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Kim O’Bomsawin : Je m’appelle humain

Par Isabelle St-Amand


:: Je m'appelle humain (2020) [Terre Innue]


Cet entretien avec la réalisatrice abénaquise Kim O’Bomsawin a été réalisé sur Zoom le 13 juillet 2022.

Isabelle St-Amand (IS) : Merci de nous accorder cet entretien autour de ton documentaire Je m’appelle humain (Terre Innue, 2020). Ton film nous amène sur le parcours de la poète innue Joséphine Bacon et de son entourage. Comment avez-vous intégré la poésie de Joséphine à la trame narrative? 

Kim O’Bomsawin (KO) : La poésie était l’idée de base. Joséphine m’a fait promettre que le film ne porterait pas sur elle, mais sur ses œuvres. Or, un film sur ses œuvres, c’est forcément un film sur Joséphine. Notre intention était de partir des grandes thématiques de sa poésie et d’en réaliser un film. À l'étape de la scénarisation, les poèmes étaient presque choisis, puis, au montage, nous avons adapté nos choix en fonction de ce qui allait le mieux avec l’histoire qui se déroulait devant nos yeux. L’idée que les poèmes allaient structurer le film est restée.

IS : Comment avez-vous procédé pour intégrer les extraits de documentaires tels Mémoire battante (1983) et La conquête de l’Amérique (1992) d’Arthur Lamothe, qui viennent compléter la poésie de Joséphine et des images que vous avez tournées?

KO : ll existe de nombreuses archives sur les Innus, surtout grâce à Arthur. La poésie de Joséphine, elle, se fonde en bonne partie sur les histoires des aînés qu’elle a rencontrés dans le cadre de son travail avec des anthropologues. C’est ce qui lui a permis de se reconnecter à sa culture, de faire ses rencontres et de réapprendre sa langue. Joséphine n’a pas juste appris l’Innu, mais vraiment l’Innu de la forêt, des Anciens, des nomades. Les aînés qu’elle a rencontrés sont devenus des personnages du film. Plusieurs y occupent des places importantes. Je m’appelle humain reprend une superbe archive cinématographique où on l’on voit Mathieu André faire la scapulomancie, c’est-à-dire la lecture sur des os de caribou brûlés. C’est un grand moment du film Mémoire battante d’Arthur. Nous avons une chance inouïe d’avoir accès à ces archives. Les personnages dans les archives sont les mêmes dont Joséphine parle dans sa poésie. Il allait donc de soi que ces archives prennent une grande place dans Je m’appelle humain. C’est un film qui regarde le passé, même s’il comprend une section contemporaine. L’idée était d’honorer la mémoire des Anciens pour qu’on ne l’oublie pas. Joséphine a laissé des traces écrites de cette tradition orale à travers la poésie, et il allait de soi que les archives servent une visée similaire dans le film.   

IS : C’est un véritable parcours d’une forme à l’autre : récits oraux, poésie, documentaire. Dans Je m’appelle humain sont aussi très présents les motifs de la marche, de la rencontre et de l’accompagnement. Comment avez-vous développé cette approche particulière? 

KO : Nous allions loin du cinéma en adoptant cette approche, mais Joséphine est nomade. Elle est un peu orpheline : après avoir passé quatorze ans au pensionnat, elle a été « shippée » à Ottawa pour un cours en secrétariat. Elle n’a pas aimé. Ils ont fait du pouce jusqu’à Montréal. Joséphine a marché Montréal. Elle a vécu très proche de l’itinérance pendant un certain temps, mais pour elle, c’était simplement la continuité de la vie nomade : fouler les rues de la ville, marcher Montréal. Au début du projet, je lui avais demandé : « Quel serait ton plus grand rêve? Si tu pouvais aller n’importe où au monde, où irais-tu? » Ce fut pour elle ce lieu sacré où les Innus se rassemblent et chassent le caribou depuis des millénaires. C’est elle qui a décidé où on irait. L’important pour moi — parce que je ne voyais pas comment faire autrement — était de suivre les volontés de Joséphine en allant voir les gens qu’elle souhaitait mettre au cœur du film. Je voulais que ce soit un film sur les gens qu’elle aime. Cette façon de faire a mené à des rencontres magiques. Quand Joséphine est heureuse (soit près de 95% du temps de sa vie), il y a toujours de la magie qui se produit. Le film s’est fait en douceur, à la manière de Joséphine. 

Joséphine est mon aînée. Je tenais à la respecter et à l’accompagner dans ce qu’elle voulait faire. Je disais « oui » à tout. C’est ce qui a donné le film et le bon résultat. Joséphine est aussi cinéaste et storyteller,alors il suffit de l’écouter et de lui laisser toute la place. En fin de compte, c’est peut-être la chose que j’ai le mieux réussie : m’effacer complètement, n’avoir aucun ego de cinéaste, aucune prétention. Je me suis mise au profit de ce que cette personne-là avait à me raconter. Ça s’est fait tout seul.

IS : La notion d’horizon est omniprésente dans le documentaire : des séquences montrent des territoires urbains, où l’horizon est bloqué par de grands édifices; d’autres donnent à voir le territoire innu, où s’étendent la toundra ou la mer. La narration fait aussi surgir la question, notamment par l’entremise des vers : « Rue Bélanger / J’attends l’autobus / Je regarde le bout de la rue / Sans horizon / Je ferme les yeux / Je vois les aînés de la Rivière de l’Ocre / Assis face à la mer / Eux seuls voient ce qu’ils regardent. » (Uiesh – Quelque part, Mémoire d’encrier, 2018) Comment avez-vous traité cette notion d’horizon du point de vue de la cinématographie?

KO : Encore une fois, nous avions une œuvre sur laquelle nous appuyer. Il suffit d’ouvrir le recueil et de regarder les thèmes pour que les images du film viennent. La poésie de Joséphine n’est pas compliquée : c’est un mot, une image. Quand nous avons voulu mettre sa poésie en images, nous nous sommes dit qu’il fallait faire des images qui soient à la hauteur de sa poésie. La question de l’horizon est une thématique que Joséphine aborde toujours. Je la rencontre et on parle d’horizon. Il était tout naturel que l’horizon se retrouve dans le film, qu’on exploite son aspect visuel, car c’est l’image que Joséphine nous donne lorsque nous lisons ses textes.
 


 

IS : Le processus de création, fondé en grande partie sur les rencontres, semble être ce qui vous a permis d’aborder des aspects plus difficiles à traiter, comme le pensionnat. Je pense notamment aux échanges avec l’ancienne pensionnaire Adèle et la poète innue Marie-Andrée Gill.

KO : Encore une fois, l’inclusion d’Adèle, cette femme innue qui est allée au pensionnat avec Joséphine, c’était l’idée de Joséphine : « Venez, nous avait-elle dit, il faut absolument que je vous présente Adèle. » Joséphine ne voulait absolument pas parler des pensionnats. Je lui ai dit : « Tu as passé quatorze ans au pensionnat. Je ne sais pas comment on peut faire pour ne pas en parler. » Plusieurs de ses poèmes abordent le sujet, alors je l’ai traité, mais encore une fois de manière très respectueuse, en suivant son rythme. La discussion a commencé par la rencontre avec Adèle, puis la dernière journée du tournage, nous sommes allées sur le site du pensionnat de Maliotenam pour voir quel genre de souvenirs Joséphine aurait une fois sur place. C’est là qu’elle s’est ouverte à Marie-Andrée Gill, qui lui avait posé les bonnes questions. Même si le documentaire ne va pas en profondeur dans la douleur ou la tristesse, on comprend, en peu de mots, tout l’impact qu’ont pu avoir les pensionnats — et ce même si Joséphine elle-même ne s’en rend pas toujours compte. Je l’ai vue hier et elle m’a dit qu’elle a été gâtée au pensionnat, que c’était un beau pensionnat et qu’elle y a appris des choses, mais quand on creuse un petit peu, on voit à quel point c’est douloureux quand même. Très, très douloureux. C’est un beau cadeau que Marie-Andrée nous a fait en acceptant de poser ces questions pas faciles, mais que nous nous posons tous. Adèle, aussi, l’incarne de manière fantastique. C’est une femme extraordinaire. Le film a été une succession de belles rencontres.

