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Entrevue avec Mathieu Amalric

Par Mathieu Li-Goyette et Clara Ortiz Marier
THE MAN WHO WASN'T THERE

Par Mathieu Li-Goyette et Clara Ortiz Marier

Il est très tôt. Le Festival du Nouveau Cinéma s’achève et Mathieu Amalric entre dans la salle de presse du festival. Il a l’air fatigué, si tôt arrivé que tout le monde chuchote : « c’est Mathieu Amalric! ». On lui saute dessus, il passe une entrevue vidéo pour les organisateurs du FNC. On l’attend, on cherche des questions qui ne soient pas les clichées habituels. Il arrive, las, fatigué, comme sortant d’une tournée. On lui dit d’emblée : « on va tenter de pas trop vous embêter avec nos questions. » Il nous répond : « les questions ne sont pas embêtantes, c’est les réponses qui le sont. Si ça se trouve, c’est moi qui devrait vous poser des questions ». On recule, on s’approche et puis voilà, on se lance.
 
Panorama-cinéma : Vous avez mentionné à plusieurs reprises, en entrevue, que l’inspiration initiale pour le film était un texte de Colette, l’Envers du Music-Hall, qui racontait sa vie d’actrice de 1906 à 1912. Pourquoi avoir décidé de transposer cet univers dans un monde contemporain?
 
Mathieu Amalric : J’aime bien quand l’histoire en dit sur aujourd’hui. Je ne sais pas, c’est un réflexe que j’ai. Mais en fait, le texte que Colette écrivait était très contemporain lorsqu’elle l’a fait. C’était des notes de tournées très modernes sur son temps. Les numéros de music-hall, de nos jours, ne m’allaient pas. Les histoires de jonglage, de petits chiens, de transformismes, n’arrivaient pas à me toucher. Je trouvais ça rance et nostalgique. C’est uniquement lorsque je suis tombé sur le monde du burlesque que le scénario s’est re-réveillé alors qu’on l’avait laissé tomber, Marcello et moi, en 2002. En 2005, je travaillais sur un texte de Juan Marcei (?), un auteur de polars de Barcelone, que j’avais abandonné. Et boom! Je tombe sur un article qui parle du burlesque d’aujourd’hui et me dis que c’est ce qui aurait intéressé Colette de nos jours. Un spectacle qui avait les mêmes pulsions, une manière un peu joyeuse de faire de la politique, mais sans le dire, d’être un petit peu énervé et en colère contre ce que l’on nous inflige à tous maintenant : avoir des corps parfaits. Que ce soit Colette ou les autres, l’idée était de « faire avec ce qu’on a », d’être soi-même, de faire quelque chose de drôle en passant par le spectacle.
 
Et voilà, on a écrit avec Philippe et après on est allé les voir.
 
Panorama-cinéma : La fiction s’est donc écrite avant d’aller chercher les actrices.
 
Mathieu Amalric : Nous nous sommes dits qu’il fallait écrire pour ne pas être complètement avalés par le documentaire. Je n’ai donc pas fait d’enquête journalistique sur leur passé ou sur leurs influences. Le film n’est pas le résultat d’une interview avec les questions typiques : « Ton père te battait? », « T’as arrêté l’alcool à quel âge? ». Ce n’est pas ça. Au contraire, avec Philippe, on s’est amusé à faire un film de garçons qui essaie d’imaginer ce qui se passe dans la chambre des filles.

Panorama-cinéma : Au fil des ans, depuis votre dernier long métrage, on vous a vu tourner pour Resnais, Despleschin, Schnabel, Spielberg - sachant que vous avez été initié par Despleschin à la mise en scène dans les années 90 -, y a-t-il un de ces cinéastes qui vous a particulièrement influencé?
 
Mathieu Amalric : C’est Arnaud qui m’a inventé comme acteur. Avant, j’étais stagiaire, assistant, assistant-monteur, je faisais tous les métiers du cinéma depuis l’âge de 17 ans. Jamais je n’aurais imaginé que j’aurais joué et c’est lui qui m’a proposé un rôle. Quand il me l’a demandé pour La sentinelle - comme je me suis disputé - dans la seconde avant le tournage, je me suis dit que j’allais le faire, mais à la seule condition de faire un film « à moi » immédiatement après. Sinon, j’allais rester dans cette jolie vie d’acteur de cinéma qui est… le métier le plus facile sur Terre. C’est un métier que tout le monde peut faire si quelqu’un sait vous regarder.

