DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Tous ensemble maintenant : Une table ronde sur la simultanéité

Par Nicolas Rapold

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La pandémie ayant stimulé et renforcé le communautarisme virtuel jusqu’à un niveau encore inégalé, la notion de simultanéité a développé une valence et une urgence accrues dans le monde du cinéma. Chassé·e·s des salles de projection, plusieurs d’entre nous se sont senti·e·s socialement et culturellement isolé·e·s, et pourtant l’internet revêt le potentiel d’une nouvelle temporalité: l’accès immédiat à de nombreux pans de l’histoire du cinéma, des nouvelles formes de solidarité et de rassemblements en ligne, ainsi qu’un appel généralisé à concevoir des alternatives à la synchronie traditionnelle de la communauté, de la culture, des politiques et de l’industrie cinématographiques. Afin d’aborder ces changements, nous nous sommes réunis à l’occasion d’une table ronde virtuelle sur la simultanéité afin de cerner les différences dans nos expériences. Ce qui est ressorti des interventions et des réactions de nos participant·e·s fut la reconnaissance à la fois d’une perte et d’une opportunité, de l’humanité sacrée de l’espace physique et de l’ère COVID comme peut-être le simple aboutissement de changements et d'anxiétés préexistantes.

 

Les conférencier·ère·s : 

Nick Davis est professeur adjoint d’anglais et d’études des genres et des sexualités à l’Université Northwestern. Il est l’auteur de The Desiring-Image: Gilles Deleuze and Contemporary Queer Cinema et il rédige des critiques de films depuis 1998 sur le site nick-davis.com.

Marie-Pierre Duhamel est une commissaire, programmatrice, traductrice et chercheuse dans le domaine du cinéma classique et contemporain. Elle a agi à titre de conseillère, de programmatrice et de coordinatrice pour des ateliers de projets dans divers festivals, incluant ceux de Venise, Rome et Locarno. 

Diana McCarty est une productrice indépendante en multimédia et une média-activiste féministe; elle est fondatrice de reboot.fm à Berlin. Elle est aussi l’une des co-fondatrices des chaînes de radio radia.fm et 24/3 FM Berlin; membre de la communauté virtuelle FACES (faces-I) pour les femmes ainsi que de l’association elsehere. 

Abhishek Nilamber est commissaire et chargé de projet pour SAVVY Contemporary à Berlin, ainsi que conseiller créatif pour Backyard Civilization à Kochi en Inde. Il est aussi commissaire pour UNITED SCREENS. 


Modérateur
 : 

Nicolas Rapold, éditeur, critique (The New York Times, Criterion Collection) et hôte du balado The Last Thing I Saw.


Ce texte est une version éditée et abrégée d’une conversation enregistrée sur Zoom en février 2021.

 

 

*

 

 

Nicolas Rapold : Pour avoir une idée de la vie au quotidien, j’aimerais commencer en vous demandant comment votre travail paraît différent dans l’absence de nos habitudes ordinaires de partage de l’espace et de partage d’expériences ?

Diana McCarty : Je fais des collaborations en ligne depuis plusieurs années maintenant parce j’ai parfois dû gérer des stations de radio à distance, quand nos émissions ne sont pas en direct. Mais que ce soit dans un cours ou un atelier, comme participante ou animatrice, ça fait vraiment bizarre de ne pas avoir de réponse instantanée des gens dans la salle. Le langage corporel, la façon dont les gens répondent et l’expérience collective, tout est très, très différent. Je crois que tout le monde sait ce que ça fait de voir quelque chose d’ennuyant ou quelque chose d’excitant — le genre de sentiment collectif qui ressort d’un espace où tu as vécu une rencontre. Je dirais qu’il y a un manque. De l’autre côté, peut-être qu’il existe d’autres façons de partager qui sont devenues plus intéressantes. Je crois que les gens voient et vivent plus de choses qu’avant. 

