Larry Cohen était l’invité d’honneur de la 21e édition du Festival Fantasia. Outre la vingtaine de films qu’il a réalisés, il cumule plus de 80 scénarios pour la télévision et le cinéma. Sorte de chaînon manquant entre les films enragés de Samuel Fuller et les séries B les plus critiques des années 70, Cohen n’obéit à aucune règle sinon les siennes, défiant l’ordre établi par la politique et l’industrie afin d’explorer en toute liberté les tenants de la paranoïa américaine. On lui doit des classiques grinçants (Black Caesar, It’s Alive, Q, The Stuff) et des films si colériques qu’ils ont été plus ou moins écartés des histoires du cinéma (Bone, God Told Me To, The Private Files of J. Edgar Hoover). La seule peur de Cohen ? Celle de se répéter, de raconter à nouveau la même histoire… Alors il écrit, inlassablement, se fait connaître dans les années 60 comme un des meilleurs créateurs de pilotes pour la télévision et, ensuite, comme un cinéaste aux idées géniales mais à l’exécution discutable. La critique, qui n’a sans doute jamais suffisamment apprécié son œuvre, lui aura au moins accordé ses convictions. Pour entamer une défense, il fallait donc l'interroger sur les bases de celles-ci : quel est le monstre qui effraie Larry Cohen ?
Mathieu Li-Goyette : J’ai vu The Stuff (1985) pour la première fois il y a quelques jours et j’en suis ressorti soufflé. Et vous savez, au-delà de The Blob (1958), à quoi cela m’a fait penser ? Ça m’a rappelé les relations de couple dans les films des années 30 de Frank Capra, It Happened One Night (1934), You Can’t Take It With You (1938), Mr. Smith Goes to Washington (1939)…
Larry Cohen : Ah ! Oui, tous ces rôles que tenait Jean Arthur chez Capra.
MLG : Exactement. L’influence du cinéma classique hollywoodien est évidente dans vos films.
LC : Certainement, car enfant je passais mon temps à regarder ces films, à raison de quatre ou cinq par semaine, alors ils sont greffés à mon subconscient. Par contre, c’est la première fois que quelqu’un mentionne cette analogie entre les films de Capra et The Stuff, mais je suppose que c’est là, ça me semble logique : la répartie, le caractère de l’homme et de la femme, les échanges énergiques entre les deux, la manière dont ils progressent dans leur quête, etc.
MLG : Comment ce jeune cinéphile finit-il par devenir cinéaste ? Vous avez commencé à la télévision, mais aviez-vous toujours voulu faire des films ?
LC : J’ai toujours voulu faire des films. Enfant, j'en regardais des tonnes et j’ai mis la main sur la caméra 8mm de mon père — vous savez, ces caméras qu’il fallait crinquer et qui vous donnaient à peu près une minute de tournage — et puis nous avons fait un film près d’où nous habitions à Manhattan, près de Fort Tryon Park, dans le quartier de Washington Heights à New York. C’était un film d’espionnage et j’avais dû donner des comic books à mon ami pour le convaincre d’y tenir un rôle...
Donc c’était un film d’espionnage à propos d’un microfilm caché dans ce parc et d’un agent secret russe en mission qui se préparait à faire défection. Ne voulant ni se faire repérer ni laisser le microfilm tomber entre les mains des autres agents soviétiques, il parvenait à le cacher dans le canon de son révolver, alors en tirant (c'est-à-dire si jamais il avait à tirer), il le détruirait du même coup. Je trouvais que c’était une bonne idée, assez rusée, alors nous en avons fait ce petit film. Ce qui m’a le plus surpris par la suite, c’est quand, des années plus tard, ils ont arrêté le colonel Rudolf Abel, qui était l’espion russe numéro un. Il s’avérait qu’il avait filé rendez-vous à ses subordonnés à Fort Tryon Park et qu’ils y avaient dissimulé là leur microfilm comme dans mon petit film en 8 mm ! [NDLR : L’arrestation est reprise dans la scène d’introduction de Bridge of Spies de Steven Spielberg, où Mark Rylance incarne Rudolf Abel]. C’était vraiment une coïncidence épatante, comment aurais-je su ! Ça, c’était mon tout premier film et évidemment qu’il est aujourd’hui perdu dans les sables du temps… Tout cela pour dire que je voulais déjà faire des films à cette époque. Je savais ce que je voulais faire.
