CRISE DE FOI
Nous étions sortis déçus de la projection de son dernier film,
Ma part du gâteau, diffusé dans le cadre du Festival de films francophones Cinemania, car le réalisateur de
L'auberge espagnole est aussi celui de
Riens du tout, un film d'une grande lucidité et d'un engagement dont la subtilité le classe parmi les plus importants films français des vingt dernières années. C'est donc avec une certaine appréhension que nous nous sommes rendus au Sofitel, forts de questions élaborées comme autant de chemins détournés pour nous aider à comprendre ce qui a motivé et ce qui pouvait justifier la forme de son dernier sujet. Et c'est avec cette simplicité qu'on lui connaît que Cédric Klapisch nous a expliqué en quoi son film soulignait les écarts toujours plus grands entre les classes, élaborant avec un certain détachement sur l'état de la crise existentielle d'une société en quête d'elle-même. Ainsi, le cinéma selon Klapisch est aussi mouvant que ses sujets, sans structure prédéterminée, sans modèle établi : c'est avec curiosité qu'il faut regarder le passé... et l'avenir.
Panorama-cinéma : Vous disiez récemment qu'il fallait « affronter la réalité », que « le sujet actuel, c'est le contraste social ». Aussi, la plupart de vos films mettent en scène des contrastes, qu'ils soient d'ordre culturel, comme dans
L'auberge espagnol et
Les poupées russes, social, comme on a pu le constater dans
Ma part du gâteau, voire de ton ou de genre. Pensez-vous faire un cinéma de la confrontation?
Cédric Klapisch : Oui, car je pense que toute narration n’est intéressante que lorsqu'il y a du conflit. Une histoire se caractérise souvent par un problème à résoudre. Dans un conte, le petit chaperon rouge doit traverser la forêt et le problème c’est le loup. La définition d’une histoire, c’est quand il y a la confrontation de choses qui ne vont pas bien ensemble.
Panorama-cinéma : Vous changez radicalement de ton dans les vingt dernières minutes de
Ma part du gâteau comme vous l'aviez fait dans
Ni pour ni contre (bien au contraire). Vous déviez alors d'un récit classique qui aura amené le public à anticiper certains événements pour le confronter à une finale beaucoup plus raide. La démonstration des limites de la fiction est-elle une façon de favoriser une prise de conscience chez le spectateur?
Cédric Klapisch : Oui, je pense, car c’est un miroir de ce qu’il se passe actuellement dans la vie. On a l’impression que la démocratie nous apporte la liberté et la protection, qu’elle est un gage de la qualité sociale. Or, il se trouve que la démocratie peut se foutre de nous, elle peut fabriquer quelque chose de soporifique. Avec ce film, je place justement le spectateur dans un contexte plutôt confortable, dans un récit qu’il pense pouvoir anticiper alors qu’en réalité, il ne sait pas où il va. À la fin, il peut se passer quelque chose de plus tragique que ce qu’il imaginait. Ce n’est pas si différent de ce que peut faire Tarantino dans un film comme
Reservoir Dogs, où il installe le spectateur dans un truc plutôt léger qui, au fur et à mesure, devient de plus en plus trash et glauque. C’est une manière de jouer avec les genres, de mettre le spectateur dans une situation qu’il reconnaît, puis de glisser dans un langage différent. C’est ça qui crée de la tension, qui crée de la modernité, puisque le cinéma n’est intéressant que si on le modernise, que si l’on crée des émotions qui soient différentes.
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Cédric Klapisch |
Panorama-cinéma : C’est donc une façon de détourner les codes d’un genre…
Cédric Klapisch : Oui, mais en même en temps, je n’ai jamais vraiment fait de film de genre. Même avec
Ni pour ni contre, qui est mon seul film de genre assumé, je flirte finalement avec d’autres genres. Je suis plus un réalisateur du métissage qu’un réalisateur qui s’inscrit dans une case, dans un genre.
Panorama-cinéma : C'est le décalage généré par l'écart entre les classes qui crée des situations comiques dans
Ma part du gâteau. Pensez-vous que le comique, et non la comédie, est fondamentalement critique?
