis inc.]
ML : Quand as-tu décidé que c’était assez, quand t’es-tu dit : « J’ai tout ce qu’il me faut, mon film est fini » ?
RM : Quand on a eu les loups.
ML : Tu voulais vraiment avoir tout l’éventail d’espèces.
RM : Oui, c’est ça. Ils sont arrivés en dernier, les loups.
ML : As-tu voulu donner un point de vue animalier ?
RM : Au début, oui. L’idée, comme tous mes films, c’est de créer des trahisons. Je fais du cinéma de trahison. Je pars avec un genre que tout le monde connaît, puis à un moment donné il dérive, il se déjante. Pour moi, c’est essentiel de trahir le spectateur, de trahir ses attentes. Ce film-là, c’est ça. Au début, ça part comme un vrai film animalier. Quand le pôpa de Bambi se fait tuer, tu ne restes pas habituellement avec le mort. Tu retournes avec le pauvre Bambi qui est triste et sa môman. Mais là, le pôpa de Bambi se fait tuer, puis tu ne t’occupes pas de Bambi, tu restes sur le cadavre. Et là, ça se met à chirer.
ML : Ça tombe dans le gore.
RM : Gore, je ne sais pas. C’est sûr qu’il y a du monde fragile.
ML : Je te confirme qu’il a des gens qui ont arrêté de manger leur popcorn !
RM : Oui, sûrement. Il y a du monde qui fait un flat, puis qui va chez le psychologue.
ML : (Rires) Trouves-tu que Festin boréal est un film provocateur ? Pas nécessairement par rapport à son côté qui peut lever le cœur, mais plutôt par rapport à ta proposition de prendre le temps de regarder. Surtout à notre époque…
RM : Oui, j’ai fait un film inusité pour l’époque. C’est provocateur au sens du questionnement écologique. Je ne vois pas pourquoi je ferais un film qui n’est pas dérangeant. Pour moi, faire de l’art, c’est strictement déranger.
ML : Le gore ne définit pas le film, mais on ne s’attend pas non plus à aller jusqu’à l’intérieur de la carcasse.
RM : C’est là que le point de vue devient de la caméra de surveillance assumée.
ML : Rendu là, on se rapproche plutôt de l’endoscopie. On part du drone qui survole la forêt pour atterrir dans les entrailles de l’orignal.
RM : C’est là que le cinéaste s’implique. C’est plus facile en fiction, parce que tu as des acteurs, tu peux recommencer. Dans mon cas, je n’avais pas beaucoup de contrôle sur les « acteurs ». J’ai essayé, j’ai triché. J’ai mis des castors dans le ventre de l’orignal pour attirer plus de loups. Mais en bout de ligne, s’il y a une histoire, c’est la métamorphose pure d’une carcasse qui ne devient rien.
ML : C’est tout de même une façon de réfléchir à la mort. Ce n’est pas seulement l’observation d’une métamorphose.
RM : C’est ça qui était voulu, la deuxième lecture. Pour avoir un sous-texte, il faut d’abord avoir un texte. De la matière pour réfléchir à ça, être surpris, être étonné. La majorité des gens ne connaissent pas du tout le bois, la nature. À certaines projections, j’ai fait une expérience. « Connaissez-vous la différence entre un hêtre et un chêne ? Entre un sapin et une épinette ? » Plusieurs ne savaient même pas que les pékans existaient. Qui a déjà vu des ours en action, à part dans les documentaires wildlife de la BBC où on voit des belles shots où ils pognent des saumons ? Déjà, tu places les spectateurs dans une situation de curiosité. En tête de liste, c’était ça.
ML : J’aimerais retourner au thème de la mort en citant Félix Leclerc, car je sais que tu l’affectionnes particulièrement. Il chantait : « C’est grand la mort, c’est plein de vie dedans. » Es-tu venu au même constat ?
RM : Oui et non. Quand il dit « c’est grand la mort, c’est plein de vie dedans », c’est l’échéance que tout le monde a, la seule certitude qu’on a, celle de mourir, qui fait éclater la vie. L’urgence de vivre. Oui, le film peut faire ça, mais par personne interposée. C’est aussi plus que ça. Le film propose une réflexion sur notre utilité. L’utilité de nos propres carcasses.
ML : Quelle fonction remplit la mort ? Tu sembles offrir une proposition matérialiste.
