Né en 1946, fils d’un père instituteur et d’une mère ouvrière sur les chantiers d’une cité-état en pleine expansion, l’enfance de John Woo à Hong Kong est marquée par la fuite des purges communistes et la pauvreté dans le quartier de Shek Kip Mei, détruit par le feu en 1953. Poussée vers la rue à la suite du désastre, la famille de Woo est sauvée par la charité et maintenue par une forte éducation chrétienne. Rapidement fasciné par les rêves que lui projette le cinéma hollywoodien qu’il découvre dans les années 1950, il s’amuse chez lui à dessiner des silhouettes sur des plaques de verre qu’il illumine pour raconter des histoires à la manière des lanternes magiques. En 1969, il entre aux Studios Cathay ; en 1971, il devient assistant-réalisateur à la Shaw, apprenant dès lors son métier sous la tutelle de Chang Cheh, maître du cinéma de kung-fu. Le passage à la réalisation de Woo en 1974 se fait aux côtés d’un très jeune Jackie Chan, alors simple chorégraphe. Woo le repère en premier, tout comme il repère avant les autres un jeune Tsui Hark tout juste gradué (Hark, précoce et connaissant plus rapidement le succès financier, lui rendra la pareille en produisant pour Woo A Better Tomorrow [1986], le coup de circuit qui cimentera son style). Glissant du film d’arts martiaux vers la comédie, puis vers la pétarade ambidextre, Woo connaît l’apogée de sa carrière hongkongaise au tournant des années 1990, enchaînant les succès qui peu à peu font sortir son cinéma de Hong Kong jusqu’à le faire émigrer aux États-Unis, faisant de lui la nouvelle coqueluche des cinéphiles occidentaux qui tombent sous le charme de ses carnages opératiques. C’est au même moment que les cofondateurs de ce qui allait devenir le Festival Fantasia se rencontrent autour de Hard Boiled, symptôme d’une nouvelle vague asiatique qui s’immisce alors dans les consciences, progressivement, à l’insu du cinéma mondial, et qui allait changer à jamais la manière de faire des films et de prendre plaisir à les regarder.
Il n’y a, autrement dit, que très peu de cinéastes à qui le festival pouvait rendre un hommage aussi senti et conséquent. C’est maintenant chose faite, et en grand, par l’entremise de la remise d’un Cheval noir d’honneur et de la projection de Hard Boiled et de Face/Off, authentiques chefs-d’œuvre du cinéma d’action qui ont rappelé à tout le public présent dans la salle pour l’acclamer que personne ne sait mettre en scène la violence avec autant d’émotion et de minutie que John Woo.
Souhaitant dérailler de l’habituelle entrevue biographique (on se référera plutôt pour cela à la généreuse classe de maître animée par Ariel Esteban Cayer et disponible sous peu ici), nous avons souhaité concentrer la discussion plus spécifiquement autour du geste cinématographique par excellence du maître : le ralenti.
Mathieu Li-Goyette : Quel est votre plus vieux, ou disons votre plus mémorable souvenir d’un ralenti vu dans une salle de cinéma ?
John Woo : Ah !... Bien sûr ça remonte aux Sept samouraïs (1954) d’Akira Kurosawa, qui doit être le premier à l’avoir fait... Vous savez, c’est la scène où... Comment s’appelle-t-il ?
MLG : Quand Takashi Shimura va sauver le bébé et qu’il tue le bandit.
JW : Exactement ! Quand il est déguisé en moine pour aller sauver l’enfant et que le méchant s’effondre au ralenti. C’est si magnifique… En plus de Kurosawa, il faut dire que j’ai beaucoup été influencé par mon maître, le grand Chang Cheh, un pionnier du cinéma d’arts martiaux et qui utilisait régulièrement des ralentis dans ses films. Puis il y a aussi plusieurs comédies musicales avec Gene Kelly qui m’ont profondément marqué et dans lesquelles on voit souvent quelques ralentis quand il danse. Évidemment, à la fin des années 1960 il y a eu le grand choc de The Wild Bunch (1969) de Sam Peckinpah (et tous ses autres films !), en particulier la scène d’introduction et la scène finale, qui m’ont époustouflé. Le ralenti m’avait alors frappé comme une manière de montrer la beauté de l’action, ainsi que les éléments les plus dramatiques liés aux instants névralgiques qui précèdent la mort. Les ralentis au cinéma le rendent immédiatement musical, ou encore lui insufflent une qualité semblable à celle d’une feuille morte qui doucement tombe l’automne venu jusqu’à se déposer sur le sol. J’adore ça, de la même façon que j’aime écrire de la poésie.