Cédric Klapisch : Oui… Ce n’est pas nécessairement qu’il est critique, c’est qu’il nous aide à voir mieux. Je pense que quand on dit que deux mille personnes ont été licenciées dans une entreprise c’est horrible, mais d’une certaine façon, on ne donne aucune information. On a tellement entendu cette phrase que si on est condescendant et qu’on dit tragiquement qu’une chose tragique est tragique, ça passe par une oreille et ça ressort par l’autre et on n’imprime pas. Si, en revanche, on en rigole, ça nous trouble et on comprend mieux. C’est ce que j’ai fait : son usine ferme, d’une certaine façon je me fous un peu de sa gueule puisque je n’utilise pas un langage traditionnel pour le raconter. C’est Chaplin qui nous a appris ça. Quand il fait
The Kid,
Les temps modernes et
Le dictateur, il se permet de rire de choses dont on n’oserait pas rire. Au final personne ne parle aussi bien que lui du nazisme, d’Hitler, des orphelins, des sans-abris. Je trouve que c’est une bonne façon de parler du monde sérieux.
Panorama-cinéma : Vous parlez de Chaplin, mais il y a dans l'univers de certains de vos films quelque chose qui rappelle un peu le Saint-Maur de Tati ou l'environnement des
Vacances de monsieur Hulot. Non seulement par vos cadres, notamment ceux de
Riens du tout, très ouverts, qui laissent au spectateur la liberté de voir se construire des gags en second plan, mais aussi par le traitement du son qui, parfois, inonde l'image. Diriez-vous que le comique de Tati ou celui de Pierre Étaix vous ont aidé à vous forger en tant que cinéaste?
Cédric Klapisch : Oui, c’est un langage que j’ai appris, mais je l’utilise d’une autre façon que Tati puisque je ne ris pas forcément des mêmes choses et les sujets ne sont pas les mêmes. Mais oui, je suis d’accord avec ce que vous dites.
Panorama-cinéma : Pensez-vous que l’humour fonctionne mieux lorsqu’il n’est pas trop évident, lorsqu’il est plus dissimulé?
Cédric Klapisch : Non, parce que l’humour grossier peut être très drôle. Je crois que les deux sont possibles. Pour moi, Woody Allen a un humour assez nuancé alors que
Y a-t-il un pilote dans l’avion? ou
Austin Powers ce n’est pas de l’humour fin, mais ça fait vraiment rire. Quand on dit comédie, finalement, on ne dit rien puisqu’il existe des tas de rires différents. La comédie n’est pas un genre. Donc, à l’intérieur du comique, on peut utiliser soit de la nuance, soit de la grossièreté, de l’humour noir, du rire jaune, etc.
Panorama-cinéma : Vos personnages vieillissent comme vos préoccupations évoluent de film en film. Dans quelle mesure est-ce important pour vous que votre cinéma reflète votre parcours personnel, où vous en êtes en tant qu'individu?
Cédric Klapisch : Je pense que la seule chose intéressante au cinéma, c’est le discours et le regard d’une personne. Mon évolution personnelle m’impose une sincérité envers mon sujet. C’est la seule chose qui importe. Quel que soit le cinéma qu’on aime, Fellini, Almodovar, Woody Allen, Scorsese, ce sont ces cinéastes que l’on aime à travers leurs films. Que Woody Allen parle d’amour, du travail, de la famille, ce qui compte, c’est qu’il le fasse avec sincérité. J’en suis à mon dixième film et je comprends à quel point il est important d’être en phase avec soi-même. Par exemple, je ne pourrais plus faire un film comme
L’auberge espagnole parce que je n’ai plus 25 ans - même si, à l’époque, j’avais la trentaine. Je suis obligé d’être en phase avec mon âge, avec mes préoccupations, avec le regard que j’ai aujourd’hui et qui n’est plus le regard que j’avais il y a dix ans.
Panorama-cinéma : On retrouve régulièrement dans votre cinéma l'opposition entre idéalisation et désillusion : une sorte d'existence vide que l'on essaie tant bien que mal de remplir comme si l'homme était un vase sans fond, à l'image des Grandes Galeries de
Riens du tout, dont les couloirs et rayons chargés de produits sont de véritables labyrinthes dans lesquels il est facile de perdre son chemin. Aussi
Chacun cherche son chat, c'est un peu « chacun cherche sa raison de vivre ». Pensez-vous à la crise de foi de l'homme moderne?