MLG : Qu’est-ce qui vous a fait tourner autant dans la ville de New York ? Était-ce seulement parce que vous y viviez ?
LC : Je vivais à New York, j’étais toujours à New York, alors je n’avais pas besoin de voyager. Je connaissais la ville assez bien et je l’adorais — même si je ne l’aime plus autant aujourd’hui. C’était un endroit bourré de lieux intéressants qui juxtaposaient l’ancien et le nouveau avec beaucoup de caractère. Ce n’était pas très confortable comme ville, mais dans sa nature inconfortable, elle était passionnante. Elle n’était pas beige, elle n’était jamais ennuyante, elle ne vous imposait aucun arrière-plan qui n’était pas intéressant tout en vous donnant des défis de tous les instants : des bâtiments qui s’écroulent, des blocs appartements décrépis, des gratte-ciel infinis, cette richesse démesurée qui côtoie l’extrême pauvreté. C’était définitivement un endroit passionnant pour tourner.
MLG : Et qui n’était pas aussi artificiel que Los Angeles.
LC : C’est ça. Vous savez, les gens tournent beaucoup dans la cour arrière des studios et dès que vous en voyez des images, vous le savez immédiatement que ce n’est pas la réalité que vous avez sous les yeux. Et vous savez alors à quel genre de film vous avez affaire.
MLG : Il y a souvent une « chose » (« an ‘‘it’’ ») dans vos films. Dans It’s Alive (1974), dans God Told Me To (1976), dans The Stuff, quelque chose qui s’explique plus ou moins, qui n’a pas d’origine tout à fait fixée. Qu’est-ce que c’est que cette chose récurrente ? La paranoïa ?
LC : C’est une chose inexplicable. Dans de nombreux films, ils vous expliquent absolument tout avec tellement de facilité, avec un semblant de crédibilité qui me semble si étrange… Tellement que je me demande toujours « Comment savent-ils ? Pourquoi doivent-ils savoir ? ». Moi, je ne sais même pas pourquoi les lumières s’allument lorsque j’actionne un interrupteur en entrant dans une pièce. Je ne sais même pas pourquoi l’ascenseur va en haut, ou en bas, ou pourquoi, lorsque je tourne la poignée de gauche, de l’eau chaude sort de mon robinet. Comment le robinet le sait-il ? Comment sait-il que l’eau doit être chaude ? Je veux dire par là que je ne connais même pas les choses que je connais (« I don’t know things that I do know ») et, franchement, je m’en fiche. La seule chose que je veux savoir, c’est qu’en tirant la chasse, l’eau de la toilette s’évacue. Je ne sais pas où cette eau se ramasse. Je n’arrive même pas à croire que du haut du 64e étage d’un bâtiment, je tire la chasse et que tout ça se ramasse 64 étages en dessous. Comment est-ce possible ? Le monde entier m’apparaît comme de la science-fiction. Je ne comprends pas les choses les plus simples, alors imaginez celles qui sont compliquées…
:: Larry Cohen sur le tournage de Black Caesar (1973)
MLG : Comment vous êtes-vous retrouvé à réaliser tous ces blaxploitations au début de votre carrière ?
LC : C’est simple, le premier long métrage que j’ai réalisé, Bone (1972), était porté par un acteur afro-américain, Yaphet Kotto, qui a livré une performance merveilleuse. Il était tellement bon que quelques types à Hollywood ont remarqué le film et ont pensé que j’étais un grand directeur d’acteurs noirs. J’ai essayé de leur expliquer que Yaphet était un acteur, comme n’importe quel acteur, que ça n’existait pas, les acteurs noirs. Ils m’ont répondu : « D’accord, mais on veut faire des films de Noirs, alors as-tu des idées à nous proposer ? ». Je venais tout juste d’être embauché par [l’humoriste et vedette de la télé] Sammy Davis Jr. afin d’écrire un scénario et il n’était pas capable de me payer (il avait des ennuis avec le fisc). Alors puisque j’avais un scénario terminé et que je n’avais toujours pas reçu mon cachet, je leur ai proposé. Le titre était Black Caesar (1973). C’est comme ça que le film est né.