Plus tard, quand j’ai vu les films de Martin Scorsese, et surtout sa capacité à utiliser les ralentis très parcimonieusement dans des moments de forte intensité ou lorsqu’il s’approche du visage d’un acteur, j’ai compris à quel point les ralentis pouvaient accentuer les détails d’une scène et l’attention qu’on y porte en tant que public.
MLG : Les ralentis donnent le temps de mieux apprécier les moments vécus dans toute leur complexité.
JW : Tout à fait. D’ailleurs, quand j’ai fait The Killer (1989), je me servais beaucoup de cette technique afin de ralentir le jeu des acteurs hongkongais, qui est traditionnellement très expéditif, et ce, sans jamais leur dire ! [rires] Alors quand ils tournaient la tête pour regarder, ça devenait tout à coup si beau ! Ça aussi c’est un truc que j’ai repris à Scorsese, car cela vient tout de suite profiter des meilleures performances d’acteur et permettre au public de mieux les contempler. Quand les choses se produisent trop rapidement à l’écran, on ne comprend plus... Enfin bref, c’est comme ça que moi je fais mes films.
MLG : Chez vous c’est aussi une manière d’injecter du drame humain à même des séquences d’action.
JW : Oui, car la beauté du moment, qu’il s’agisse d’une action, d’une expression, d’une larme qui coule doucement, toutes les raisons sont bonnes pour ralentir le temps du film, c’est un puissant outil pour s’approprier une scène et l’accentuer d’une façon qui nous soit propre.
MLG : Est-ce que les ralentis sont écrits à même vos scénarios ? À quelle étape de la production est-ce que vous commencez à y réfléchir ?
JW : Jamais pendant l’écriture ! C’est carrément quelque chose que j’improvise à même le plateau, quotidiennement. En fait, je visualise le film dans ma tête avant le tournage car je préfère me concentrer essentiellement sur mes acteurs quand nous sommes en équipe. D’ailleurs je n’aime pas suivre à partir d’un moniteur, je m’arrange pour être toujours derrière la caméra durant une prise et de me focaliser sur les performances. Et là on essaie, en tourne à 48 images par seconde, on reprend une autre prise à 48 i/s, puis une autre à 72 i/s... La majorité des scènes sont déjà dans ma tête avant de les tourner, surtout parce que je m’efforce de très bien connaître mes acteurs, leur manière de livrer le dialogue, de bouger et c’est le plus essentiel quand vient le moment de savoir comment cadrer et à quelle vitesse d’obturation tourner.
MLG : En plus, à l’époque vous deviez attendre les dailies avant de voir si l’effet désiré du ralenti était réussi. Comment saviez-vous exactement à quelle vitesse d’obturation vous deviez tourner ? Expérimentiez-vous beaucoup avant les tournages afin d’arriver à ces effets ?
JW : Nous n’avions rien ! Pas d’ordinateur, pas de moniteur. Et je n’attendais jamais les dailies ! Je m’en suis tiré car je connais vraiment très bien la caméra et ses composantes, comment elle fonctionne, les différentes lentilles et les effets qu’elles permettent de faire, les cadrages qui sont possibles. Je n’ai même pas besoin de regarder dans l’objectif ! Mes yeux sont très bons là-dessus, ils savent comment une caméra bouge, comment des déplacements dans l’espace et des changements d’échelles de plan vont passer à travers l’objectif choisi pour la scène ; je peux même savoir si un plan va être réussi sans le regarder, c’est un instinct, et ça me permet de me concentrer totalement sur mes acteurs. Alors quand je vais dire au caméraman de tourner à 30 i/s ou à 96 i/s, je sais très exactement quel sera le résultat. D’ailleurs, je ne regarde même pas les rushes pendant le tournage ! [rires] Je me contente surtout de rentrer à la maison pour me préparer au lendemain et imaginer les scènes suivantes. Si je fais un travelling ambitieux et qu’il y a des erreurs dans le mouvement de caméra, parce que le sol est inégal ou bosselé par exemple, je vais le voir immédiatement durant le tournage, en parler avec mon caméraman et nous allons reprendre la prise sur-le-champ. Évidemment ils le savent, les caméramans, quand il y a eu une erreur, et ils ne me contredisent jamais là-dessus ! [rires] Tout ça pour dire que sur un plateau, ma force, c’est mes yeux. Et mon amour pour mes acteurs.
MLG : Vous parlez de rushes, de moniteur, de savoir d’instinct comment les images sortiront une fois développées... Est-ce que votre manière de travailler a changé avec l’arrivée du numérique (qui permet de visionner immédiatement les images tournées) ?