Cédric Klapisch : [rires] Oui, complètement. Mais il y a plusieurs questions dans votre question. Il y a une crise des valeurs. Je pense qu’il y a cent ans, on se posait moins de questions parce que la religion était plus présente, on était obligé de vivre dans un cadre restreint : que vous soyez juif, musulman, chrétien, chacun avait une façon de vivre qu’il ne fallait pas trop discuter. Aujourd’hui, on discute. Et là, que l’on soit juif, musulman, chrétien ou agnostique, on acquiert une certaine marge de manoeuvre dans laquelle on peut faire certains choix. Un musulman, par exemple, peut être libéral. Cette accumulation de choix fabrique du flou, suscite une réflexion qui aboutit soit à une perte des valeurs, soit, au contraire, à une recherche des valeurs -
Chacun cherche son chat, c’est d’ailleurs la recherche d’une vérité à soi.
On vit dans un monde qui est une sorte d’hypermarché dans lequel il arrive un moment où il faut choisir un truc à mettre dans le caddy. Je pense qu’on a droit à beaucoup, mais qu’on est dans une période où il y a tout de même un choix à faire : où allons-nous, que voulons-nous, que sont nos valeurs? Cette question de la morale est posée de façon plus moderne puisque nous avons la liberté de la choisir. Tous les films que je fais en ce moment tournent beaucoup autour de cette idée : nous avons la perdition de la liberté. La liberté, cette valeur très positive, n’est pas facile à gérer.
Autre chose en ce qui concerne la crise de foi. Ce qui autrefois donnait de la valeur à l’argent, c’était les talons or : un milliard de tonne d’or me donne un dollar à telle valeur. Aujourd’hui, on a ce qu’on appelle la créance - c’est quand même une histoire de croyance - c’est-à-dire que la valeur du dollar d’un pays est définie en fonction de l’estimation de la valeur de ses échanges. La valeur est donc une donnée plus abstraite, attribuée selon des critères plus spéculatifs qui mettent l’individu dans un rapport d’incertitude. Là aussi c’est donc un problème de foi. Et l’actuelle crise financière est vraiment une crise de foi : on ne croit plus en la valeur de l’argent.
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CHACUN CHERCHE SON CHAT de Cédric Klapisch (1995) |
Panorama-cinéma : Mais ce n’est pas seulement une question d’argent. Il est arrivé une époque où l’homme a cessé de croire en Dieu, une autre où il a cessé de croire en l’argent, mais aussi en l’institution, à commencer par la famille puisque les couples se séparent, les enfants sont en conflit… Cette insécurité, cette incertitude, c’est un peu ce qu’incarne le personnage de Chloé dans
Chacun cherche son chat. Du reste, le film s’achève sur la chanson “Give Me a Reason to Love You” [ndlr : Portishead]. Cette situation, le fait de ne plus croire, a parasité le quotidien.
Cédric Klapisch : Oui et je pense que tout le monde est dans une recherche de sens. C’est d’ailleurs le sujet du film que j’écris en ce moment…
Panorama-cinéma :
Casse-tête chinois.
Cédric Klapisch :
Casse-tête chinois, dont le titre est bienvenu puisque les choses ne vont pas en se simplifiant dans la vie [rires]. Mais plus ça va, plus ça avance, et plus il y a une recherche de spiritualité, de quelque chose qui serait justement un peu unique. Je crois qu’on est dans un monde où les valeurs s’écroulent, mais ça ne veut pas dire qu’on n’a pas de valeurs. Par exemple, vous disiez qu’on ne croit plus en la famille, je pense au contraire qu’on veut toujours y croire, qu’on veut croire au couple, mais qu’on ne peut plus avoir les mêmes valeurs qu’avant. C’est juste qu’on doit réinventer des schémas à chaque époque.
Panorama-cinéma : Dans
Riens du tout, Fabrice Lucchini dit que « les gens ne savent pas pourquoi ils se battent ». À l'époque, saviez-vous pourquoi vous faisiez des films? Vos raisons ont-elles changé ?
Cédric Klapisch : Il y a une phrase de Guitry qui me dirige pas mal en ce moment et qui résume assez bien ce pourquoi je fais des films : « On double son plaisir lorsqu’il est partagé ». Le cinéma me permet, comme on disait tout à l’heure, d’aller vers des choses qui me concernent et qui me sont plus personnelles, mais c’est dans le but de m’adresser à plein de gens. C’est un paradoxe qu’il y a dans le cinéma, il faut être très personnel et très universel en même temps.