J’avais donc fais Mange ta soupe (1997), un premier film un peu long. Et puis les histoires d’influences, c’est quelque chose à laquelle on peut penser lorsqu’on écrit. Mais sur le plateau, il faut être nu comme un ver pour inventer soi-même quelque chose. Ça ne sert à rien de penser aux autres. Il faut avoir inventé sa propre potion magique.


MATHIEU AMALRIC

Panorama-cinéma
: Êtes-vous, aujourd’hui, acteur avant d’être cinéaste ou cinéaste avant d’être acteur?
 
Mathieu Amalric : Je me réveille toujours le matin en me disant que j’aime bien fabriquer des films. « Acteur », ce n’est pas mes oignons, ce n’est pas moi qui décide. Chaque  interprétation ne fait que retarder mon prochain projet de mise en scène.
 
Panorama-cinéma : Pour en venir aux filles, vous disiez que vous avez d’abord écrit la fiction pour ensuite trouver votre équipe. Dans le film, la troupe dont votre personnage fait partie donne l’impression d’être une famille reconstituée. Comment avez-vous travaillé avec elles pour gagner cette complicité, ce lien, ce que l’on ressent lorsqu’on les voit.
 
Mathieu Amalric : On a passé du temps ensemble, mais de façon très morcelée. Après avoir passé 4 ou 5 jours à Nantes, où elles ne me connaissaient pas et moi non plus, j’ai pu aller aux États-Unis pour voir plein d’autres numéros. Mais bon, il y avait déjà quatre personnes que j’avais vu à Nantes qui sont dans le film. Il n’y avait que Julie et Ivy que je ne connaissais pas. On se voyait deux jours par-ci, deux jour par-là. Une fois, on s’était vu à Naples parce qu’elles jouaient à Naples et j’étais venu avec un chorégraphe - j’étais sûr que ce serait l’histoire d’un chorégraphe et non celle d’un producteur. Et jamais je ne pensais y tenir un rôle. Ce n’est pas écrit pour moi.
 
Je croyais que ce serait Marco Berretim, un chorégraphe suisse-italien incroyable. Ensuite, j’ai pensé à Paolo, un producteur. Après, il y a eu un travail de deux semaines une fois que j’ai inventé la troupe, car ce sont des femmes qui travaillent seules, mais qui ont l’occasion de se connaître. Deux sont de New York, une de San Diego, l’autre de Los Angeles, elles fabriquent leurs numéros toutes seules et ont l’occasion d’être un peu ensemble lors des conventions ou des mini-tournées. C’est un milieu qui se connaît. 
 
Panorama-cinéma : C’était donc là votre période d’apprivoisement.
 
Mathieu Amalric : Oui, exactement. C’est là qu’on a créé cette chose autour du gourou et de la solitude qui m’intéressait beaucoup. Je savais qu’on allait s’approcher de l’une d’elle dans le récit. C’était écrit. On a ensuite passé deux semaines à répéter dans un théâtre à Paris avec les filles. À partir du moment où je jouais, je n’étais pas en état d’observation, mais plutôt dans le champ avec elles. Je n’étais pas protégé par la caméra et je plongeais avec elles. Je me couchais tôt le soir pour me lever très tôt le matin pour pouvoir écrire encore des scènes pour le jour-même à partir de tout ce qu’on avait travaillé. Lorsqu’on a beaucoup travaillé, c’est là qu’il devient facile de travailler dans l’instinct pour remodeler votre scénario.
Il y a donc eu l’intuition qu’il fallait créer une vraie tournée, donc de dormir dans les hôtels où l’on vivait. C’est quelque chose qui pouvait s’approcher d’un tournage documentaire puisqu’il consistait à mettre en scène de vrais shows avec un vrai public. Sinon, comment attraper l’énergie des filles? Vous n’allez pas le faire seulement pour la caméra.

Panorama-cinéma : Est-ce que votre trajet a influencé le montage du film?
 
Mathieu Amalric : Finalement, oui. Même au niveau des repérages, le fait d’être tombés sur cet hôtel vide a tout changé - c’est Elsa Amiel, la première assistante, qui nous l’a trouvé. On savait qu’il y avait cette scène dans la chambre où un homme dort après l’amour et où une femme, par des gestes d’attention et de tendresse, préserve son sommeil. Il en est bouleversé, comme s’il avait complètement oublié, à force d’être une espèce d’os rongé, ces choses de tendresse presque idiotes. On avait ça. On savait qu’on voulait se diriger vers cette scène.
 