JW : Non ! Absolument pas. Je suis un réalisateur totalement old-fashioned. Pour moi chaque plan d’un de mes films est pensé comme une peinture, et une peinture ça ne se modifie pas. On l’accomplit d’un geste et il faut apprendre à l’assumer. Je pense que le public ressent ce geste. C’est pour cette raison aussi que je n’ai jamais fait trembler ma caméra (shaky cam) et je déteste regarder des films avec une caméra tremblante. Je ne comprends pas pourquoi on aurait, peu importe dans quelle scène ou dans quelle situation, l’envie de ballotter une caméra ainsi, de faire des close-up qui tremblent – c’est insupportable. Ça me fâche tellement que lorsque je regarde un film à la maison qui est filmé comme ça, il ne faut pas 5 minutes avant que je sorte le disque du lecteur pour le découper avec mes ciseaux et le jeter aux poubelles. [rires] J’ai besoin de le faire, de le détruire et de m’en débarrasser. Ce n’est pas du cinéma pour moi et ça m’exaspère car tout le monde fait ça ! Pourquoi avoir recours à des grands acteurs si on tourne comme ça ? Un mannequin de bois ferait l’affaire.
MLG : C’est intéressant que vous parliez ainsi de ces shaky cams et ces esthétiques plus modernes, qui évoquent souvent une perte assez totale du sens de l’espace, du rapport entre les personnages et le décor, alors que dans vos films c’est évidemment tout le contraire. Chez vous on est, comme vous le disiez tout à l’heure, beaucoup plus dans la peinture, le pictural, quelque chose de précis, lyrique, déterminé. Dans Hard Boiled (1992) par exemple, dans la scène d’ouverture au salon de thé, vous prenez si bien le temps de nous situer dans l’espace, de voir comment les banquettes sont alignées, à quelles hauteurs sont les cages d’oiseaux, où se trouvent les différents protagonistes les uns par rapport aux autres... Quand vous préparez ces scènes, est-ce que vous vous impliquez dans la construction des décors ?
JW : J’ai toujours la scène au complet dans ma tête avant de la tourner. Pour Hard Boiled et cette ouverture, nous avons tourné la scène dans cette maison de thé qui était typiquement hongkongaise, avec un cachet historique impossible à dupliquer. Le bâtiment devait être détruit deux semaines plus tard... alors nous nous sommes lancés dans la production de la scène avant même d’avoir un scénario, avant même de savoir quelle allait être l’histoire du film, simplement parce qu’il fallait nous dépêcher avant qu’ils démolissent ! [rires] J’aimais tellement cet endroit et tous ces oiseaux en cage, je trouvais ça magnifique. Dès que je suis arrivé sur les lieux, en apercevant la rampe de l’escalier, je me suis tout de suite dit que ça serait génial de voir le héros glisser sur celle-ci avec deux pistolets pour abattre les méchants — ça allait être fantastique ! Nous sommes donc partis de cette seule image marquante, et nous avons inventé toute une histoire autour du lieu, avec les acteurs que nous avions avec nous, pour qu’elle puisse culminer sur cette glissade à la fin de la fusillade. Ensuite nous avons couvert pas mal d’angles sous plusieurs échelles de plan afin de pouvoir bien établir l’espace de la scène, et enfin nous avons commencé à chorégraphier l’action. J’étais pas mal plus jeune et je me prêtais au jeu ! [rires] Je sautais, je roulais par terre avec les fusils, j’essayais de trouver différentes étapes pour l’action, différents gestes à filmer avec différents objets de la scène. Je travaille comme ça car je suis très impliqué dans une scène ; chaque fois qu’un personnage de mes films fait face à l’adversité, je me sens totalement à ses côtés. L’acteur me représente et je vis ces sentiments avec lui. Toutes mes scènes d’action sont calculées à l’instinct.
:: Hard Boiled (John Woo, 1992)
:: Face/Off (John Woo, 1997)
MLG : Vous parlez souvent du fait que les acteurs et l’attribution de leur rôle sont pour vous les éléments les plus importants dans la préparation d’un film. Est-ce qu’il y a certains types de répétition avec eux qui entrent en ligne de compte avec la planification technique ? Par exemple en matière de synchronisation avec les déplacements de caméra ou, encore une fois, dans la fabrication des ralentis ?