NR : Alors on perd la simultanéité du partage dans un espace physique, mais on peut gagner quelque chose d’autre dans un espace virtuel. Pouvoir se connecter sur Zoom comme ceci, par exemple.

Marie-Pierre Duhamel: En Chine, ils font ça depuis dix ans maintenant — des chat rooms et d’autres formes d’expériences collectives. Alors, essayons de ne pas trop rester centré·e·s sur l’Occident. Hier, j’étais dans une école de cinéma, en personne, pour la première fois depuis un an. Je suis d’accord avec Diana à propos du langage corporel, des réactions physiques aux choses. Même voir un des étudiants en train de dormir, c’était super. Et ça faisait du bien de voir des extraits de films ensemble dans le noir sur un grand écran. J’étais terrorisée parce que c’était une très petite salle de projection sans aération. Je suis une vieille dame et ma mère a 91 ans. Alors, je vis encore sous le régime de terreur que les différents gouvernements nous ont imposé avec ou sans raison.  

NR : Lorsque nous décidons de regarder des films en streaming à la place, est-il possible pour nous d’accéder au cinéma d’une façon à créer une différente temporalité que d’habitude?

MPD : Depuis des décennies maintenant, il n’existe plus d’histoire chronologique du cinéma dans l’expérience cinéphile. La chronologie n’est plus importante. Dans le passé, les cinéphiles, dans le sens traditionnel français du terme, étaient obsédés par l’idée de tout voir dans l’ordre chronologique des films: «Commençons par Griffith, puis allons vers John Ford.» En même temps, ils découvraient leur cinéma contemporain en salle, avec les nouvelles sorties. On avait une idée précise du temps en tant qu’histoire puisqu’on n’avait pas d’autre choix. Tu allais au cinéma ou rien. Ça fait des années et des années que ce genre de relations, et que l’histoire et le cinéma en tant qu’objets historiques, ont disparu de l’expérience cinéphile. J’appelle ça l’éternel présent de l’internet. Et c’est l’un des aspects de la simultanéité. L’expérience pandémique a conscientisé les gens à propos de leur propre expérience du temps, de l’histoire du cinéma, de l’expérience cinématographique et de l’expérience en salle. La conscience de tout cela, du fait que ces expériences se vivent différemment lors du confinement, est sans doute plus élevée qu’avant.

DM : Une des questions pour moi, c’est ce qu’on s’imagine pouvoir trouver et ce qu’il est possible de voir. Parce que si tu regardes sur Netflix ou sur les plateformes en ligne les plus accessibles, l’offre est intéressante, mais il manque aussi beaucoup de choses. Pour un jeune soi-disant cinéphile, il faut encore travailler dur pour trouver des films rares.  

MPD : Oui, mais il suffit de connaître quelques langues de plus que la sienne. Et si tu ne connais pas les langues, tu n’as qu’à aller sur YouTube pour trouver la version originale du film chinois, cubain ou philippin que tu cherches, et tu vas le trouver. J’ai monté un programme complet de films chinois des années 1980 via internet, via YouTube. Parce que 200 millions de personnes prennent des copies piratées, des copies télé ou peu importe et les mettent sur YouTube. 


:: Rosetta (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 1999) [ARP Sélection / Canal+]


Nick Davis : 
Je donne quatre cours en ce moment à Northwestern, et la plupart de la matière provient de la même période entre 1999 et 2001. J’enseigne à une classe de 270 diplômés de l’université qui vivent partout à travers le monde, et ils ont besoin que les films et leurs droits de diffusion leur soient disponibles pour que je puisse les leur assigner. Alors je constate en même temps l’existence des nombreux endroits où on peut s’aventurer sur internet, mais aussi comment ça peut être lacunaire, même si tu restes chez les studios commerciaux, même pour les films américains. En novembre, j’ai fait un syllabus où j’avais assigné Bamboozled (Spike Lee, 2000), mais on ne pouvait plus le trouver nulle part quand c’était le temps de le regarder en janvier — soudainement il avait disparu. Avec la prolifération des services de streaming qui viennent accaparer les droits, qui possède quoi change de jour en jour, et de semaine en semaine. 