On avait trouvé une chambre qui donnait sur la mer. Elle s’appelait la chambre bleue. Elsa nous a amené sur l’île de Léon et on est tombé sur cet hôtel abandonné. Et là, l’écriture en a été influencée. Avec Christophe le chef-opérateur, avec le décorateur, avec Elsa l’assistante, nous voyions là un havre de paix, comme dit Keaton, une coquille vide, un paradis.


Mathieu Amalric durant le tournage de TOURNÉE

Panorama-cinéma : Et finalement ils s’adoptent.
 
Mathieu Amalric : C’est elle qui l’adopte. Nous avons écrit cette scène qu’on a appelé la « scène de l’adoption ».
 
Panorama-cinéma : La part de spontanéité, d’improvisation, est-ce une manière de travailler que vous songez à reprendre?
 
Mathieu Amalric : On ne peut s’en empêcher. Mais c’est parce qu’il y a eu beaucoup de travail avant. C’est des couches et des couches du scénario qui permettent ce moment où, finalement, vous ne filmez pas la table, mais le canapé. Ce n’est que parce que vous avez préparé le tournage sur la table pendant des siècles que finalement tout va se passer sur le canapé. C’est comme ça.
 
Panorama-cinéma : On vous a souvent parlé de John Cassavetes au fil des entrevues, qui est reconnu pour faire reposer les femmes au centre de ses oeuvres, mais aussi la folie. Ce « genre » de folie me semble extrêmement présent dans votre film alors qu’on ne sait pas jusqu’où les personnages iront à force de se ronger. Ça me semblait deux thématiques qui faisaient fonctionner Tournée. Est-ce que vous avez réfléchi le scénario, la relation entre le protagoniste et son harem comme un road trip ou un cabinet de psychanalyse.
 
Mathieu Amalric : J’ai essayé d’éviter le road trip. Ça m’amusait justement qu’elles ne voient rien de la France. C’était un peu un voyage immobile, un peu comme toutes les tournées qui font qu’on est à la fois merveilleux le soir et gélatineux le matin, puis tendus vers la nuit. Et puis ensuite il faut repartir.
 
C’était plutôt des courants alternatifs. Sur les enfants, peut-être, il y avait quelque chose d’un peu plus Honkytonk Man (Clint Eastwood, 1982), sur la transmission malgré soi, aux enfants.
 
Panorama-cinéma : Comme chez lui, il y a la recherche d’une vérité, non pas d’un discours, mais bien d’être qui « sont là ».
 
Mathieu Amalric : Exactement. Juste être avec des gens. Finalement, dans la méthode de travail, quand j’ai appris plus tard que Cassavetes répétait énormément contrairement à ce que l’on peut imaginer - il répétait deux mois comme une pièce de théâtre. En fait, c’est un homme qui vient du théâtre et ça lui permettait ensuite d’ajuster les dialogues le matin même. Je ne me suis pas dit que j’allais l’imiter, mais j’ai découvert ce défi pendant ce tournage : comment faire pour masquer le travail? Donner le sentiment qu’il n’y a pas de mise en scène, qu’on était juste avec des gens, être complices avec les acteurs en donnant une impression de free jazz. Et il n’y a rien de plus mathématique que le free jazz. Les grilles d’accords doivent être très précises pour tout le monde, sinon c’est n’importe quoi. Il faut que tous aient les mêmes accords, les mêmes grilles. Il fallait savoir qu’à tel moment il fallait donner telle information, qu’à tel autre moment nous pouvions prendre notre temps, etc.
 
Panorama-cinéma : Les filles de votre troupe ont déjà eu des expériences de cinéma.
 
Mathieu Amalric : Julie, oui, a fait un peu de cinéma indépendant. Dirty aussi. Le passage devant la caméra a été facile parce qu’elles sont tellement intelligentes. Intelligentes et ludiques. Ça les éclatent, ça les amusent, elles sont complices, cherchent ce qu’il y a de fabrication de fiction là-dedans, alors on cherche ensemble. C’est reposant de travailler avec elles, très enrichissant. Nous sommes que dans l’essentiel et non dans les jeux de « je t’aime, moi non plus ». Il fallait que ce le soit. Chaque film génère sa propre manière de produire et là, il m’a semblé tellement évident que je n’allais pas demander à des actrices connues de faire du burlesque. Ça ne m’est pas venu à l’esprit.
 