JW : Durant ma période hongkongaise, je ne faisais aucune préparation, je ne savais même pas la plupart du temps ce en quoi allait consister la scène, mais les acteurs me faisaient tellement confiance... Et moi je connaissais l’étendue de mes habilités et aussi de mes limites, et puis je savais très bien dans quel marché je travaillais et ses attentes. Pour The Killer et Hard Boiled, je n’avais pas de scénario avant de commencer à tourner. Les deux films ont été tournés sans scénario : nous écrivions les scènes au fur et à mesure, chaque jour en nous pointant sur le plateau. Tout le monde n’avait qu’un court synopsis (qui de toute façon n’arrêtait pas de changer). Je suis quelqu’un de très émotionnel et je suis à mon meilleur lorsque je parviens à laisser place à mon instinct, à ne pas trop me cantonner dans quelque chose de trop calculé. Habituellement je me contente donc de parler au producteur avant la scène, de lui dire quelque chose comme pour la scène du salon de thé j’ai besoin de 30 cascadeurs payés pour 3 jours de travail, avec 50 figurants pour 3 jours, et puis 5 jours de travail avec les acteurs principaux. Et c’est tout ! Ils pouvaient bien me demander quel allait être le sujet de la scène, mais je ne le savais pas moi-même. [rires] Je me rends ensuite sur les lieux du tournage deux ou trois jours avant, je me promène, j’observe les angles possibles, et là je réfléchis à tout ce que je pourrais faire dans cet endroit. Par exemple, ici, je rentrerais dans la pièce, je regarderais la table autour de laquelle nous sommes assis, je me demanderais comment elle pourrait servir, est-ce que quelqu’un sauterait dessus ? Est-ce qu’il s’en servirait pour faire un grand saut en ouvrant le feu ? Ou bien est-ce que quelqu’un tomberait sur celle-ci et la briserait en deux à la suite d’une bonne bataille à coups de poing ? Et puis simultanément j’imagine les déplacements de caméra, où pourraient aller les rails pour les travellings... Tout ça pour que l’action soit filée d’un moment à l’autre et que la caméra puisse tout accompagner avec les angles les plus originaux et les plus dramatiques possibles. Je fais ce travail préliminaire de manière assez solitaire, aussi parce que je déteste faire des répétitions avec mes acteurs. Pareil sur les plateaux américains où c’est attendu qu’on fasse des répétitions… Mais je n’en ai jamais fait, excepté pour Face/Off (1997) où nous avons fait une longue session de répétition avec Nicolas Cage et John Travolta, simplement pour voir comment l’un et l’autre allaient s’imiter. Et puis ils étaient prêts ! Ma préparation est davantage avec l’équipe de caméramans. J’en utilise environ cinq à la fois lors d’une scène d’action, puis seulement deux dans une scène dramatique, et je vois avec eux comment ils vont se déplacer, ce qu’ils vont filmer en particulier. C’est ce qui se rapproche le plus d’une répétition dans ma manière de travailler.
MLG : Vous avez dit durant votre passage au festival que vous ne regardiez pas de cinéma d’action contemporain, que les films de Marvel ou que les Fast and Furious vous ennuyaient. Est-ce qu’il y a des films que vous avez vu ces derniers temps et que vous appréciez ?
JW : Non ! En fait je visionne surtout des vieux films maintenant, et pas beaucoup, peut-être une vingtaine par année seulement... Je revisite les films qui m’ont marqué, des films de partout, des classiques. Lawrence of Arabia (1962), qui est peut-être mon film préféré, Les parapluies de Cherbourg (1964), Les sept samouraïs, Les 400 coups (1959), 2001: A Space Odyssey (1968)... Aussi les films de Martin Scorsese ! En particulier Mean Streets (1973). Puis To Kill a Mockingbird (1962) ! Et West Side Story (1961) ! Des classiques, des films que je revois fréquemment et qui m’apprennent encore et encore de nouvelles choses sur mon métier. Lorsque je suis devant un film de Marvel je me retrouve tellement dans un univers que je connais si peu, à un point où je n’ai plus de repères... En fait, le seul film de Marvel que j’ai vu au complet c’est Shang-Chi (2021). Les acteurs étaient bien... Mais ce n’est vraiment pas mon genre de cinéma !
MLG : Une dernière question, par pure curiosité concernant l’ouverture de Mission: Impossible 2 (2000). Était-ce votre idée ou bien celle de Tom Cruise, d’ouvrir le film sur Iko Iko ?
JW : C’était l’idée de Tom ! Toute la bande sonore du film, qui est plus un album de musique qu’une bande sonore à mon avis, tout ça c’était ses idées. [rires]
transcription et traduction : Mathieu Li-Goyette | photos : Samy Benammar
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