MLG : Est-ce que vous vous sentiez à votre place, étant un Américain blanc qui écrivait et réalisait des films sur des Afro-Américains ?
LC : Je n’y ai même pas pensé. Dans mon esprit, je faisais un film criminel dans la veine de ceux que la Warner avait fait, ceux avec James Cagney, Edward G. Robinson, ces films sur l’ascension et la chute des crapules, comme Little Caesar (1931). Je n’ai jamais pensé à ces tensions raciales, ni durant l’écriture, ni durant la réalisation des films.
MLG : Quand diriez-vous que vous avez commencé à douter des discours officiels ? Quand avez-vous douté pour la première fois du gouvernement américain ? Ou, pour le dire autrement, à partir de quand vous êtes-vous intéressé aux conspirations ?
LC : Je ne suis pas si intéressé aux conspirations, mais c’est vrai que je ne crois pas beaucoup aux gouvernements. Ce que je crois, c’est que pratiquement tout est corrompu.
MLG : Et quel a été le point de fracture pour vous ?
LC : Je sentais qu’en observant l’histoire, qu’en l’étudiant, tout ce que j’apprenais d’elle, c’était qu’à un niveau ou à un autre se dissimulait une forme de corruption, qu’on ne pouvait jamais, mais jamais prendre l'histoire pour ce qu’elle prétendait être. Les gens n’arrivaient pas en politique pour le bien des citoyens — ils y arrivaient par intérêt personnel d’abord, pour tirer quelque chose d’intime de la politique. Parfois, c’était une question de pouvoir — de pur pouvoir —, parfois pour une question d’argent, voire pour asseoir leur influence. Peu importe les raisons qui ont poussé les politiciens à faire de la politique, je ne les ai jamais considérés comme des héros, que ce soient les Kennedy ou le président Johnson… J’ai le sentiment qu’Eisenhower était quelqu’un de bien, mais Truman était un peu crapuleux sur les bords, tout comme Roosevelt. Eisenhower, lui, était droit dans ses bottes. Les gens le trouvaient stupide, mais je ne crois pas qu’il l’était — c’était un vrai bon président. Et j’ai été chanceux avec lui parce qu’il dirigeait le pays durant la période où j’aurais pu subir l’enrôlement militaire, mais la présidence d’Eisenhower a été la seule période où nous n’avons pas fait la guerre, du moins, pas à mon souvenir. Dès qu’il est parti… Seigneur ! Nous nous sommes enfoncés dans le Viêtnam.
Il m’arrive souvent de longer les cimetières militaires et de contempler toutes ces croix et, vous savez, ça me tire des larmes chaque fois… Que tous ces pauvres types aient eu à mourir… Au nom de quoi sont-ils morts ? Pour quelles raisons ? À cette vue je suis toujours sans espoir ; c’est honteux qu’ils aient dû donner leur vie et que la moitié au moins d’entre eux l’aient fait sans même savoir pourquoi ils combattaient… Avant de voir tous leurs espoirs et leurs rêves de paix trahis par la génération suivante qui nous replongeait dans la guerre avant même qu’on ait eu le temps de comprendre la précédente.
Ces gens parlent toujours d’une sorte de nouveau démon, de nouveau maître du mal. Avant c’étaient les Vietcongs — Oh ! Que j’ai dû endurer ces conneries sur les Vietcongs longtemps ! —, ces méchants Vietcongs avec leurs pièges, leurs tunnels, leurs tortures, les villages brûlés… Et puis, un jour, la guerre était finie. Nous nous sommes sauvés et dépêtrés du Viêtnam et que s’est-il produit ? Ils y ont tout de même construit des Howard Johnson, des Hilton Hotel, des Burger King et puis les Américains ont pu aller au Viêtnam et y passer du bon temps. Pour quelle raison nous battions-nous ? Pourquoi tous ces gens sont-ils morts ? Quelle en était le dessein ?
