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Le sandwich à l’agneau est maintenant terminé.
Mathieu Li-Goyette : Je voulais revenir à ce que tu disais plus tôt, quand tu parlais d’être en réaction, d’essayer de ne pas être dans la thérapie, de déconstruire ça. C’est intéressant le rôle que joue dans cette déconstruction le personnage de la thérapeute québécoise (Marie-Claude Guérin), qui sert à ouvrir le film, qui revient, mais qu’on tasse à mesure que le film avance.
Denis Côté : C’est drôle que tu dises ça. Elle, c’est la vanité. C’est comme le marteau et l’enclume du scénario : « Moi, j’ai créé ça et on a tous construit un scénario autour de ça ». C’est donc pas faux que je suis en arrière et que j’attends juste de déboulonner la statue qu’elle s’est érigée elle-même, la statue du sacro-saint scénario dans un film québécois. J’ai tellement un plaisir à démolir ça, parce que je suis trop en amour avec l’expression « metteur en scène ».
Pendant la pandémie, j’ai tellement regardé de films de mauvais scénarios. Des giallos. Des giallos, des giallos, des giallos. À chaque fin, le film n’était pas bon. Mais qu’est-ce que je vois dans ces films-là qui m’énerve autant ? Et qu’est-ce que j’aime autant, pourquoi je regarde un prochain giallo tout le temps ? Sûrement pas pour voir du faux sang. Qu’est-ce que j’aime ? Ce sont de grands metteurs en scène ? Pas nécessairement. Mais il y a un art débraillé du scénario qui me charme tout le temps. Là, j’ai un coffret Mario Bava, je me les tape tous l’un après l’autre. Qu’est-ce qui fait que je suis attiré par le rejet d’un scénario ? Faut que ce soit l’amour de la mise en scène. Après, ce n’est pas obligé qu’elle soit super, la mise en scène.
Plus je vieillis, plus je suis entêté par le fait de trouver comment ne pas raconter une histoire en me faisant financer sous la garantie d’une histoire. (rires) Si je t’amenais mes documents d’intention, et bien, c’est un travail où je ne mens pas, où je dis exactement ce que je veux faire, et c’est surprenant de voir comment les institutions sont parfaitement ouvertes à une proposition comme celle-là. Je pense qu’ils n’en reçoivent pas. Je pense que ce sont les cinéastes qui sont toujours dans l’obsession du narratif. Peuple de conteurs. Obsession de la télévision. Début, milieu, fin. Continuez ! Continuez, ça ne me dérange pas ! Je ne suis pas contre ça, mais j’ai un malin plaisir à dynamiter de l’intérieur mes propres scénarios. Stéphane Delorme, des Cahiers du cinéma, m’a dit un jour : « Je n’ai jamais vu un cinéaste qui s’autosabote dans ses films comme toi. T’es comme un enfant qui construit un jeu de blocs et qui a tellement hâte de le crisser à terre, son jeu de blocs ».
Faut juste pas que ça devienne de la provocation ou que ça provoque de la confusion. Faut pas faire son p’tit Joe connaissant. Je suis quand même assez effacé dans Un été comme ça. Enfin, effacé... La parole, premièrement, est à ces femmes-là. Ensuite, tu peux savoir que je suis derrière, mais pas autant que je l’ai déjà été. On est loin des deux femmes qui tombent dans des pièges à ours [dans Vic+Flo ont vu un ours]. Tu ne peux pas être plus interventionniste que ça comme auteur. C’est à la limite de la caricature. Et aujourd’hui, c’est : « Est-ce que je peux encore faire des pièges à ours, mais beaucoup plus effacés ? » C’est le débobinage de cette thérapie qui est mon jeu formel.
:: Sur le tournage d'Un été comme ça (2022) [photo : Lou Scamble]
MLG : C’est intéressant que tu parles de giallos parce qu’à l’instar de Répertoire des villes disparues (2019), Un été comme ça est quand même un peu décomplexé par rapport à tes premiers amours. Le genre… l’horreur… Et en plus la première était à Fantasia.