Panorama-cinéma : Dans un autre ordre d’idées, peut-être saviez-vous déjà que Arri, Panavision et Aaton ont récemment confirmé l'arrêt de leur production de caméras 35mm.
Cédric Klapisch : Ah oui?
Panorama-cinéma : Oui, il y a quelques semaines.
Cédric Klapisch : Non je ne savais pas.
Panorama-cinéma : Alors, maintenant que je vous l’apprends, que pensez-vous de ce tournant historique que prend le cinéma? De savoir qu’un jour il n’y aura plus de pellicule, mais surtout plus de laboratoires pour la développer.
Cédric Klapisch : Je l’ai déjà vécu en photo et j’avais trouvé ça très, très douloureux. Je n’ai pas pris de photo 24x36 depuis peut-être cinq ans. J’étais quand même dingue de ça et puis ça ne me manque pas [rires]. En photo, aujourd’hui, ce qui n’est pas le cas en cinéma, on peut faire en numérique ce qu’on faisait en 24x36. De la même façon que je ne peux pas dire que je regrette le vinyle et que le CD c’est atroce. Oui, on perd quelque chose à chaque fois qu’on en gagne une autre. Je le vois bien avec la musique : je me sers plus d’un ordinateur et d’un Ipod que d’un CD. De nouveau, je trouve qu’il y a quelque chose qui se perd dans le fait que ce ne soit plus sur un support physique, mais c’est comme ça. Je ne suis pas tellement nostalgique des vieux outils.
En plus je n’ai pas de discours qui aille dans un sens ou dans l’autre. J’étais dans les premiers à utiliser la HD avec
L’auberge espagnole, c’était le troisième ou quatrième film à l’échelle mondiale à l’utiliser. Puis, finalement j’ai fait deux films en scope après,
Ni pour ni contre et
Paris. C’est parce que j’avais tourné en numérique que j’ai ressenti le besoin de revenir à un ancien médium. Là encore, pour
Ma part du gâteau, j’ai tourné en scope, mais j’ai utilisé l’appareil photo de Canon pour les séquences de nuit. On est dans une période très hybride et c’est quand on fait des essais - je n’ai pas encore essayé la Red qui va sortir - qu’on réalise à quel point on commence à trouver des équivalences entre le 35mm et le numérique. Je comprends bien qu’à un moment les fabricants doivent choisir leur camp. On le voit avec Kodak et Ilford. Quand un géant disparait, un autre le remplace.
Panorama-cinéma : On parle de technologie, Herzog, Spielberg, Scorsese s’essayent à la 3D. Wenders, lui, dit ne plus jamais vouloir tourner en pellicule. Vous, êtes-vous prêt à passer le cap?
Cédric Klapisch : Autant je suis sensible aux nouvelles technologies, autant je ne sais pas pourquoi, mais je ne crois pas du tout à la 3D. D’une part, je trouve ça néfaste parce que ça rend les salles de cinéma moins bonnes qu’auparavant, parce que le meilleur moyen de diffuser de la 3D, ce sont les écrans métallique qui, en revanche, ne sont pas bons pour les autres films; d’autre part je n’ai pas encore vu un film, sinon celui de Wenders,
Pina, qui m’ait vraiment convaincu.
Panorama-cinéma : Wenders qui a dit ne plus jamais vouloir tourner en 2D.
Cédric Klapisch : Ah… oui, mais bon. Je ne sais pas. Là-dessus, je reste assez vieille école. Je trouve que ça apporte un mauvais confort de visionnement : pas de contraste dans l’image, plus de couleurs et c’est chiant d’avoir des lunettes. Il n’y a que
Pina qui apporte quelque chose. J’ai filmé beaucoup de danse et la 3D ici apporte cette sensation de l’espace. Mais j’ai l’impression que ça ne va pas être utile à beaucoup de films. Je suis très curieux de savoir ce qu’il va se passer dans les cinq ou dix prochaines années. Curieux aussi de voir si je vais plonger dedans ou non, de m’apercevoir que, finalement, c’est super. Mais pour l’instant, je n’y crois pas.