Bien sûr, maintenant, le nouvel ennemi, c’est l’État islamique, mais je pense que si nous étions restés en dehors des affaires du Moyen-Orient, nous n’en parlerions même pas aujourd’hui. D’aller là-bas, d’envahir l’Irak et de l’occuper a déclenché une réaction en chaîne dont nous payons aujourd’hui le prix. Nous en sommes responsables. C’est à nous que revient cette responsabilité et à personne d’autre. Nous passons maintenant notre temps à dire un peu partout à quel point Poutine est un enfoiré, à quel point les Russes sont des tricheurs et qu’ils ont interféré dans nos élections, mais que croyez-vous que c’était que la Guerre du Viêtnam ? Cette guerre a pris feu quand nous avons refusé d’accepter le résultat des élections vietnamiennes. Les Vietnamiens avaient voté pour Ho-Chi Minh, mais nous n’allions pas accepter ça, alors nous avons envoyé nos troupes là-bas pour appuyer un gouvernement fantoche que nous avions mis en place et dont personne ne voulait. Nous avons fait cela. Nous avons interféré avec une élection et tué un million de personnes parce qu’un résultat électoral ne nous arrangeait pas. Nous passons notre temps à nous soucier de ce que les Russes ont fait, mais qu’en est-il de ce que nous avons fait ? Envahir l’Irak pour des armes de destruction massive qui n’existaient pas… Nous avons fait des choses terribles. Nous avons volé aux autochtones et aux Mexicains un grand nombre de territoires. Quelques-unes des terres les plus riches de notre pays ont été pris aux Mexicains sans raison. Les Mexicains n’avaient rien fait pour mériter ça. Nous avons simplement décidé que nous pouvions nous rendre-là et les leur prendre parce qu’on ne les considérait pas comme des Blancs – comme si cela excusait qu’on leur vole leurs territoires ! C’est terrible ! L’histoire des États-Unis est parsemée d’événements outrageants…
Mais voilà, nous sommes si preux, si valeureux, the Land of the Free ! Land of the Free, mais tous les types qui ont rédigé la Déclaration d’Indépendance avaient des esclaves. C’est sans bon sens et il faut regarder la réalité en face. Je sais, vous me direz après tout ça que je ne suis qu’un vieux cynique, mais je suis un réaliste. Tout ce que je vous évoque est fondé… Comme lorsque j’ai fait ce film controversé, The Private Files of J. Edgar Hoover (1977). Je n’y allais pas de main morte, ni avec les démocrates, ni avec les républicains, alors personne n’a aimé le film pour cette raison, car aux États-Unis, vous n’avez pas le choix d’être soit l’un, soit l’autre. Si vous n’êtes pas démocrate, vous devez être républicain ou sinon vous serez attaqué de toutes parts. Et ça, c’est bien moi, que voulez-vous que je fasse ?
MLG : Surtout qu’au-delà de Private Files of J. Edgar Hoover, nombre de vos films évoquent ou critiquent cette corruption, d’une manière ou d’une autre.
LC : Oui, car j’essaie toujours d’observer ces sujets de la manière la plus réaliste possible ; comme ils m’apparaissent, comme ils se sont produits ou comme ils peuvent être vécus ou comme ils peuvent incarner allégoriquement des situations indiscutablement vraies… indiscutablement si ce n’était que les gens n’aiment pas les regarder, car en général, nous ne voulons pas nous en faire avec ces histoires-là. En fait, c’est bien le sujet qui m’intéresserait encore. J’aimerais encore faire un film politique.
MLG : Diriez-vous que l’assassinat de Kennedy a eu une influence sur vous en tant qu’artiste ?
LC : C’était un événement majeur, tout le monde l’a regardé à la télévision, tout le monde qui y était a passé à travers cet événement et c’était une expérience très douloureuse, alors oui, j’imagine… Même si je ne crois pas qu’il ait été un bon président.
MLG : La plupart de vos films ont été faits sous des présidences controversées. Est-ce que l’administration Trump vous a inspiré à retrouver les plateaux de tournage ?