DC : Ça trahit. Ça continue de traîner dans mon esprit.
MLG : Te vois-tu aller un peu plus vers le genre ? Ça ne serait pas réconfortant ?
DC : Je suis très, très intimidé par le cinéma de genre parce que j’en ai trop consommé. J’ai tellement peur d’avoir la prétention de venir jouer dans un monde où je suis plus ou moins invité, où tout a été fait d’une meilleure façon que je pourrais le faire. Ça m’énerve. J’ai peur, en fait. Je suis intimidé par le genre parce que je sais que c’est un monde en lui-même, avec ses codes et ses fans. Je suis comme un peu rendu trop loin dans ma démarche pour tout à coup me dire : « Tiens, je vais faire un film d’horreur »...
MLG : Faire un slasher...
DC : J’ai un petit côté « Je suis qui, moi, après avoir vu vingt-deux Mario Bava, à essayer de faire mon Mario Bava ? » Je suis très, très humble par rapport au cinéma de genre, mais ça ne veut pas dire que je l’admire à mort. Depuis 4-5 jours, Kino Lorber a lancé un site de streaming, c’est même pas du streaming, c’est Super Écran. Ça s’appelle Kino Cult, c’est une programmation, du matin au soir, de films cultes. T’as pas le choix, c’est ça qui joue. C’est écrit : ça commence à 10 h 18 et ça termine à 12 h 34. Ça fait trois soirs en ligne que je regarde un Jean Rollin. Fond de la boîte. Quessé que j’aime dans les trois films de Jean Rollin que je me suis tapé au complet ? Je ne sais pas ce que j’aime. C’est pas un amour geek du genre « Aimer de la marde ». (rires) C’est pas ça. C’est : pourquoi est-ce décomplexé à ce point-là, cet amateurisme poétique d’étudiant assumé par un monsieur de 60 ans ? Il y a quelque chose dans ce cinéma que je ne me permettrai pas, parce que je me prends pour un auteur. Je suis capable de me prendre pour Nuri Bilge Ceylan et de faire des films d’auteur, je suis capable de jouer à ça. Et je suis ben correct si tu m’écris qu’il y a des accents bergmaniens dans mon film, ou « Lui, il aime Antonioni », ça va. Mais si tu commences à m’envoyer sur le terrain du genre, à me faire dire que secrètement je regarde chez nous beaucoup de giallos, à me demander « Denis, quand est-ce que tu fais ton Sergio Martino ? », on dirait que j’ai peur. Tu sais, Les affamés (Robin Aubert, 2017)…
MLG : Je pense pas que tu ferais un film de zombis comme Les affamés non plus…
DC : Je ne serais pas capable d’essayer. Tu vois, Répertoire des villes disparues, le temps a passé et il n’y a aucune chance que je considère que ce soit un film d’horreur maintenant… Le cinéma de genre m’intimide et je continue d’en consommer tout en sachant que ce n’est pas de l’admiration que j’ai. C’est de la curiosité morbide ?
MLG : En même temps, tu parlais d’avancer dans le noir.
DC : Oui, mais c’est un noir que je connais trop bien. Dans Un été comme ça, il y a la scène des Diaboliques (Henri-Georges Clouzot, 1955), dans la baignoire. Quand je l’ai tournée, j’avais l’impression d’être sur un terrain que je connais tellement bien parce que je l’ai trop vu. Mais quand je suis en train de filmer le repas et que l’acteur doit improviser avec les homards, je ne sais pas ce qui va arriver. Là, je suis en terrain inconnu. « Eille, les filles, allez toutes sur le lac et perdez-vous dans vos chaloupes ». Et là je les regarde et... Là, je suis dans le noir. Alors que « Eille, on va faire le gars dans la baignoire ; fais venir l’acteur, il va sortir, film d’horreur ; pis toi, crie ! » Voyons donc ! C’est des mécanismes, des terrains que j’ai trop visités comme cinéphile...