IS : Quelle sorte d’impact souhaitiez-vous que le film puisse avoir?

KO : Le film a déjà eu beaucoup d’impact. À sa sortie, il a gagné de nombreux prix. J’avais fait ce film, à l’origine, pour Joséphine et la nation innue en me disant : « Tant mieux s’il rejoint aussi d’autres personnes. » Puis, la réception du film m’a surprise. Une fois que tu commences à travailler avec Joséphine, toutefois, tu comprends à quel point elle a une aura extraordinaire qui dépasse toutes les frontières. Au début, je pensais que c’était un film très niché : une poète, innue, qui écrit en innu. C’était loin d’être gagné, mais mon but n’était pas de réaliser un film populaire, un film destiné à être présenté dans des festivals et à gagner des prix. Je voulais faire le meilleur film possible pour elle et pour le peuple innu. Joséphine, avec son cœur d’enfant, a réussi à gagner tout le monde, comme elle le fait toujours. Je pense que ce qui lui a permis de survivre jusqu’à aujourd’hui à travers des épreuves immenses, c’est sa personnalité magique, magnétique. Le film a donc eu cet impact-là.

Enfin, le film est sorti en temps de pandémie. J’entendais alors souvent dire qu’il était comme une berceuse : un film qui fait du bien, à un moment où l’on avait grandement besoin de beau. Mon cinéma, c’est davantage ça : présenter des histoires heureuses pour aborder des sujets difficiles. Dans Je m’appelle humain, on parle d’itinérance, de consommation et de pensionnat. Le beau peut aussi donner une œuvre qui soit militante d’une certaine manière. Lors de la crise des Wet'suwet'enen 2020, Joséphine m’a dit: « C’est un film militant, Kim. Pendant qu’ils se battent et que partout au pays on bloque des chemins de fer, ce film donne à voir la beauté du territoire, de même que les Anciens et l’importance de respecter leurs savoirs. Pendant que certains veulent détruire le territoire pour le développement et le profit, le film donne à mieux comprendre pourquoi des gens et des peuples s’opposent à ce genre de projet. C’est pour ça qu’il faut montrer la beauté du territoire. » Il n’y a malheureusement pas assez de gens qui ont accès à cette conception des choses, mais j’espère que cette idée, celle du beau et de l’importance du territoire, a aussi eu la chance de faire son petit bout de chemin dans la tête des gens.

IS : Merci infiniment! Tes propos nous ramènent à l’esprit du film et à ce que peut accomplir le cinéma autochtone.  

Note :

Kim O’Bomsawin termine actuellement le montage de Laissez-nous raconter, une série documentaire sur les onze premiers peuples au Québec qui sera diffusée à Radio-Canada au mois de novembre prochain. La série a comme objectif de présenter une vision décolonisée des peuples autochtones à travers quatre grands thèmes : le territoire, l’identité, la spiritualité et les grandes luttes et combats. En raison de cette approche, la série dépasse les frontières du Québec pour rejoindre l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et le Maine, sans se limiter aux divisions coloniales. La réalisatrice abénaquise a aussi à son actif les documentaires La ligne rouge (APTN et Canal-D, 2014), Ce silence qui tue (Wabanok, 2018), Du teweikan à l’électro : voyage aux sources de la musique autochtone (Terre Innue, 2018) et Je m’appelle humain (Terre Innue, 2020).  

 

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Isabelle St-Amand est professeure et Queen’s National Scholar en littérature autochtone francophone à l’Université Queen’s. Elle est l’auteure de Stories of Oka. Land, Film, and Literature (version française, PUL) et a codirigé des dossiers dans Voix plurielles, la Revue canadienne d’études cinématographiques et la Revue canadienne de littérature comparée. Elle est chercheure principale du projet Connexion (CRSH) soutenant le 8e colloque international Regards autochtones sur les Amériques tenu dans le cadre du Festival international Présence autochtone. 

 

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Article publié le 14 août 2022.
 

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