LC : Toutes les administrations ont été embarrassantes. Certains ont pu s’en tirer, d’autres pas. Je veux dire… Tout ce que Trump a fait est idiot, mais il y a d’autres erreurs idiotes qui ont été faites par des présidents avant lui. Il n’a pas encore fait quelque chose qui puisse égaler le désastre de la baie des Cochons ou encore la farce qu’a été la crise des missiles de Cuba. Nous nous sommes retrouvés du côté des perdants, même si tout le monde aux États-Unis a vanté l’incident comme une victoire de Kennedy, alors qu’il était évident que Khrouchtchev n’aurait jamais mis de missiles entre les mains des Cubains. Il fallait être ridicule pour y croire. Les Cubains auraient lancé un seul missile en direction des États-Unis et nous aurions rasé Moscou. Qu’il fallait être stupide pour croire que les Russes se mettraient dans une telle position ! Ils n’ont jamais voulu armer Castro de la sorte. C’était un grand coup de bluff. Et nous avons marché.
:: Sharon Farrell et Larry Cohen sur le tournage de It's Alive (1974)
MLG : Dans It’s Alive, vous avez pris la plus innocente et adorable des créatures sur Terre — un bébé — et l’avez transformée en monstre. Vous avez fait en sorte que le public ressente sa présence par le biais d’une caméra subjective, une mise en scène que plusieurs considèrent comme précurseure à Jaws (1975), qui en fera un usage semblable. Est-ce que vous en êtes venu à prendre cette décision pour une question de budget ou pour attiser plus de peur chez le spectateur ?
LC : Deux choses. La première, nous ne voulions pas trop montrer le bébé parce que nous voulions nous concentrer sur sa seule présence. Nous avons donc montré cette présence à travers le point de vue du bébé lui-même. La deuxième, quand Jaws a été réalisé, c’est parce que leur requin robotique était défaillant qu’ils ont décidé de tourner en caméra subjective en montrant le moins possible le requin. Je ne sais pas si c’était un emprunt, un hommage ou n’importe quoi d’autre, mais je sais que Steven a vu It’s Alive et qu’il m’avait dit à l’époque que c’était un excellent film. Ce que je sais aussi, c’est que le générique d’ouverture de It’s Alive, avec ces lampes-torches qui balaient l’écran, a été repris au tout début de E.T. (1982), quand on voit les lumières aveuglantes à travers la forêt. Et en fait, quand vous y pensez bien, E.T. est une inversion de It’s Alive : dans It’s Alive vous avez un monstre malfaisant caché dans une maison, protégé par un membre de la famille alors que dans E.T., vous avez un monstre bienveillant caché dans une maison, protégé par des enfants. Toutes proportions gardées, ce sont des films très similaires.
MLG : Qu’est-ce qui vous a fait revenir vers It’s Alive a deux reprises ? Pourquoi cette histoire plus que les autres ?
LC : Le studio voulait des suites et, vous savez, quand quelqu’un vous offre de réaliser un film… Pourquoi pas ? Faites-le ! J’avais aussi d’autres histoires à raconter à partir de cette prémisse. Je ne voulais pas me répéter (c’est ce que je crains le plus), mais je pense que les deux suites portent l’histoire vers l’avant, vers d’autres thèmes et particulièrement le troisième, qui change complètement de ton et qui est beaucoup plus humoristique que les deux premiers.
MLG : Qu’est-ce qui vous attire dans une histoire ? Qu’est-ce qui vous fait dire « C’est bon, je tiens quelque chose » ? Est-ce une question de sujet ou de personnage ?
LC : Vous m’en posez une bonne… Je ne sais pas. Tout cela s’assemble et s’emboîte. L’histoire vient d’un personnage. Le personnage vient de cette histoire. La scénarisation est un exercice de symbiose : la situation dans laquelle les gens se trouvent les altère et, très souvent, les surprend, à la fois parce qu’elle-même peut les surprendre, mais aussi parce qu’ils peuvent être surpris de ce dont ils sont capables. Je ne divise pas ces éléments consciemment. Cela me vient à l’esprit, je l’écris et, au fil de l’écriture, les choses se développent. Une bonne histoire s’écrit toute seule, plus ou moins.
MLG : George Romero est récemment décédé. Il vous a précédé au cinéma de quelques années, mais vous étiez tous les deux parmi les tout premiers cinéastes américains à livrer ces films de série B chargés d’une forte critique sociale. Diriez-vous qu’il vous a influencé ?