MLG : C’est très mécanique.
DC : C’est très mécanique et je me trouve élève quand je fais ça. Puis quand je fais le lac et quand je ne sais pas ce que je suis en train de faire — la scène d’équitation — et quand je ne sais pas comment mon repas de homards va se diriger... Là je suis un peu plus... Là y’a un train qui rentre dans la gare, il pourrait m’écraser, mais je n'en suis pas trop sûr non plus. Mon regard est plus naïf dans ces moments, j’aime mieux ça. Je suis dans Méliès quand je fais ça, mon propre Méliès. Je suis dans la matière, ça ne raconte rien, puis j’ai peur. J’ai beaucoup de misère avec les mécanismes. Je le sais que je vais rejoindre un public au bout, ça va peut-être rire à l’araignée ou au gars à la baignoire, et je vais ressentir un petit peu de love, mais ce n’est pas là que ça m’importe... Je sais bien que personne ne va me parler de ma scène d’équitation, mais c’est là que je suis un peu plus... En fait, faut que je renouvelle mon regard. Ce n’est pas parce que je fais beaucoup de films qu’il ne faut pas que je renouvelle mon regard à chaque film. Si je tourne des scènes où mon regard n’est aucunement renouvelé, j’ai trop l’impression d’être à numéros.
:: Un été comme ça (2022) [Metafilms]
MLG : La mise en scène d’Un été comme ça est à l’épaule. On est loin de tes mises en scène de gros films subventionnés où c’est plus large, plus stable, avec des rails. Là, la caméra chambranle, on est à vif, c’est très proche de la peau des actrices. Et en même temps, c’est intéressant la façon dont ta caméra sait recueillir la parole des personnages. Ça bouge beaucoup, mais tes interprètes attendent la caméra avant de parler, on sent qu’il y a un ballet entre les deux, entre les panoramiques...
DC : Tout ce qui est à l’épaule depuis Boris sans Béatrice (2016) vient d’une volonté de casser les films trop préparés. Curling (2010), Vic+Flo (2013), Boris sans Béatrice étaient des délires de surpréparation. Trois semaines avant le tournage de la scène, j’allais mettre un X dans le gazon où serait le trépied et j’espérais que le vent n’enlèverait pas mon X. C’était un peu du jeune cinéaste qui pense que plus il se prépare, meilleur ça va être. Et ça, à un moment donné, le mur que j’ai frappé a été Boris sans Béatrice où, d’une part à cause de son sujet, il intéressait moins les gens, et d’autre part à cause de sa facture elle-même, j’étais rendu au stade du « bel objet ». Le bel objet de cinéma québécois, avec la belle photo 35 mm bien éclairée. À un moment donné, ça ne veut plus dire grand-chose.
MLG : Et ça fait un film qui ressemble trop à son personnage ?
DC : Oui et c’est un peu ça le but. Mais la mauvaise réception, l’indifférence face à Boris sans Béatrice, j’ai ressenti que c’était surtout au nom du sujet. Il n’y a personne qui a dit « J’aime pas la forme ». Mais tu te dis, quand même, qu’il faudrait rebrasser des cartes.
MLG : S’éloigner du bel objet.