Mais en examinant la période des années 2000 en classe, j’ai des étudiants de 18 ans, des étudiants de 22 ans, j’ai des étudiants de maîtrise qui sont dans la vingtaine, la trentaine et la quarantaine, et j’ai des diplômés qui sont majoritairement dans la cinquantaine, la soixantaine et la soixante-dizaine. J’ai des étudiants qui me disent : « Je ne comprends pas, on pouvait accompagner notre ami jusqu’à la porte d’embarquement [dans les aéroports avant le 11 septembre] ? Les gens trouvaient ça sécuritaire ? » Et j’ai des gens qui sont déjà en milieu de carrière, en milieu de vie, et qui réfléchissent à ce qui, aujourd’hui, leur rappelle les crises de cette époque qui précédait [le 11 septembre]. En regardant Rosetta (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 1999), Bamboozled ou Tout sur ma mère (Pedro Almodóvar, 1999) avec tous ces gens, j’aurais aimé qu’ils puissent voir les réactions de tous les autres [dans la même pièce], mais j’ai quand même l’occasion de me réunir avec des gens de tous les horizons identitaires, nationaux, professionnels, tout ce que tu peux imaginer. Ils apportent tous des perspectives si différentes, et je crois que c’est quelque chose qui manque parfois à la culture cinéphile, lorsque tu restes seulement avec tes paires dans ta région. C’est quelque chose qui me manque beaucoup des festivals, et qui m’a inspiré dans ma façon d’enseigner. 

NR : Comment est-ce que le potentiel politique de l’espace physique a-t-il été affecté par la prédominance des communautés virtuelles ? 

Abhishek Nilamber : Du point de vue de l’expérience des cinéphiles  et j’en suis toujours un  je m’ennuie vraiment de l’expérience collective de visionnage d’un film. Et ce, même si j’ai accès à tout le contenu du monde, et à toutes ces plateformes de VSD qui s’approprient les droits des films. Pour moi, le cinéma se passe après que je l’ai regardé, lorsque j’en parle avec quelqu’un d’autre. Je vis comme une lente expérience continue après avoir regardé un film. Avec tout ce contenu disponible sur nos écrans, je me demande si les auditoires ne sont pas en train de devenir plus fragmentés et déconnectés de l’objectif plus large du cinéma.   

En même temps, j’ai des amis en Égypte, et avec toutes ces plateformes de VSD qui apparaissent, ils ont accès à du contenu qui est autrement interdit au public. Et le gouvernement s’en fout un peu si une plateforme numérique héberge des films controversés. Puisqu’il n’existe pas de communauté de gens qui se rassemblent pour discuter de ces films, ce n’est pas une menace. Il pourrait y avoir le film le plus controversé du monde sur internet, et il resterait dans ce silo atomisé. Il n’aurait pas l’effet qu’il aurait normalement dans la société. 

MPD : Il est clair pour moi que je parle du point de vue d’un riche pays occidental, qui est essentiellement démocratique, et bien sûr, ce n’est pas comme ça partout. Mais je pense que j’ai manqué la même chose que les cinéphiles chinois parce que les festivals ont été annulés ou qu’ils n’ont pas été en mesure d’accueillir des invités étrangers à causes des restrictions de voyage l’hiver dernier. Les cinéphiles s’ennuient de pouvoir se réunir. Ça fait beaucoup. Et je ne suis pas sûre qu’on pourra le récupérer. Pour le Nouvel An chinois, les cinémas ont réouvert et les foules se sont précipitées en salle. Bien sûr, il ne reste plus que les blockbusters commerciaux. C’est un grand danger pour le genre de cinéma qu’on voit plus rarement que d’autres. Quand un cinéma a été fermé depuis un an, qu’est-ce que vous pensez qu’ils vont projeter quand ils vont rouvrir? Mon cœur saigne en pensant aux cinéastes, aux producteurs, aux distributeurs, mais surtout aux acteurs et aux cinéastes, qui se retrouvent maintenant sur des listes d’attentes interminables.


