ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Entrevue avec Stéphan Beaudoin (2)

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau
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Olivier Thibodeau : Le récit du film a un peu des allures de faits divers, surtout en ce qui a trait à l’idée de secte, or vous avez basé votre démarche sur une philosophie beaucoup plus profonde. Pourriez-vous nous parler de la philosophie qui sous-tend le film ?

Stéphan Beaudoin : En fait, je pense que la quête identitaire, ou la quête de vérité, est naturelle chez l’être humain, peu importe son âge, mais surtout à cet âge-là. On trouvait ça intéressant d'aller chez les jeunes puisqu’ils sont peut-être plus vulnérables à ça, mais aussi parce que ça nous permettait de montrer de nouveaux visages à l'écran. Souvent, dans les tranches d'âge qu’on retrouve à l’écran, ça se situe plus entre 30 et 50 ans, mais je voulais vraiment aller plus jeune que ça. J’ai fait des recherches, et j’ai découvert qu’au Québec, et surtout en Estrie, il existe des dizaines de groupes sectaires, pas tous religieux, mais spirituels ou idéologiques, qui regroupent des gens de différents âges. Et pas nécessairement ceux à qui on pourrait s’attendre (des hygiénistes dentaires qui se réunissent le weekend par exemple). Ce ne sont pas nécessairement des gens qui habitent en commune, ce sont des gens qui adhérent à un certain idéal, donc au lieu de faire partie du club de curling le weekend, ils se ramassent ensemble, pour se retrouver, un peu comme dans la religion organisée. C'est un peu le même principe ici. Or, au départ, ce n’est pas ce qu'on voulait faire du tout. Quand j'avais eu l'idée au tout début, c'était celle d’un gars qui était en fuite, qui quittait une secte. J'en ai parlé à Sophie-Anne Beaudry, qui est la scénariste du film, qui est aussi mon amoureuse dans la vie, j'en ai donc parlé à Sophie, et j’ai même écrit un petit peu là-dessus. Mais après quelques mois, elle m’a suggéré le contraire, soit l’idée d’un gars qui voulait rentrer dans un groupe. L’idée de gourou est venue, puis celle de secte, pas une secte religieuse, mais plutôt idéologique. Puis, elle est allée refouiller dans ses cours de philo. Elle a beaucoup étudié Nietzsche, et elle s'est rappelée un de ses professeurs qui en était féru, et comment c'était son idole. Puis elle a décidé de baser le personnage du gourou sur le concept nietzschéen du surhomme, et donc sur les étapes que l'esprit doit traverser pour être réellement libre. Selon Nietzsche, pour qu'un esprit soit réellement libre, il faut qu'il passe à travers trois métamorphoses, qu'on appelle les métamorphoses de l'esprit. Ces trois métamorphoses, c'est chameau, lion, enfant, qui a longtemps été le titre provisoire du film. Quand l'esprit est chameau, c'est qu’il porte le fardeau de la société, il porte les valeurs acquises, et une certaine lourdeur, à l'image du chameau. À un moment donné, quand tu es en quête de vérité dans la vie, tu vas vouloir te rebeller contre ça, et donc pour te libérer, tu vas devenir lion, et tu vas tuer toutes ces valeurs autour de toi. Puis alors, tu vas te retrouver devant un cimetière de valeurs, devant rien, et là, autant tu t’es rebellé, autant tu te retrouves devant rien. Et donc pour être réellement libre de ça, tu deviens l'enfant, un être qui est pur, qui est libre, et qui forge son propre chemin, qui forme ses propres valeurs, et qui crée sa propre destinée.