DC : J’étais tanné du bel objet. Ma révolte est vraiment née en 2016. À me dire que les trépieds, puis les films trop découpés, parfaits (souffle)... C’est pas les olympiades, là ! Il y a d’autres choses à aller chercher. Et je pense que ce qui m’a aidé c’est d’approcher des gars, comme les bodybuilders [dans Ta peau si lisse], qui allaient m’intimider un peu parce que je ne les connais pas bien. Je me suis dit qu’il fallait que je me trouve une humilité pour les filmer. Je ne pourrais pas aller dans leur appartement ou chez eux pour découper mon film, alors avec François [Messier-Rheault, directeur de la photographie] on a approché ça très reportage — et lui vient de la télé. Ça a été un poids sur mes épaules de décider à commencer à filmer en quasi reportage documentaire, mais ma consigne était : « Reste sur les muscles, très chaleureux, proche de la peau – ces gars-là vont suer et il va y avoir un sex appeal qui va sortir de leur corps et ça j’y tiens ». C’est un de mes films préférés, de tous mes films. Peut-être parce que ça m’a enlevé le poids, tu sais, d’un film comme Elle veut le chaos (2008). (rires) Quand je suis arrivé à Ta peau si lisse (2017), c’était un soulagement. Petit budget, beau succès. Ça m’a vraiment fait quelque chose. Et j’ai commencé à être plus malade aussi. J’ai commencé à penser à m’économiser sur les plateaux.
Répertoire me donnait un rejet de la carte postale. Je voulais un film qui avait l’air de s’autodétruire. Alors c’était facile de continuer de rejeter la belle image avec Répertoire et comme le film a bien marché... L’absolu de l’exercice a été Wilcox (2019), qui est un autre de mes films préférés avec Ta peau si lisse. Il y avait quelque chose dans ces films qui me libérait.
Après, Hygiène sociale (2021) est une anomalie, on l’a dit. C’est quelque chose d’un peu pandémique, s’amuser avec les acteurs... J’ai eu plus de mal à parler de ce film-là. Arrivé à Un été comme ça, les énergies ajoutées à la maladie, tu vois où ça s’en va : un huis clos, pas des grosses journées, et fais-moi pas chier avec l’éclairage 360. Très souvent, on a fini de tourner à l’heure du midi. Il y a quelque chose qui est arrivé là, et le fait de désérotiser les choses aussi. On parle d’êtres humains, on filme leur visage, leur corps, pas la carte postale. Il y a quelque chose de post-Boris sans Béatrice pour moi. Ceci dit, je m’apprête à tourner quelque chose d’autre et on va revenir à des plans fixes un peu plus. Mais au moins j’aurais fait l’exercice d’alléger quelque chose. Fait que ce que tu as ressenti, ce ballet, c’est sûr que c’est un beau compliment parce que c’est un peu ça le but. Quand t’as décidé que ta direction artistique, ta lumière, tes ciels et tes costumes, c’est secondaire — c’est très personnel, ce n’est pas tous les cinéastes qui voudraient ça — et que t’as décidé que ça va être des visages et de la parole et que tout devient un peu plus bergmanien, vu que tout le reste est secondaire, c’est quand même assez libérateur. C’est sûr que ta directrice artistique boude un peu plus. Mais il y a quelque chose, un équilibre à trouver là qui m’intéresse.
MLG : Dirais-tu qu’Un été comme ça, c’est un peu du cinéma de corps, ou plutôt, dirais-tu que Ta peau si lisse t’a préparé à aller un peu plus près des gens ?
DC : Je ne sais pas quoi dire sur le cinéma de corps, mais je vois bien que les critiques négatives parlent du fait que ce soit très, très, très verbeux, Un été comme ça. Il y a un petit danger à être dans la parole pour ne rien dire. Mais j’ai tellement fait de films où il n’y en avait pas de paroles… Des films de gens qui ne parlent pas au point où on se retrouve à filmer des corps, j’en ai fait. Fait que de dire que c’est un cinéma des corps, le nouveau, on dirait que je ne suis pas d’accord. Je trouvais ça trop central, « filmer des corps », justement parce qu’on parle de sexualité, alors j’ai décidé de dévier sur la parole. Donc je ne suis pas certain que ce soit un cinéma de corps, puisque j’ai très cérébralisé la parole et la sexualité dans ce film-là.