:: La Jetée (Chris Marker, 1962) [Argos Films]


NR : 
La hiérarchie traditionnelle de la distribution et du calendrier festivalier pourrait-elle s’effondrer? Qu’a-t-on à gagner de l’expérience médiatique individualisée?

DM : Pour revenir à cette idée de la dimension sociale d’une projection publique et des implications politiques que cela peut avoir, ça va avec l’économie et le type de cinémas qui vont survivre économiquement. De quel genre de soutien aura-t-on besoin pour que d’autres alternatives existent et quels genres de publics en voudront? C’est une question de classe. De quel genre de capacités a-t-on besoin pour s’aventurer sur internet?

Je repense toujours à ce que ça implique de passer du son du projecteur au silence. Un des aspects importants dans l’expérience de nombreux films, c’était le «krrrr» du projecteur 16 mm — qui t’amènes ailleurs. Je n’aime pas regarder des films sur mon écran. J’ai un écran convenable, mais je n’ai pas le même souvenir des films lorsque je les regarde sur cet écran. L’expérience de regarder un film seul ou de le faire en compagnie — même la télévision est un média un peu plus social. Et la transition pré-COVID vers les médias individualisés a eu un impact énorme. 

D’un autre côté, l’internet, c’est moins pour les films, et c’est là que se trouve la culture des mèmes et des formats plus courts, comme YouTube. Je crois que ça serait intéressant de voir ce que les cinéastes sont en train de faire dans cette période d’éloignement forcé et quel genre de productions vont se réaliser. Parce que si tu veux vraiment quelque chose, les gens vont trouver des façons. Je pourrais comparer ça à la radio. Plusieurs personnes ont produit leurs propres émissions à partir de leur maison avec les moyens du bord. J’ai remarqué une esthétique acoustique très distincte dans les productions radio durant la COVID. 

ND : Je crois qu’il y a le fossé générationnel aussi, qui se reflète chaque fois que je travaille avec des étudiants. Lorsque je leur demande des choses comme: «Vous ennuyez-vous d’aller au cinéma ?», ils me répondent: «J’avais 10 ans quand le gars a tiré tout le monde pendant le film de Batman. Je ne vais pas au cinéma. Je regarde des choses à la maison». La plupart de mes étudiants ont grandi sans remarquer ce genre de distinctions. Mais je suis intéressé par la façon dont mes étudiants forment des relations extrêmement personnelles et intimes avec les choses qu’ils regardent par eux-mêmes, et qui ne sont pas influencées par l’impression d’être en phase ou pas avec les autres personnes dans la pièce. Et puis, ils se réunissent et défendent vraiment la façon dont ils ont réagi à quelque chose de provocateur. Non seulement est-ce que c’est particulièrement tangible quand tu enseignes quelque chose comme Bamboozled, mais nous avons beaucoup parlé du fait que lorsque j’ai vu Bamboozled le jour de sa sortie en 2000, j’étais la seule personne dans la salle!

Je rajouterai que certains de mes étudiants disent: «Je regarde surtout des films à la maison, mais je milite surtout à l’extérieur.» C’est une prise de position que d’aller dans la rue maintenant. Point. Ils saisissent leur chance d’utiliser l’espace public à des fins qu’ils considèrent plus tactiques et stratégiques. L’art peut attendre. 