Donc, selon Nietzsche, pour être réellement libre, tu dois passer par ces trois étapes-là. Et Sophie-Anne trouvait que, dans ces trois étapes, il y quelque chose de très directif, il y a une courbe naturelle, et que ça pouvait bien se transcrire en scénario. Finalement, on n'arrive pas ici à l'enfant, on arrête plutôt à la figure du lion. À la fin du film, Alex arrête, et il a un choix à faire. Pour une fois dans sa vie, il s’arrête. Pour moi, l'image c'est ça : il arrête de courir, il arrête de marcher, il s'arrête, il regarde en arrière, en avant. Il ne sait pas... De tous les tests qu'on a fait, la moitié des spectateurs pense qu'il retourne en arrière, la moitié pense qu'il va de l’avant. Mais l'important, c'est qu'il décide quelque chose pour lui, qu'il fait son propre choix. Il aspire alors à être libre, à être enfant. Donc l'histoire, mis à part le fait divers d'un jeune qui suit sa nouvelle flamme dans une communauté en région, elle était basée sur la philosophie nietzschéenne. Je ne voulais pas que ce soit trop scolaire, mais juste assez pour sentir que c'est basé sur ça. Il y a beaucoup de scènes qui expliquaient ça plus en détails. Ce n'était pas inintéressant, mais ça rendait le film très, très didactique, et donc pour le storytelling, pour l'expérience du spectateur, je trouvais que c'était moins immersif. Ça ne nous faisait pas décrocher, mais ça devenait un peu trop universitaire. Longtemps, on a gardé ces scènes-là, mais à un moment donné, je me suis dit qu’on allait les enlever. On les a gardées un peu, on les a trimées, juste pour garder l'essentiel, juste assez pour qu'on comprenne que ce n'est pas de la frime, mais sans vouloir trop insister sur le côté professoral de la chose. Donc, la philosophie du film est basée sur ça, et le scénario a même été construit autour de ces trois étapes-là un peu comme les trois actes du film.

Mathieu Li-Goyette : On dénote un certain mal de vivre chez les jeunes personnages du récit et un fort désir d'appartenance. Pensez-vous que ce soit là les seules raisons qui les motivent à adhérer aux préceptes de Gabriel ?

SB : Non, je ne pense pas. Le backstory des personnages, on ne le voit presque pas dans le film, mais à la base, on avait plusieurs scènes où les personnages secondaires parlaient beaucoup plus, où on comprenait plus. Mais je trouvais qu'on en disait trop, et je ne voulais pas tomber dans le réflexe un peu télévisuel d'accompagner le spectateur dans sa compréhension du récit. Je préférais garder le mystère. Là, on ne sait pas pourquoi ils sont là, les jeunes personnages. On sent qu'ils sont carencés, mais quelles sont leurs carences ? Est-ce qu'elles sont émotives, psychologiques ? C'est sûr que ce sont des jeunes qui sont en quête de quelque chose de vrai, et je pense que c'est un peu en réaction au stéréotype voulant que les jeunes d'aujourd'hui soient tous absorbés par leurs bidules électroniques. C'est vrai que ça fait partie du social maintenant, mais il n'y a pas juste ça. Les jeunes ont encore une réflexion à propos de leur identité, et ils recherchent encore à savoir qui ils sont, à quel groupe ils adhèrent, et pourquoi. D'où l'idée de n'avoir aucune technologie dans le film, à part le cellulaire au début. Mais il n'y a pas de radio, il n'y a pas de télé, les jeunes ne fument pas. Je ne voulais vraiment rien avoir de ce que l'on associe généralement aux jeunes, question de dire qu’eux aussi peuvent rechercher autre chose. C’est aussi un throwback à leurs parents des années 70, qui étaient au même endroit à cette époque-là. Et dans 20 ans, peut-être qu’il y aura d'autres jeunesses qui chercheront la même chose… Le film n’est pas à propos des jeunes d'aujourd'hui, ou des jeunes des années 70, c'est à propos de l'humanité entière, et de sa quête de direction dans la vie. Les jeunes du film, je pense qu’ils sont là parce qu'ils ne l'ont pas trouvée ailleurs, et qu’ils la recherchent. Malgré le côté parfois un peu pervers de Gabriel, je pense qu’il y a quelque chose qui résonne pour eux dans ses enseignements. Je ne voulais pas simplement étiqueter Gabriel comme un méchant, et eux comme les victimes. Je voulais rester gris. Je ne suis pas d'accord avec les façons que Gabriel prend pour garder mainmise sur son groupe, mais le ton reste nuancé. D’ailleurs, quand il donne sa réplique finale à Alex, on reste dans l’incertitude. Vient-il de lui jouer dans la tête pendant une heure et demie ? Était-ce une mise en scène ? Est-ce que… ? Tout ça pour dire que tout n'est pas blanc, que tout n'est pas noir, que c'est nuancé, et que tout n’est pas mauvais là-dedans. La façon de s'y prendre n'est pas la bonne, mais tout n'est pas mauvais dans le processus. C'est ce qu'on voulait faire ressortir.