RM : À partir du simple constat matériel, tu es capable d’aller vers des questionnements. Ce n’est pas ça que l’art fait habituellement. L’art n’est pas très matérialiste, à part avec une idéologie qui descend sur comment on va l’illustrer. J’essayais de faire ça à l’envers.
ML : Lorsque la carcasse de l’original est remplacée par les fleurs, qu’est-ce que ça représente ? Je ne m’attendais pas à ça venant de toi.
RM : Les fleurs à la fin, c’est la continuité du « rien ne se perd, rien ne se crée » [de Lavoisier]. Ça change le PH du sol une bibitte de même. Le sang, la lymphe, tout ce qui coule de ça jusque dans la végétation. C’est sûr que j’ai forcé fort sur la licence poétique.
ML : Je pensais que tu t’adoucissais avec le temps. (Rires) Aurais-tu fait ce film-là à vingt ans ?
RM : Sûrement, si la pulsion m’avait prise. Ce n’est pas une œuvre de « maturité ». Par contre, c’est une œuvre de maturité dans sa forme.
ML : Intéressant. Connais-tu le costume funéraire inventé par Jae Rhim Lee ? C’est un vêtement destiné à être porté après la mort, imprégné d’un mélange de spores de champignons et d’autres micro-organismes qui aident à décomposer le corps, à neutraliser les toxines et à transférer nos nutriments aux plantes. Serait-ce le genre de solution que tu proposes ? Comment pourrait-on contrer notre déni de la fonction matérielle de la mort ?
RM : C’est quasiment impossible. C’est dans nos gènes. On a des particularités que les autres animaux n’ont pas et vice-versa. La nôtre, c’est d’avoir un sens de l’anticipation. C’est indécrottable de l’être humain d’avoir peur de la mort, puis de vouloir prolonger la vie le plus possible. Avec l’humusation, tu peux devenir un petit tas de terre, puis te servir de ce compost-là pour planter un arbre et dire : « Celui-là, c’est Jean-Paul. »
ML : C’est quelque chose que tu ferais ?
RM : On a un beau terrain. Je laisserais mon corps quelque part et je planterais un poteau qui dit : « Morin était icitte. » L’affaire, c’est qu’on ne peut pas disposer de nos corps nous-mêmes. Il faut que ce soit officiellement enregistré.
ML : J’ai lu que tu devais réparer l’équipement en pleine nuit dans le parc de la Vérendrye avec ton directeur photo [Thomas Leblanc Murray] à cause de l’éclairage infrarouge. Avec la charogne à côté de toi, tu as dû te demander si tu allais te faire bouffer toi aussi. Là, tu as sûrement réfléchi à la mort. (rires)
RM : À un moment donné, il y avait un des ours qui était à peu près à distance du poêle à bois [3 mètres]. Il attendait qu’on finisse. C’est un peu stressant. Lui, assis sur son lunch. Moi qui le repousse et qui essaie de l’envoyer plus loin, pendant que l’autre répare les fils.
ML : Incroyable… Dans la fable, la mort est un thème important. Elle est généralement présentée comme inévitable, condition même de la nature. La fable transmet une morale, la tienne estécologique. Pourrait-on considérer Festin boréal comme une fable ?
RM : Oui. J’ai fait plusieurs films qui sont des fables. Dans ce sens-là, ça rejoint Les quatre soldats (2013) où la morale est incluse dans le propos, mais où elle n’est pas diffusée.
ML : Festin boréal critique l’anthropocentrisme, mais est-ce aussi une critique de l’anthropomorphisme ?
RM : Je savais que l’être humain avait cette propension à s’imaginer dans toutes sortes de choses ou à interpréter des comportements animaux qui n’ont rien à voir avec ce qu’on pense qu’ils sont. Je savais que c’était inévitable, mais mon objectif n’était pas de critiquer ça.
ML : Dans l'ensemble, Jean de La Fontaine se montre assez cynique. Est-ce un fabuliste auquel tu te rattaches ?
RM : J’ai été obligé de les apprendre ces fables-là. Je les sais toutes par cœur, parce que j’ai fait beaucoup de retenue à l’école. Ça m’a influencé ! Il y a une observation des travers humains. La Fontaine, pour moi, faisait de la vraie zoologie avec nous. On est des animaux, mais on n’a pas l’impression de l’être, c’est ça le problème.