Je pourrais y revenir, aux corps, et la meilleure façon de le faire serait avec des bodybuilders ou des sportifs — ça, ça m’intéresse. Et moi-même, en étant malade, il y a quelque chose qui m’intéresse dans le corps performatif. J’ai l’impression que quand je serai greffé et que je retrouverai une nouvelle énergie, je vais aller filmer des basketteurs de sept pieds. Il y a quelque chose dans la performance physique qui commence un petit peu à me déranger — c’est à cause de la maladie. Mais Un été comme ça, c’est un film où les gens sont assis, lourds, pas habillés et ils intellectualisent leur corps. Je ne sais pas si ça fait un cinéma de corps.
DC : Ouin...
MLG :... puis ici, j’ai le goût de dire que tu joues avec la tension d’être un homme blanc cisgenre qui réalise un film sur le désir sexuel des femmes et, en le faisant, de montrer que c’est possible de le faire.
DC : Pas mal tout ce que tu viens de dire est vrai. Dans mon pire côté p’tit gars, il y a un aspect « Checkez ce que je peux faire », mais c’est en réaction au confort du cinéma qui m’entoure. Ce n’est pas parce qu’il faut absolument que je le fasse, ce n’est pas du cinéma réactionnaire... À l’époque où j’étais critique de cinéma, la critique ambiante me décevait, il fallait que je me mette en danger, que je fasse un p’tit show. Mais le but aussi c’est de grandir et de devenir assez mature pour que le film n’ait pas l’air d’un gros show de boucane tout en gardant sa tension. À l’époque, ben oui ! Les cadavres qui apparaissaient dans Curling sans raison : « Ah ! Denis Côté vient faire un petit tour de piste ! » Tu pouvais aimer ça, mais je faisais un petit tour de piste. « Ah ! Il y a des pièges à ours ! Denis Côté fait un petit tour de piste. » Là, on dirait que je veux que le film au complet soit le film de Denis Côté sans tout le temps dire « Eille gang, je suis là, je suis là »… Même s’il n’y a plus rien à faire, parce que c’est sûr que c’est toujours un film de Denis Côté. On veut bien s’effacer et en même temps tout le temps rappeler qu’on a une signature, une personnalité : c’est la dualité des cinéastes très « auteurs », du chaud et du froid qui se poussent tout le temps chez eux. J’aimerais tellement ça que tu dises « Eille, as-tu vu le dernier film de Denis Côté ? », mais pour que tu arrives à dire ça, il faut bien qu’il y ait une trace de Denis Côté. Il faut que j’en aie placé des traces pour que tu me reconnaisses. Fait qu’il a fallu que je fasse des petits shows à gauche et à droite et il faut que ça se perpétue d’un film à l’autre. Un auteur doit nourrir son style. Ça peut couler dans les marges. Des fois, le jupon dépasse. Ou tu peux faire un film impersonnel. Je suis un peu allergique à ces films-là.
MLG : Et comment est-ce que ça déborde dans Un été comme ça ?
DC : Je ne pense pas que ce soit complètement nouveau pour moi. C’est une continuité. Pour ce qui est de déjouer les attentes... J’avoue que mon chantier le plus intéressant dans ce film était mon personnage masculin (Samir Guesmi), qui est un personnage-pion, un personnage-attente, c’est le personnage qui ne devrait pas être là. Et c’est sur lui que tout rebondit, parce que dans la tête du spectateur, il y a des mécanismes qui disent que ça va chier par rapport au gars. Donc il y a un petit versant diablotin dans le film. Je me suis beaucoup amusé avec lui, quitte à avoir des problèmes avec l’acteur qui voulait un peu plus interférer sur la structure narrative. Il voulait que son personnage en fasse plus. À un moment donné j’ai été obligé de lui dire « Tu sais que tu ne devrais pas être là, on s’amuse avec ton personnage, mais tu ne devrais pas être là. » Lui, il voulait influer, il voulait gaffer, que son personnage cède à la tentation. Je lui ai dit « Le fait que t’esquives tout, c’est là mon plaisir d’écriture ». C’est là que je déjoue les choses. Même que dans une ancienne version, il y avait des pistes racistes. Une des filles était très raciste et revenait toujours là-dessus. J’avais décidé de prendre un acteur maghrébin pour projeter encore plus d’idées reçues, puis quand j’ai retiré toute la piste raciale, j’ai gardé l’acteur. Le personnage est resté et a toujours été celui qui joue le plus avec les attentes du spectateur même si, parce que je suis dans un sujet empathique, je ne peux pas commencer à trop niaiser le public ni les personnages. Le but ce n’est pas de tout faire exploser. L’idée c’est de créer un cadre qui a l’air naturel et de te trouver des espaces de création dedans.
Tu sais, la nuit américaine, j’y tenais à mort. Elle arrive tard, elle arrive à 1 h 23 ou 1 h 24, je pense. C’est le temps de closer ! C’est sûr que t’as peur là. Il se mettait à mouiller, les filles allaient dans une grange, elles voyaient un couple tout nu en train de se caresser. Il y en a une qui disait à l’autre « Moi, je ne sais pas si je veux un chum », puis elles parlaient comme des enfants de 14 ans. Et il y avait un vrai couple de soixante ans qui se flattait nu. C’était trop long, ça finissait plus. Avec des machines à fausse pluie... Après qu’ils aient vu le hibou, elles disaient « Viens-t’en, il va pleuvoir ». Puis là, il se mettait à pleuvoir. Ça a tout été tourné ! La nuit américaine, c’était une déconnexion totale. J’aime bien quand les films ont l’air réalistes pour ensuite les dynamiter.
:: Un été comme ça (2022) [Metafilms]
MLG : Un été comme ça donne l’impression d’avoir donné lieu à plus de scènes d’improvisation que tes films précédents. Est-ce qu’il y avait là-dedans une sorte de volonté de préserver une plus grande autonomie pour tes actrices ?
DC : C’est un peu une illusion ! Qu’est-ce qui est une vraie scène improvisée dans le film ? Il n’y en a pas vraiment… Certaines scènes avaient des airs improvisés, mais les cadres étaient déterminés, les lieux choisis et réservés, les accessoires préparés, le propriétaire des lieux a été contacté. On n’improvise pas le matin même d’aller tourner au lac. Ensuite, c’est le filmage. Ça revient à ce que je te disais à propos de la modulation. De relâcher. « Heille pourquoi tu relâches, Denis ? » « Parce que j’ai l’impression qu’il y a de l’air qui va rentrer dans l’histoire si on relâche un peu ». Ce n’est pas tout le monde qui va comprendre tout de suite ce que tu veux faire, mais tu le dis, tu le fais. Ces illusions d’improvisations, c’est des petits tours de force que j’aime beaucoup.
Ensuite, de la vraie improvisation j’aimerais ça, mais tu serais surpris de voir à quel point les acteurs sont pas toujours confortables à le faire. Tu ne claques pas des doigts et ça improvise. La scène du homard là… J’avais demandé à l’acteur s’il savait c’est quoi la différence entre un mâle et une femelle et de l’expliquer. C’est à partir de ça qu’il travaille. C’est un mythe de penser qu’on fait ce qu’on veut et que c’est facile d’improviser dans ce contexte. C’est trop des machines lourdes. Et quand t’es en 16 mm avec 30 personnes sur le plateau… j’aimerais ça être capable de me trouver un espace de liberté là-dedans, mais le plus que je peux trouver c’est ce que t’as vu dans ce film et je suis très fier. De la vraie impro ? « Heille tout le monde. Demain, mettez tous les acteurs disponibles en costumes et on va aller là et on va voir comment ça s’aligne ». Ils vont tous se mettre en ligne pour t’engueuler et te dire qu’on ne peut pas faire ça. (rires)
MLG : Donc t’as tourné en 16 ?
DC : C’était la folie de Répertoire et François voulait le refaire. Il me disait aussi qu’en pellicule les verts d’été, les gazons, les feuillages sont plus beaux, sinon ça a l’air électronique. Et pis sur un budget de 2,4 millions, c’est une différence de 200 000 $. Donc si tu renifles bien tes choses, que tu ne fais pas trop de prises, ça se fait. Je ne suis pas complètement Ayatollah de la pellicule, mais c’est mon 5e sur pellicule et c’est le fun. Ça instaure aussi une sorte de respect sur le plateau et puis ça donne un petit quelque chose au film en le regardant.
MLG : Dirais-tu que dans la fabrication du film, ou encore dans sa promo, par les entrevues que tu as données, les retours que t’as eus… As-tu eu l’impression que l’aventure d’Un été comme ça est venu secouer quelque chose dans tes certitudes ou ce qu’on appellerait ton male gaze ?
DC : Je te dirais que c’est un processus qui a eu un milieu, un début et une fin. Il est fait, le film. J’ai eu peur au début qu’il y ait des attentes, en me demandant comment il allait être reçu… À Berlin, j’étais assez nerveux. Depuis quelques semaines, je vois comment il est reçu en Europe… Je suis très à l’aise là maintenant qu’il va sortir à Montréal. Les gens qui vont chialer sur le film… Ça va demeurer assez minoritaire même si c’est sûr que je vais encore me faire critiquer sur le male gaze comme si c’était une sorte d’automatisme. Mais quand le film ne sera plus à l’affiche le 2 septembre, un cycle sera terminé. C’est comme quand j’ai fait mon film sur les bodybuilders. J’ai vécu une belle aventure et quand le film est terminé je ne suis plus en contact avec eux et ce n’est pas des amitiés qui restent ou encore des ondes de choc qui impactent ma vie après les avoir côtoyés. Il y a une porte qui se referme. Et ce film-là va probablement me faire la même chose.
Je me dirai plus tard, qu’en 2022, j’ai fait un film pour écouter les femmes, j’ai appris des choses en le faisant… Ta question c’est « Est-ce que j’ai grandi ? », pour le dire beau comme ça. (rires) Mais ce n’est pas de grandir qui m’intéressait ici. Je pense que je l’avais déjà à l’intérieur de moi et que je voulais l’appliquer de façon responsable et je suis content de ce que j’ai accompli. Je ne suis pas cave non plus. Je sais que si je sors de ce cadre contrôlé, je reste un mâle alpha qui aime les belles femmes, qui est capable d’aller cruiser et qui a sa vie sexuelle à lui, qu’elle soit étrange ou normale. J’ai pas utilisé toute ma trajectoire de films pour changer ou grandir comme personne. Je reste la même personne, mais les films sont des aventures qui s’ouvrent et se referment. J’aimerais ça t’avoir une réponse plus transcendante… Mais les films c’est juste… Ça a un temps et c’est pas toujours une expérience transformatrice ou philosophique. Je n’ai jamais fait un film qui m’a transformé comme être humain. Je fais quand même des films pour me comprendre, pour me psychanalyser, mais surtout pour jouer.
C’est mal vu de dire qu’on veut « jouer » avec le cinéma, mais moi j’ai envie de pousser cette idée au lieu de me dire « T’es supposé être un auteur, avoir une démarche noble, sursérieuse, et avoir appris des choses au bout, et ressortir de tes films détruit ou transformé ». Ce n’est pas obligé d’être dramatique comme ça. Ça peut être des rencontres, des aventures simples. Jouer avec les attentes du public, jouer avec les formes du cinéma, puis rebondir d’un projet à l’autre sans être absolument toujours dans cette introspection. Après, je dis aussi ça car j’en fais beaucoup et que ça m’aide à surfer sur tout ça. Les gens pensent qu’un film c’est toujours une œuvre qui nous a fait saigner, qui est toujours plus qu’une œuvre. Mais moi je réponds qu’un film ça peut être un geste, et un geste ça peut être petit.
DC : On commence à tourner dans deux semaines ! C’est un autre film que je ne devrais pas faire parce que je suis malade et que je n’ai pas l’énergie… Mais je suis monomaniaque et je n’ai rien d’autre alors je vais le faire. C’est un film d’intérieurs, un Bestiaire (2012) dans des lieux vacants. C’est pas sexy de le dire comme ça… Je me suis beaucoup intéressé aux espaces liminaux, aux espaces en transition. Je me suis intéressé à un concept récemment inventé qui s’appelle kenopsia, par un auteur, John Kœnig, qui cherchait à inventer des mots pour des sentiments qui ne sont pas encore nommés [The Dictionary of Obscure Sorrows]. Kenopsia, c’est le petit feeling de mélancolie que tu ressens quand tu es dans un lieu où tu sais qu’il devrait y avoir de la vie dedans, mais que là il n’y en a pas. Une piscine municipale fermée. Un hôpital fermé. Une arcade fermée.
Donc on s’en va dans ces espaces, avec une série de plans très muséaux, et une fois de temps en temps il y aura des humains, dont Larissa Corriveau. Elle parle à des gens au téléphone et elle parle de son rapport à l’espace. C’est encore un petit film-concept, avec des demi-journées de travail parce que je suis malade. Le tout en lumière naturelle, et c’est encore une réponse à un de mes gros films à travers un petit film… C’est plate, mais quand je regarde Wilcox, que j’adore, je vois qu’il m’a coûté 6000 $ et qu’il m’a rapporté 8000 $ en festivals en temps de pandémie. Je prends note. Je fais Hygiène sociale, on le fait à 0 $ pour le fun, je reçois une bourse de 25 000 $, tout le monde se paye. Je repars ensuite à zéro et je l’envoie en festivals. En prix, dans mes poches, ça me fait autour de 35 000 $. Je prends note encore — ça se fait, ces films-là. Donc pour le nouveau, j’ai appelé un producteur en lui proposant de lui donner 15 000 $ pour qu’on ait six demi-journées de tournage. Ils n’ont jamais vu ça. C’est comme si c’était inconcevable de sortir de l’argent de ses poches pour faire un film. Mais là j’ai la preuve que c’est faisable. Si je sors 15 000 $ de mes poches et que je fais un film, il va se repayer. Alors je le réessaie. Et si ça continue comme ça et que je fais toujours des petits films à 10 000 $... Ben on pourrait dire que c’est un peu dommage et que ça manque d’ambition… Mais regarde, j’ai eu du fun avec Hygiène sociale, j’ai eu du fun avec Wilcox. Je souffrirais si j’avais envie de faire Dune ! C’est sûr ! Mais c’est pas là, c’est pas en moi.
Essaie de penser à la méthode de production d’un Hong Sang-soo. Ça doit être hallucinant. Chaque film doit coûter 10 000 $, la postproduction doit ne rien coûter. Il trouve le moyen de le distribuer partout dans le monde… C’est sûr que ses films sont dix fois rentables. Est-ce que c’est un système ? Est-ce que c’est niaiseux ? C’est magnifique, je trouve ça extraordinaire. Mais ce n’est pas notre style à nous autres au Québec. N’empêche que j’ai le goût de continuer de l’essayer. Après celui-là, on va y aller très, très tranquillement. Si jamais je dois tomber en dialyse ou en transplantation, il va juste me rester à écrire à temps perdu, lentement. Je ne suis pas reparti sur un gros scénario avec une signature de contrat et la SARTEC et tout.
Je me dis aussi que peut-être que j’en ai trop fait, des films. Ça se peut. Il y a quelque chose qui fait que mon nom s’est banalisé et ça m’énerve… On n’attend plus un nouveau film de Denis Côté. Le film arrive pis… pis c’est ça. J’ai de la misère à savoir si c’est une bonne chose ou pas.
MLG : C’est un beau problème.
DC : Oui, un beau problème.
transcription : Élodie François
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