OT : Croyez-vous que les jeunes personnages conservent leur libre-arbitre tout au long du récit?

SB : Je pense qu'ils pensent qu'ils ont leur libre-arbitre. Gabriel est un assez fin manipulateur, et il a une ascendance certaine sur eux étant donné que c'était leur ancien prof. Il a un charisme indéniable qui fait qu'ils adhèrent à ce qu'il prône, Surtout, je ne pense pas qu’il va coucher avec eux chaque jour. Je pense que c'est calculé ou que c'est instinctif de sa part de le faire. Mais le plus important, c’est qu’ils peuvent partir quand ils le veulent. Je ne voulais pas tomber dans l'idée de séquestration, ou d'isolement. La route n'est pas loin. Ils peuvent partir s’ils le veulent. Rien ne les en empêche. Je trouvais ça plus fort d'exploiter l’emprise psychologique sur le groupe que d'avoir une barrière physique qui les empêche de sortir, et donc je crois qu’ils sont libres de rester. Et ils décident de rester. En même temps, je pense qu'ils pensent que tout ce que Gabriel fait est sincèrement dans leur meilleur intérêt. Vous savez, quand Martine est sur le divan à la fin, on ne sait pas vraiment si elle joue dans la tête d’Alex quand elle lui dit que Gabriel l’aime beaucoup et « qu’il fait ça pour son bien ». Est-ce qu'elle le croit ? Je pense que chacun d’eux se retrouve dans la même position, même Jade lorsqu’elle déclare faire tout ça « comme un exercice pour avancer vers sa plus grande vérité ». Ils pensent sincèrement que tout ça, c’est pour le mieux. Comme pour tout dogme dans la vie, ceux qui y adhérent pensent sincèrement que c'est pour le mieux.

MLG : Au départ, en amont du projet, qu'est-ce qui vous intéressait le plus ? Est-ce que c'était d'abord le personnage de Gabriel ou plutôt celui d'Alex, c'est-à-dire, est-ce que vous vouliez filmer une secte ou montrer une relation amoureuse qui passerait à travers une secte ?

SB : En fait, tout est parti de l’idée de montrer un jeune qui entre dans une secte, pour ensuite se rebeller un peu, puis pouvoir en sortir. Mais plus Sophie écrivait, et plus le projet prenait vie, après avoir choisi Sébastien aussi, on s'est rendu compte que ce n'était pas juste ça. Ce n’était pas juste la place du jeune qui est importante, mais la place du gourou aussi. Tout cela a pris préséance sur la simple quête individuelle d'Alex. Le récit a donc pris une autre tournure après l'écriture, pendant le tournage.

MLG : Puis après, au montage...

SB : Oui, au montage aussi. Là, on a fini le film d’une certaine façon, mais il y avait toute une autre partie. J'avais tout mon B story en lien avec les parents. On voyait Alex faire du pouce, pendant un bout de temps, puis embarquer dans une voiture. À un moment donné, après un ou deux mois d’absence, il appelait ses parents d’une cabine téléphonique, et puisqu'on voulait aller jusqu'au stade de l'enfant, il leur disait qu’il ne reviendrait pas. Et là, tu sentais qu'il partait faire sa propre vie, peu importe ce que c'était, et donc qu’il devenait enfant. On respectait le cheminement nietzschéen au complet dans cette construction-là, mais encore là je trouvais que c'était trop didactique, puis j'aimais mieux finir sur une fin ouverte, où tu te poses des questions sur la suite des choses. Donc, le plan final, on est allé le refaire après le reste du tournage. C’est le dernier plan d’Alex qu’on a tourné. Avec le comédien, on a fait ce plan-là dans le bois. Je ne savais pas encore si je finirais le film là-dessus, mais ça me prenait ce plan-là.

OT : Le dernier plan est très bien, du moins à mon avis. C'est parfait que le film finisse comme ça.

SB : Oui, je le pense aussi. C'était le bon choix à faire.

MLG : Je pense aussi que c’est un bon choix d’avoir éjecté tout ce qui se passe avec ses parents. Tantôt, vous me parliez de votre dilemme face à l’idée d’inclure les scènes avec les parents, et ça m'a fait penser au Démantèlement (2013). Je trouvais qu'un des défauts de ce film-là, et il n’en a pas beaucoup, c'était tout ce qui se passait à l'extérieur de la ferme, quand on revenait en banlieue. Le parallélisme que ça créait dans le film n’était pas toujours réussi.

SB : Très juste, très juste.

OT : Ce dont nous aimerions discuter maintenant, c'est de la notion d'abus de pouvoir. On comprend que le personnage du gourou est leur ancien professeur de CÉGEP. Mais puisque les jeunes sont maintenant des adultes, à quel point peut-on parler d'abus de pouvoir dans ce genre de relation ?

SB : C'est clair qu'il y a de l'abus de pouvoir, mais cet abus de pouvoir s'inscrit dans un certain rapport paternel. C’est le rapport avec le père qui se traduit ici par le respect de l’autorité que représente Gabriel. Mais cette idée n'a pas été mise de l'avant de façon explicite. On ne voulait pas absolument évoquer l’idée d'abus de pouvoir. La façon dont Sophie a écrit le scénario, la façon dont on l'a mis en images lors du tournage avec les comédiens, on voulait juste sentir son ascendance sur eux. Je pense que cet abus de pouvoir-là est plus un abus de confiance. Étant donné que les personnages ne sont pas mineurs, ils sont un peu consentants à y être, puis ils adhérent à ça aussi. En voyant Alex réagir à la doctrine de Gabriel, les autres jeunes lui disent de ne pas questionner ses méthodes, qu’elles font partie de son enseignement, etc... Donc, il y a un certain respect ici, un peu comme envers un parent. Un peu comme envers un père. Et je pense que, s’ils ont décidé de suivre ce prof-là qu’ils avaient au CÉGEP, l'ascendance qu'il avait sur eux, déjà sur les bancs d'école devait être assez grande. Et je ne pense pas qu'ils pratiquaient ça en classe, mais une fois que ça a été bien installé, c’est devenu pernicieux. Je ne pense pas que tout ça ait été fait de front lors des premières semaines, des premiers mois. C'était plus pernicieux. On ressent ça dans la séance où ils se dénudentdevant lui. C'était une des premières fois qu'ils faisaient ça en groupe, et ça cause un grand malaise. Mais le pouvoir de Gabriel s’inscrit aussi dans le rituel, dans la récurrence. Souvent, vous allez voir, on part la journée un peu à la Groundhog Day (1993), avec le réveil d'Alex. Ensuite, ils vont au champ, ils font leur souper, ils mangent, etc… Et c'est volontaire. Ils pensent qu’ils sont libres, mais il y a la routine, et cette routine-là circonscrit leur vie, et c'est à travers elle que le gourou inscrit son abus de pouvoir ou sa mainmise sur eux.

MLG : Et c’est vraiment lui qui dicte le rythme d'une journée, comme lorsqu'il empoigne une jeune femme, et la traîne, lui disant qu'elle doit retourner au travail…

SB : Oui, exactement. Les jeunes ne parlent pas sur l'heure du dîner, quand il n'est pas là. Il contrôle le dialogue, il contrôle la conversation entre eux. Lorsqu'ils échangent, c’est seulement lorsqu’il est présent, ou à l’occasion d’un souper, quand il y a de la boisson, mais jamais à jeun.

MLG : L’idée d’abus de pouvoir est quelque chose que l’on voit beaucoup dans les films comme le vôtre, montés autour de figures très charismatiques, très manipulatrices. Mais jusqu'à quel point croyez-vous que le personnage de Gabriel ait véritablement un enseignement à nous transmettre en tant que spectateur?

SB : Bien honnêtement, je n'ai pas pensé à ce qu'il avait à nous transmettre en tant que spectateurs. Moi, je n'aime pas les films qui me disent ce que je suis supposé penser. J'aime les films qui laissent libre cours à ma propre idée du récit. On ne voulait pas être moralisateurs, mais c'est sûr qu'il y a quelque chose d’important que Gabriel amène au groupe, au personnage principal et au film. Il y a une nuance dans la vie, et pour être vrai, pour trouver sa vérité, il faut être ouvert à cette nuance-là, d'oùla réplique finale de Gabriel. Lorsqu’il dit à Alex qu’il est sur la bonne voie, il lui joue dans la tête, mais en même temps, il lui a permis de se découvrir, et ce malgré la façon un peu tordue dont ça s'est passé. Alex a changé. Il a grandi.

MLG : C'est très ambivalent comme fin.

SB : Oui, exactement. Et je pense que « l’enseignement » de Gabriel se traduit plus dans cette ambivalence-là. Ce qui ressort, côté message, c’est que le message lui-même n'est pas toujours celui auquel tu penses. Mais surtout, le message qui t'amène près de la vérité n'est pas noir ou blanc, il est nuancé.

OT : Dans le film, il y a cette fameuse scène où la copine du protagoniste couche avec son cousin. Pour moi, cette scène évoque un certain questionnement à propos de la notion d'exclusivité sexuelle. Est-ce que l’exclusivité sexuelle est quelque chose que l’on pourrait considérer comme « contre-instinctif », un tabou dont l’être devrait se débarrasser pour aspirer à la liberté ? On parlait des années 60-70 tout à l’heure. Penses-tu que l'idéal de libération sexuelle pourrait libérer l'individu ?

SB : En fait, c’est exactement ce qu'on voulait amener comme questionnement. D’ailleurs, la scène en question est très gênante. C’est moi qui l'ai tourné, et je suis encore mal à l'aise en la voyant. Vous savez, c’est une scène qui est vraiment longue, et elle force le spectateur à se mettre à la place des jeunes. Et là, tu te demandes pourquoi est-ce que tu trouves ça mal. Même en lisant le scénario de Sophie, j'étais un peu excité par rapport à cette scène-là, et je me demandais pourquoi elle me faisait sentir mal, ou coupable. Or l'intérêt du film est là : la source du malaise provient de nos valeurs acquises. Ici, on dit non à l'exclusivité sexuelle ou à la monogamie. Est-ce que c'est ça la réelle nature de l'homme ? Pour moi personnellement, je pense que dans la société, ça prend un certain ordre social. Notre société occidentale est basée sur le noyau familial a priori, donc c'est sûr que si on était dans une société où tous les couples étaient des couples ouverts, on n’aurait pas la même structure sociétaire. La société serait autre. Je ne sais pas si elle serait meilleure, s’il y aurait moins de tension, moins de violence, mais elle serait autre. Mais, l’important ici, c’est le questionnement. Moi, je me sentais mal en lisant le scénario, je me demandais pourquoi, et je voulais que cette ambivalence se traduise aux yeux du spectateur, pour arriver au point oùtu te demandes si c’est lui ou si c’est toi qui a raison, et oùtu analyses la raison de ton malaise. Provient-il des valeurs « chameau » qui nous sont inculquées, qui nous dictent ce que devraient être les rapports sexuels entre individus ? Gabriel demande aux jeunes de laisser aller leurs instincts, d’être vrais, mais les instincts, ce n’est pas tout. Si l'humanité a progressé jusqu’à aujourd’hui, c'est surtout parce qu'on n'était pas exclusifs. Si la Terre s'est peuplée, c'est surtout pour ça. Mais en même temps, ça prend une certaine cohésion dans les rapports humains et certaines règles sociales, qu'on les approuve ou non. Vous savez, il y a encore des sociétésoùc'est tout à fait le contraire de nous, oùc'est la polygamie, oùc'est ouvert, oùc’est autre chose… De notre côté, on voulait juste amener la question sur la table, puis on voulait laisser les spectateurs avec cette ambivalence-là, avec ce malaise-là. C'est un malaise certes, parce que tu te sens mal, mais comme Gabriel le dit, tu te sens mal à cause de tes valeurs acquises. Si tu te laisses vraiment aller à tes instincts, c'est vraiment similaire.