:: Bamboozled (Spike Lee, 2000) [40 Acres & A Mule Filmworks]


MPD : 
J’ai passé le mois de novembre et une partie du mois de décembre à monter un film chinois. Le réalisateur ne pouvait pas venir, je ne pouvais pas aller là-bas, mais le montage devait être fait. C’était une double distance. Ce qui manquait, c’était la chance de discuter physiquement avec quelqu’un, avec la présence de quelqu’un. Quand tu es en présence de ton collègue ou du réalisateur avec qui tu travailles, il peut lire sur ton visage — la séquence est encore trop «hmmmmm» — et c’est tout. Quand on avait des rencontres Zoom avec le cinéaste chaque mardi, une sorte d’étiquette Zoom s’est installée. Tu sais: tu veux attendre ton tour, tu ne veux pas interrompre, parce qu’après, tu n’entends plus rien ou peu importe. Alors la conversation à propos du montage n’était pas bonne. Le montage restait étrangement théorique. Ça correspond à l’idée d’un bon montage, mais ça ne marche pas pour le film. Il n’y a pas encore de cœur. Ça va arriver. «On ne comprend pas et c’est trop rapide.» C’est ça la conséquence de cette époque et de cette façon de travailler. Ça a été la même chose pour certains de mes amis qui ont tournés des films, même à l’extérieur, et plusieurs acteurs et cinéastes disent que c’est comme dans Mahagonny: «Aber etwas fehlt.» Il manque quelque chose. 

NR : Les gens font-ils des nouvelles découvertes ou trouvent-ils des nouveaux supports pour la culture cinématographique grâce au potentiel de simultanéité d’internet?

AN : Je suis radicalement optimiste d’une certaine façon, peut-être parce que je crois que cet événement permet d’exposer plusieurs gens à différents types de cinéma. L’accessibilité est définitivement plus large. Apichatpong Weerasethakul a écrit une lettre où il rumine à propos du fait que pendant le confinement, on commencerait peut-être à voir la vie à un rythme beaucoup plus lent et qu’on commencerait à apprécier la complexité de la vie. Peut-être que ça m’a inspiré. J’espère qu’en sortant de la pandémie, on va d’un même geste s’ouvrir à autrui, dans des cinémas plus petits et plus intimes, et des projections communautaires. Cette idée est assez intéressante, particulièrement pour mes recherches. Bien sûr, il serait impossible d’avoir un cinéma de 300 ou 500 places tout de suite, mais il serait possible que les gens se rencontrent dans des groupes plus petits, plus restreints. Et ça commence déjà en fait, en Inde et dans d’autres endroits ici. Pour moi, ça, c’est très encourageant. 

J’espère que ce genre de petits groupes de travail ou de petites communautés de cinéphiles commencent à travailler ensemble aussi. Et ça fait partie d’un projet sur lequel je travaille avec mes collègues. Ça s’appelle United Screens, où on essaie de voir comment les réseaux et les communautés cinéphiles peuvent jouer un rôle-clé dans l’élaboration des nouveaux cadres et des nouveaux écosystèmes de distribution et d’expérience cinématographiques, et pas seulement ces plateformes monolithiques, ces grosses plateformes et ces chaînes de cinéma capitalistes ou ces cinémas de répertoire pour intellos. « Ça doit partir de la communauté », c’est ça que je pense. Idéalement, ça va arriver.

DM : Des cinéparcs radicaux partout !

ND : Toute cette situation m’a vraiment rappelé où se trouvait mon sentiment de communauté et où je pouvais le ressentir le plus profondément, le plus organiquement. La cinéphilie est l’une des plus belles sphères de ma vie, où j’ai des contacts fortuits avec des étrangers — c’est ce qui se passe ici maintenant. Pour plusieurs d’entre nous sans doute, la cinéphilie s’exprime désormais dans des conversations sur les réseaux sociaux qui peuvent aussi être très substantielles et révélatrices, où tu entends des idées complètement différentes des tiennes. Mais ce n’est pas comme le ciné-club mensuel que j’organise ici à Chicago, chaque mois depuis l’automne 2014, avec 30 femmes qui ont toutes 15 à 30 ans de plus que moi. C’est devenu une communauté d’amies très importante, réunie par un intérêt commun pour le cinéma. On a pu voir comment ce potentiel s’est transposé sur Zoom. Notre communauté existait déjà plutôt que d’essayer d’en former une quand les mesures d’urgence l’ont exigé. Quand ça a commencé, personne ne connaissait tout le monde dans le groupe. Cette année, on a perdu une de nos membres pour la première fois, et nous sommes passées à travers ensemble. 
 