ML : Est-ce que les prises de vue tournées avec le drone font allusion à notre tendance à se placer au-dessus de la nature ? Est-ce une sorte de regard supérieur ? C’est la façon dont je l’ai vécu, sur ma « bûche », au cinéma Beaubien.
RM : C’est une façon de sortir de là, de montrer que ce qu’on a vu dans ce petit coin de terrain, ça se passe partout. C’était plus ça.
ML : Y a-t-il certaines allégories incarnées par les animaux ?
RM : Je n’en ai pas vu. Une chose qui m’a surpris, c’est le peu d’interaction qu’il y a entre eux. Je m’attendais à ce qu’ils se battent pour leur morceau, mais ils ont une parfaite connaissance de leur position dans la chaîne alimentaire. Ce qu’on n’a pas, parce qu’on est en train de nous tuer nous-mêmes.
ML : La tortue semble avoir le rôle de témoin des événements. Elle introduit et clôt le cycle du passage de la vie à la mort. L’avais-tu scénarisée ainsi ?
RM : Tu t’es inventé ça dans ta tête ! Bien écoute… Dans la mythologie autochtone, la tortue est pas mal l’animal le plus important, mais moi, je n’étais pas dans cette zone-là. La tortue, je l’ai filmée dans une boîte vitrée grande de même à Laval.
ML : Avec Festin boréal et 7 paysages, te diriges-tu vers une approche immersive ?
RM : Ce n’est pas ma volonté de faire de l’immersif, mais ça fait ça automatiquement. Le défi, c’est d’aller ailleurs. La réalité virtuelle, c’est peut-être une porte de sortie, mais pour moi, la VR n’est pas du cinéma. Ce qui est à venir, c’est de ramener la recette de Griffith avec l’intelligence artificielle, où tout devient intéressement flou. Je réitère que le cinéma peut seulement évoluer dans sa forme pure en continuité de son évolution technique.
ML : Ton traitement sonore me rappelle celui d’Apichatpong Weerasethakul. On retrouve l’expérience sensorielle des bruits de la jungle dans la forêt boréale. Est-ce un réalisateur qui t’inspire ?
RM : Ce n’est pas un cinéaste qui m’intéresse beaucoup. Ce n’est pas vraiment du cinéma au sens où on en parle depuis tantôt. Il a une narrativité qui est complètement ésotérique. Peut-être que ça lui dit quelque chose, mais ses symboles, je ne les connais pas. S’il se réfère à sa religion, je ne la connais pas. Donc il n’essaie pas du tout de me racoler.
ML : Alors, pourrait-on dire que Festin boréal emprunte plutôt les codes de la téléréalité ?
RM : J’ai toujours admiré la téléréalité ! J’ai fait de la téléréalité avant que ça existe. Mes premiers petits films, c’étaient des téléréalités. Avec du vrai monde, à qui je demandais de jouer de temps en temps. Pour moi, l’idée de la téléréalité vient des néoréalistes, des Italiens. De Vittorio De Sica, de Cesare Zavattini, de Roberto Rossellini… La téléréalité, c’est juste la coche au-dessus. C’est la continuité du néoréalisme, parce que ça suppose des caméras de surveillance, des vraies. Pour moi, la téléréalité a aussi passé par Perrault, Brault, toute cette école-là du cinéma direct.
ML : Festin boréal offre une mixité de genres. Le film est qualifié d’expérimental, de suspense contemplatif, d’autofiction poétique, de documentaire de fiction, etc. On y retrouve des situations non scénarisées où tu abordes des thèmes tels que le pouvoir hiérarchique et l’éloge du « quotidien de la forêt ». C’est vraiment ça en fait…
RM : Oui ! C’est présent depuis que je fais des vues. La définition de la téléréalité a été pervertie par ce qu’on a nommé « téléréalité » à partir du moment où ça a existé. Ce sont des environnements très contrôlés, avec un casting et des attentes tordues pour arriver à des fins. Ça pourrait être tellement autre chose.
ML : Ce serait quoi, pour toi, une « vraie » téléréalité ?
RM : Tu prends un notaire. C’est censé avoir une vie plate. Tu prends un notaire qui accepte d’avoir des kodaks partout chez lui pendant cinq ans et qui finit par les oublier. Encore, est-ce que c’est faisable ? Pour moi, la téléréalité ultime, c’est du voyeurisme capté de mille et une façons. Toutes les vies deviendraient passionnantes !
Photographies : André-Line Beauparlant
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |