:: Aspiralux (Izabel Grondin, 2002)
Panorama-cinéma : Vois-tu ça changer tranquillement ?
Izabel Grondin : Non. Je ne te dirais pas que j’ai vu des ouvertures. Ça m’amène à quelque chose : les gars, en général, sont capables de gagner leur vie, en publicité, en clips, entre deux films. Parce que personne ne gagne sa vie en faisant des films au Québec. Tu n’as pas idée du nombre de métiers que j’ai fait pour gagner ma vie. À mon âge j’aurais aimé ça être dans une situation financière moins précaire. Mais c’est un choix que j’ai fait. Je pense que ça aussi, ça décourage les femmes. Parce qu’à un moment donné, ça a beau être ta passion…
Les filles que je connais, et là je parle des réalisatrices, combien sont-elles à gagner leur vie avec ce métier ? Je serais bien embêtée de te nommer des noms. La plupart se débrouillent… Puis là, on ne parle même pas d’avoir des enfants. Celles qui en veulent se buttent à la réalité : It’s a man’s world. C’est à nous de faire notre place.
Panorama-cinéma : Tu as déjà dit être que tu étais vraiment exaspérée de la manière que la sexualité des femmes était représentée dans le cinéma, et ce qui m’a vraiment intéressé dans tes films, c’est qu’ils accumulent les perspectives féminines. Que ce soient les succubes ou les vampires à la Jean Rollin, ou bien les femmes intéressées à différents fétiches, dans Fantasme (2009) ou La Table (2013). Sans trop s’attarder sur ces deux là, parce qu’on y reviendra, peux-tu revenir sur ce mécontentement? Comment diversifies-tu les perspectives, et comment, en tant que femme, t’identifies-tu à ces personnages ?
Izabel Grondin : Je trouve que la sexualité de la femme, dans toutes les formes d’art à l’exception de la littérature où les femmes ont pu trouver un exutoire, a toujours été dictée par des critères sociologiques souvent désuets, une misogynie parfois latente… qui se résume à une certaine haine que des femmes peuvent avoir – et que des hommes peuvent avoir évidemment – lorsqu’une femme assume le moindrement sa sexualité. Et puis si cette sexualité sort d’un cadre qui est considéré comme normal, c’est encore pire. Moi ce qui m’écœure, c’est qu’à chaque fois qu’on voit des scènes de « cul » – et ça ce n’est pas qu’au Québec c’est vrai partout –, c’est toujours caché, feutré. On ne voit pas trop, on garde les vêtements. Le visage est toujours beau, parfait, la bouche est bien positionnée, il n'y a jamais un cheveu qui dépasse…C’est trop mielleux, trop « cute ». Les Européens se distinguent là-dessus et ce n’est pas pour rien que je les adore.
Pour moi, la sexualité c’est infiniment plus intéressant et complexe qu’un simple coït…C’est hallucinant à quel point j’ai entendu des choses plus heavyvenant de femmes que des hommes. Je ne dis pas que c’est la majorité, mais celles qui le font et qui s’exposent comme tel sont encore victimes de bashing, le fameux slut-shaming.
C’est vrai aussi au cinéma : avec La Table, je savais que je prenais un risque ; un risque d’être associé à ça, d’être qualifiée de misogyne – c’est déjà arrivé : trois personnes m’ont carrément donné cette étiquette-là, n'ayant carrément rien compris du film. Je ne me reconnais pas dans ce qu’on voit dans la sexualité au cinéma. Je me demande d’où ça vient tout ça. Il y manque une espèce d’animalité, d’imperfection. Le « cul », ce n’est pas parfait ; y’a de la sueur, des affaires qui dépassent. Ce n’est pas de la porno ; c’est improvisé, c’est supposé être un acte libre entre deux personnes qui se désirent férocement.
Dans le scénario original de La Table, la femme devait être complètement nue. Je voulais une femme de mon groupe d’âge. Il y avait aussi des scènes graphiques : une vraie fellation, une vraie masturbation, à être tournée en très gros plan, avec des doublures, des professionnels. Puis les acteurs auraient fait le reste. Isabelle Giroux, qui a joué dans le film était la 42e comédienne qui a été approchée. Elle a 28 ans. Il a fallu que je fasse plein de sacrifices dans mes critères. Une femme de mon âge ? Il n’y en avait finalement pas. J’ai baissé un peu l'âge : il n’y en avait pas non plus. Ce n’est pas des filles dans la rue que j’ai approchées : c’est des comédiennes de l’UDA dont c'est métier. Leur corps est leur métier de travail et pourtant il persiste une forme de puritanisme dans le milieu.
Ça entretient encore une image de la femme qui m’écœure : le syndrome de l’ange ou de la putain. T’as la bonne mère de famille ou la maîtresse un peu « olé olé ». Mais il ne faut pas que ça déborde de ça. J’aime les personnages qui sont plus intenses ou des scènes comme celles de Possession (1981) avec Isabelle Adjani qui se masturbe dans le métro ou bien La Pianiste (2001), un de mes films préférés, avec Isabelle Huppert. Ce sont des chefs-d’œuvre, parce que ce sont des films qui ont justement réussi à transgresser cette représentation homogène de la sexualité de la femme. Je déplore qu’on doive encore y mettre de l’hystérie pour justifier ces actes-là. Faut que la femme soit possédée par un incube, ou qu’elle soit folle. Pourquoi ne pourrait-elle pas être simplement comme ça, sans toutes ces névroses ? Peut-on être femme sans être une hystérique, peut-on être animale, féminine, sans être considérée hystérique ?