Donc, c'est ça. Le film nous pousse à questionner ce qui est bien, ce qui est mal, pas juste en termes empiriques, mais en termes moraux, en termes de société. Je ne suis pas la personne pour dire si c'est bien ou mal. Je ne sais pas. Il y a ce que je pense, puis il y a ce que tout le monde pense. À travers le film, ce qu'on espère, c'est que le personnage principal se questionne assez par rapport à ça pour que ça l'amène au stade du lion, pour qu’il se rebelle, et donc, pour qu'il puisse ensuite prendre sa vie en main. Et à la fin du film, ce qui est intéressant, c'est de se poser la question à propos de la suite des choses. Si Alex retourne vers le groupe, est-ce à cause du fait qu'il adhère à ça, même s’il vient de se rebeller contre, et s’il va de l'avant, est-ce à cause du fait qu'il se retrouve un peu tout seul, même si tout ça l'a fait cheminer vers sa vérité ? D'oùla nuance, la fin ouverte qui laisse libre cours à l'interprétation du spectateur. Tout cela était voulu, et on est content de voir que ça donne l'effet escompté. Chaque fois, chaque fois que cette scène-là joue devant une salle, la réaction est semblable. On est même allé en Allemagne présenter le film, et puisqu'on était dans la ville de Nietzsche, à Heidelberg, le public là-bas a beaucoup, beaucoup apprécié le film. De un, parce qu’il est question de Nietzsche, mais aussi parce que l’idée d’endoctrinement de la jeunesse constitue un throwback à leur histoire personnelle. Et ça les a beaucoup touchés, cette scène-là en particulier, oùon sent l’emprise de Gabriel, et oùon voit la mise à nu littérale et figurative des disciples. Et à chaque fois qu'on la présente, là-bas ou ici, au Texas ou ailleurs, à chaque représentation, ça réagit toujours de la même façon dans la salle. C'est la scène ou tout le monde ressent un profond malaise. Puis quand Gabriel les libère, quand il leur dit de se rhabiller, tu sens le release total. Ça commence à rire un peu, ça rit jaune. Mais l’important, c’est que ça marche. Peu importe la langue, la culture oùon se trouve, cette scène-là, qui est clé au film, elle marche bien, tout comme la scène finale, la scène d’affrontement entre Alex et Gabriel, ou la scène où Alexchoisit Martine. C'est des choses que l'on remarque avec la réaction similaire des différents publics.





OT : Il y a une autre question que j’aimerais vous poser, parce que j’ai peur que vous vous fassiez taper sur les doigts par des souverainistes zélés. C'est à propos des chansons dans votre film, qui sont exclusivement en anglais. Pourquoi ? Est-ce que ce sont des chansons que vous êtes allés chercher spécifiquement ?