:: Time (Garrett Bradley, 2020) [Outer Piece / Hedgehog Films / et al.]


Juste la semaine dernière, notre discussion de février portait sur
Time (2020), le documentaire de Garrett Bradley à propos d’une femme de la Louisiane qui a travaillé pendant 20 ans pour essayer de sortir son mari de prison. Je ne suis pas sûr que ce soit un documentaire qui serait aussi facilement accessible maintenant, si ce n’était d’une plateforme comme Amazon, à propos de laquelle il y aurait beaucoup de choses à dire. En me préparant, je lisais à propos de comment les sujets du documentaire disaient : [en paraphrasant] « Pendant 20 ans, je ne pouvais pas voir mon mari, sauf pour deux heures deux fois par mois… Maintenant, une affiche avec une image de nous qui nous embrassons dans notre auto, dans un film qui inclut une scène de sexe entre nous dans cette auto juste après qu’il soit finalement sorti de prison, se retrouve partout dans le monde. Et on reçoit des courriels et des prix de Zurich, du Japon et de partout aux États-Unis. La façon dont notre intimité et notre lien, que nous avions perdus pendant si longtemps, sont maintenant partagés par tout le monde, n’aurait jamais été possible dans d’autres circonstances. » C’est un peu le reflet du monde des festivals de films et de la cinéphilie que plusieurs d’entre nous tiennent pour acquis.

NR : Les circonstances permettent-elles des juxtapositions intéressantes en termes de ce que vous regardez ou avec quoi vous interagissez autrement ? 

DM : Je dois avouer que je n’ai vraiment pas eu de bonne expérience cinématographique durant la dernière année. C’est aussi dû à une certaine aliénation. J’ai regardé beaucoup de choses, mais je dois dire que mon esprit est resté pas mal vide. Alors, j’ai eu des expériences beaucoup plus enrichissantes avec la radio dans ces moments de réouverture et de re-fermeture, auprès de gens qui se réunissent et qui sont capables d’être ensemble, un peu. Ce qui a été vraiment extraordinaire, c’est que la semaine après qu’on ait organisé le festival Latitude on Air, qui devait passer à la radio, un groupe de militant·e·s a performé un opéra anti-embourgeoisement. C’était partiellement déjà produit et le reste était synchronisé avec une vraie manifestation dans la rue, avec des gens qui chantent en chœur sur l’air diffusé à la radio. C’était phénoménal. Je n’ai rien eu à faire sauf appuyer sur Play et m’occuper du stream. J’aurais aimé pouvoir être là dans la rue avec eux, mais j’étais épuisée. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il y avait quelque chose de magnifique là-dedans. 

ND : J’ai été frappé par le fait que, pendant la dernière année, j’ai regardé pas mal moins de films que je ne l’ai presque jamais fait. D’une certaine façon, je me suis retiré, malgré tout ce que je dis en ce moment. Les romans ont été pour moi ce que la radio a été pour Diana. 

MPD : Même chose pour moi. Je dois dire que le film dont je me souviens le plus, c’est le reportage télé [de l’assaut violent contre le Capitole par des terroristes domestiques] du 6 janvier aux États-Unis, à Washington. Je me souvenais du 11 septembre, puis des années plus tard, tu regardes ça, et tu te dis que c’est impossible. Et puis je me suis dit que le cinéma avait encore bien du chemin à faire. Mais il y des gens qui veulent rester connectés au cinéma, comme tes amies, Nick. Et ils me signifient ce désir de revenir au cinéma. Je ne m’ennuie pas des festivals. Je ne m’ennuie plus des salles de projection spécialisées. Je suis reconnaissante pour mes ami·e·s, pour les gens que je rencontre et pour mes étudiants. Ils m’ont sauvé! Pas les films  mais les gens. C’est ça la leçon.

 

Traduction : Olivier Thibodeau

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Article publié le 26 décembre 2023.
 

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