Panorama-cinéma : Dans Fantasme et La Table, tu utilises des situations sexuelles osées, des fantasmes et des fétiches qui te permettent de créer des situations de tension assez soutenues et réussies. Ces films-là reflètent-ils tes propres fantasmes, et sinon, qu’est-ce qui t’attire dans ces situations de domination ?
Izabel Grondin : Si ce sont des fantasmes ? Non. Est-ce que je trouve ça fascinant ? Oui, définitivement.
Je connais plusieurs milieux, et j’ai rencontré des gens de plusieurs allégeances et orientations sexuelles – des transgenres, gais, lesbiennes, des drag kings, des drag queens, des gens du milieu BDSM, de la scène fétichiste et burlesque. Je te dirais que tout cet univers, je le trouve beau, coloré, vivant. Une forme de sexualité alternative, comme ce que la fille fait avec le gars dans La Table, par exemple, ou le jeu du docteur dans Fantasme, il y a quelque chose d’extrême là-dedans et c’est peut-être là que ça me rejoint. Je suis quelqu’un de très peureuse dans la vie : j’ai peur des hauteurs, je suis claustrophobe, j’ai le mal des transports et j’ai mal au cœur à rien. La plupart des gens, surtout les gens qui vivent en ville et qui ont des vies un peu blasées, stressées, on a tous le besoin de se sentir vivants. Beaucoup vont pratiquer des sports extrêmes, ils ont besoin de ce « buzz » là pour s'épanouir. Je ne peux pas vivre ça, parce que je suis peureuse. Alors la vie privée peut être un beau terrain pour un autre genre de sport extrême. Cette piste-là me plaît, dans les films, et je sais très bien que dans Fantasme, La Table, Aspiralux aussi, même Ruben Is Not Well… Il y a beaucoup de thématiques à connotations dominant-dominé, sadomasochistes. Je pense que je flirte avec ça dans plusieurs de mes films, et qu’il y a un film que je vais faire où je vais y vider tout ça. J’adore également les films qui traitent de ça : Salo, ou les 120 jours de Sodome (1975), La Pianiste, The Whip and the Body (1963) de Mario Bava…
Panorama-cinéma : Tu as répondu à cette question dans une certaine mesure, mais de par le passé, des cinéastes utilisaient vraiment le corps, la sexualité et l’abject dans une mouvance politique précise. Est-ce que ton utilisation du corps et de la sexualité est similaire ?
Izabel Grondin : Politique, je ne dirais pas, mais sociale, oui. On est un produit de consommation comme n’importe quel autre ; on vit dans une société d’hypersexualisation, et on n’a jamais montré autant de beaux gars et de belles filles dans toutes sortes de positions. Tout le monde doit avoir l’air cochon pour vendre un cellulaire ou vendre de la gomme.
Moi je préfère aller jouer dans le vrai. Oui, l’hypersexualisation, mais la vraie. Pas celle sur un magazine qui va faire bander quelques pervers pour vendre un produit. Je parle de la vrai, celle qui nous unie entre nous, les humains, revenir à l’essentiel, à une sexualité qui est là par besoin, par pulsion plutôt que pour plaire et systématiquement exciter. Dans La Table, il n’y pas d’artifice. La fille ne fait pas sa cochonne, il n’y pas de gros décor de faux donjon : on est dans une cuisine, un salon. Puis ça, j’y tenais : je ne voulais pas qu’on tombe dans le cliché.
Et ça aussi c’est un autre truc dans la sexualité alternative, et surtout sadomasochiste, il y a tellement de clichés : il faut que tu sois habillé en Dracula, les petites menottes… Je vois ça différemment.
Panorama-cinéma : Tu as soumis un projet d’adaptation d’un roman de Madeleine Robitaille à Frontières, le marché de coproduction du festival Fantasia, l’été passé. Comment est-ce que ça se développe ?
Izabel Grondin : Officiellement, ma productrice c’est Christine Falco de Camera Obscura. Elle avait lu le roman et mon scénario et voulait faire ce film. On est à l'étape de la ré-écriture. Le projet avance lentement, mais sûrement : on aimerait le tourner à l’été 2015 parce que ça se passe en pleine canicule. Sinon au plus tard, 2016.
D’où ce que je disais : le gars qui travaille sur son projet de film qui va prendre 6 ans à décoller, au moins il peut bien gagner sa vie en publicité ou en clips, et il n’est pas préoccupé, il travaille. Quand t’as rien à manger, et qu’il faut que tu payes ton loyer, m’a te dire que ta création, elle prend le bord.
J’espère changer la donne, surtout que, je disais à Christine : « je suis une réalisatrice, tu es une productrice et on adapte le roman d’une auteure. » On est trois femmes, de la même génération. Trois Québécoises qui n’ont rien en commun, mais quelque part, on a cette histoire incroyable en commun.