SB : (Rires) En fait, ces chansons-là, ça vient de Catherine-Audrey Lachapelle, qui est une des comédiennes, celle qui chante à la guitare. Ce sont ses propres compositions, et donc j'avais les droits sur la musique. Ça aide. Et ce sont des pièces qui parlent un peu de ce qui se passait là aussi. C'est Catherine qui m’a approché. Elle m’a dit qu’elle avait un album, et qu’elle voulait me le faire écouter parce qu’elle trouvait ça pertinent par rapport à ce qu’on tournait. Alors, j’ai écouté l’album, puis on a choisi une pièce pour l’insérer d'une façon extra-diégétique au récit. Pour ce qui est de sa chanson à elle, ça c'était imprévu. C'était un matin, et un des comédiens avait manqué sa navette de transport. En attendant, tant qu'à rien faire, on a décidé de faire quelque chose. Je savais que le soir, Catherine était souvent à la guitare, donc j’ai décidé de faire cette scène-là. Et la chanson est ainsi devenue le pont musical qui permet à Alex de s'intégrer dans le groupe. Après ça, on le voit cueillir des œufs, aller au champ, être avec sa blonde, faire la vaisselle, prendre du linge de l'autre, etc… On le sent s'intégrer dans la communauté. Mais la chanson n'était pas prévue. Ces moments étaient tous prévus, mais pas le fait qu’ils soient liés par la composition de Catherine. On a tourné la scène, et on n'était pas sûr si on allait la garder ou pas, mais finalement, elle nous a bien servis. Pour moi, c'était super important qu'il n'y ait pas trop de musique. Ça prend du temps avant qu'il y ait de la musique, du score dans notre film. Même le score, ce n’est que trois notes qui sont déclinées de différentes façons. C’est trois notes, et c’est comme ça qu’on a travaillé avec nos musiciens. On s’est basé un peu sur la musique de Atticus Ross dans The Social Network (2010), qui était pour moi une des meilleures bandes sonores de film. J'avais adoré, même si c'est toujours la même chose, déclinée différemment selon les scènes. J’avais beaucoup aimé. Puis ça, c'est une approche cinéma qui est très différente de l’approche télé. Habituellement, en télé, tu vas scorer plus pour accompagner ce qui se passe au récit. Au cinéma, ta musique peut vraiment dire quelque chose d'autre. Les mêmes notes peuvent être réutilisées dans différentes scènes, puis dire autre chose. Ça, c'était bien à explorer. Tout ça pour dire que la musique en anglais, ce n'était pas pour faire fâcher des « souverainistes zélés »...

MLG : Pensez-vous que la communauté de Gabriel survit à la fin du film ? Ou pensez-vous qu’elle soit suffisamment ébranlée pour flancher ?

SB : La dernière image de Gabriel qu’on montre, c'est lui qui fait dos au groupe, et il n'a plus ses lunettes. Il enlève ses lunettes deux fois au cours du film. Il les enlève quand il se révèle à Alex, quand ils s'embrassent, et il les perd quand ils se battent à la fin, mais il ne les remet pas. Pour nous, c'est symbolique : son masque tombe devant Alex, et Alex quitte. Et là, au lieu de se retourner, on le voit juste baisser la tête, et tu sens le poids de tous les gens derrière lui. Tu ne sais pas. Est-ce que son intervention auprès d’Alex, c'était seulement pour sauver la face devant eux ?

MLG : Parce que leur fidélité est ébranlée...

SB : Elle est ébranlée, c'est clair. Mais même Sophie-Anne et moi avons des opinions différentes là-dessus. Moi, je pense que le groupe va continuer, mais elle pense que non. Si on retournait là, moi je pense que la communauté serait ébranlée, mais qu'elle continuerait. Sophie-Anne pense que ça aurait assez brassé pour que les jeunes remettent en question leur fidélité envers Gabriel.

MLG : À ce moment-là, dans le fond, ça appartiendrait à Gabriel d'être suffisamment fort, suffisamment charismatique pour les rameuter. Il faudrait qu'il reconstruise cette fidélité.

SB : Oui, exactement.

OT : Ou il pourrait prétendre que c’était là un exercice planifié.

SB : Oui, c'est ça. D'oùsa dernière réplique. Est-ce qu'il dit ça pour Alex ou pour lui ?

OT : Pour le reste des gens, peut-être ?

SB- Exact. Comme si ses enseignements avaient finalement servi.

MLG : Une manière de dire : « ça marche ».

SB : Oui. C’est sûr qu’il est ébranlé d’avoir été démasqué devant tout le monde, mais en même temps, je pense que les jeunes vont continuer à la suivre parce que ça fait tellement longtemps qu’ils sont là-bas. C'est comme voir un parent faire quelque chose de mal. Tu sais que c’est mal, mais ça reste ton parent, donc tu passes par-dessus, et tu continues à le suivre. Tu t’attaches à tout ce que tu as connu de lui, pas à cet instant-là. Et je pense que les jeunes du film, ils sont habitués à une autre image de Gabriel que celle de cet instant-là, et ils vont peut-être plus se rabattre, se rattacher à cette image fantasmée.


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Transcription : Olivier Thibodeau
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Article publié le 11 avril 2016.
 

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