Après, vous faites en sorte que le film ne coûte pas cher, car vous savez très bien que vous n’aurez pas beaucoup d’argent. Où mettre l’argent? Cette question, c’est déjà de la mise en scène. Il se trouve qu’elles font des numéros sur des musiques très connues. Et il fallait, pour l’imaginaire collectif, que ce soit ces musiques, pour en faire des reines. On a donc mis 10% du budget dans les droits musicaux. Le film a coûté moins de 3 millions. Je suis coproducteur du film, donc il fallait aussi décider de tout ça.


TOURNÉE de Mathieu Amalric
 
Panorama-cinéma : C’est un film sur une troupe d’artistes itinérants. Plus tôt dans le festival, nous avons rencontré Pierre Étaix qui disait que ce qu’il regrettait et ce pourquoi le burlesque avait disparu, c'était la possibilité de se pratiquer quinze heures par jour devant un public. Il lui fallait mille coups avant de s’asseoir sur une chaise friable et que le gag réussisse vraiment. Pour lui, c’était le contact très direct, d’échouer un gag ou de le réussir, qui n’existait plus. La valeur de prouesse disparaissait au cinéma. Tout était trop complexe, trop mathématique sans vraiment l’être.
 
Mathieu Amalric : Elles s’échauffent bien longtemps pour trouver leurs gestes, leurs accessoires. Il leur faut une grande adresse physique et c’est là qu’attraper les shows avec un vrai public qu’on parvient à cacher la fabrication, l’impression que, comme Étaix peut dire, que tout est naturel.
 
Panorama-cinéma : Est-ce que vous dirigez vous-même a été plus difficile par le manque de recul où est-ce que cela s’est avéré plus grisant?
 
Mathieu Amalric : Ça s’est révélé pas mal au fil du tournage puisque ce n’est que trois semaines avant que cela s’est décidé. J’ai eu l’impression de foutre en l’air le film, que ça serait banal.
 
Et puis j’avais la barbe à l’époque. J’avais fait des essais en me demandant ce que j’allais faire. Finalement, la moustache m’a aidé à me déguiser. Je cherchais quelque chose sur les cheveux poivre et sel, ajouter du blanc dans les cheveux et ça été assez sincère après coup d’exister avec ces femmes à l’écran; pouvoir exalter une espèce de conflit ou d’agacement, cette chose entre les hommes et les femmes qui est sans fin.
 
Vous le sentez dans le champ, dans la prise, qu’il se passe un truc.
 
Panorama-cinéma : Et vous avez eu combien d’heures de rush?
 
Mathieu Amalric : Pas tant que ça. Nous avons uniquement tourné deux fois à deux caméras. Donc pour ces deux spectacles, nous avons eu des cinq milles mètres par jour pour ces trois heures de show. Je crois qu’on s’est rendu à soixante milles mètres pour sept semaines de tournage en 35mm. Nous avons beaucoup coupé à partir de notre montage initial de 3h15. Il y a eu des choses terribles à couper, mais il fallait que la fiction gagne. Le plaisir du documentaire a dû s’évanouir un peu, cette observation qu’on a dû troquer pour cette espèce de transe, ce stress des shows.
 
Ce n’est pas non plus un film « sur » le burlesque. Il pourrait s’appeler Zoachim Zand - le protagoniste du film.
 
Panorama-cinéma : C’est un film sur la fin des utopies, sur cet hôtel désert complètement onirique. C’est la fin d’une certaine manière de fabriquer le spectacle. C’est nous livrer ce qu’on n’a presque jamais vu au grand écran.
 
Mathieu Amalric : Oui. Ça et les vampires! D’aller vampiriser l’énergie d’autres personnes et croire en être protégé pour ensuite revenir dans son pays. Joachim est un spectateur à perpétuité et ces femmes savent être là. Elles ont traversé beaucoup de choses dans leur vie et lui ne sait pas encore y être. C’est ce qu’il se prend en pleine figure.

Panorama-cinéma : Votre personnage préfère-t-il la France ou l’Amérique?
 
Mathieu Amalric : Il préfère être au bord. Quand il est aux États-Unis, il préfère être en France. Quand il est en France, il préfère être aux États-Unis. Il n’est jamais là.
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Article publié le 12 novembre 2010.
 

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