LC : George était vraiment un très chic type. Nous étions amis… C’était quelqu’un de sympathique, d’aimable et de très imposant ! Il a créé quelque chose d’impérissable. Tout le monde semble s’être fait une fortune avec les idées de George Romero excepté George Romero, incluant The Walking Dead, qui connaît un énorme succès et qui fait peu de choses que George n’avait pas déjà faites dans son premier film, sorti il y a presque 50 ans. Il a complètement changé le cinéma d’horreur, le fantastique, la science-fiction et il a fait des films merveilleux. Il n’a pas fait beaucoup d’argent avec tout ça ; je crois qu’il a vendu les droits de Night of the Living Dead (1968) pour une bouchée de pain… Mais il a fait d’autres films et certains d’entre eux étaient très, très bons. Il a toujours eu à batailler pour financer et mettre sur pied ses projets (et ça j’y connais quelque chose). C’était un individu profondément adorable, sur toute la ligne. Ceci dit, je ne crois pas qu’il m’ait vraiment influencé. Je dirais plutôt qu’il m’a appris à faire attention aux dividendes de mes projets, à faire en sorte que personne ne ferait de l’argent sur leur dos pour me laisser en plan. C’était une bonne leçon à retenir de lui.
:: Eric Bogosian dans Special Effects (1984)
MLG : Special Effects (1984) est un film curieux, mais curieusement superbe. Qu’est-ce qui vous a inspiré à raconter cette histoire de réalisateur de blockbuster sur le déclin, qui entretient cette double-vie morbide dans un donjon où il tourne ses propres films snuff ?
LC : C’est drôle que vous me parliez de Special Effects, c’est un film que j’apprécie beaucoup. Vous savez, ce scénario que j’ai écrit est aussi le tout premier scénario que j’ai écrit à partir du moment où je savais que je voulais faire du cinéma… Finalement il n’a pas été tourné à l’époque et au lieu de ça j’ai fait Bone (et rétrospectivement c’était probablement mieux ainsi). Ce scénario a traîné dans mes tiroirs pendant des années, il s’intitulait alors The Cutting Room. Plus tard, dans les années 80, j’ai eu l’opportunité de réaliser deux films, un à la suite de l’autre, pour une compagnie appelée Hemdale. Le premier, c’était Perfect Strangers (1984) et le second a été distribué sous le titre de Special Effects. Nous avons réalisé ces deux films successivement, avec pratiquement le même casting et avec la même équipe technique. Nous avons terminé le tournage de Perfect Strangers et le lendemain nous commençions celui de Special Effects. J’ai été chanceux de tomber sur Eric Bogosian et Zoe Tamerlis, c'était beau de les voir jouer. De mes films, c’est encore un de mes préférés.
Quant à l’histoire... À l’époque, il y avait beaucoup de réalisateurs qui étaient des réalisateurs de gros films et qui, du jour au lendemain, à cause d’un ou deux échecs commerciaux, ne pouvaient plus trouver de travail dans l’industrie. C’est ce qui est arrivé à Peter Bogdanovich, à Michael Cimino. C’est difficile d’avoir été un réalisateur de premier calibre, un de ceux qui gagnent des Oscars et puis, à cause de quelques erreurs, de se retrouver sur le chômage… Alors c’était ça la base de mon personnage. Au départ je voulais camper l’action à Los Angeles, mais finalement j’ai opté pour New York, surtout que de nombreux cinéastes avaient fait de la ville leur QG. Ensuite, il ne nous restait qu’à trouver cette drôle de maison dans laquelle nous avons tourné. Je suis vraiment fier de ce film.
MLG : Et vous, est-ce que vous espériez à l’époque faire ce grand saut ? Devenir un « réalisateur de premier calibre » et travailler avec ces budgets ? Est-ce que c’est un style de production qui vous attirait ?
LC : Oh ! Je n’aurais jamais pu faire ça ! Je ne pouvais pas travailler sur un film où vous aviez des producteurs, puis des producteurs exécutifs, puis des représentants de studio et tous leurs assistants qui rampaient partout pour vous dire ce que vous devriez faire ou ne devriez pas faire. Je ne pouvais pas travailler dans ces conditions. Aucune chance que j’aurais pu faire mes films de la façon que je les ai faits, c’est-à-dire de manière totalement indépendante, avec un contrôle sur tous leurs aspects du générique de début au générique de fin, en supervisant le montage et en travaillant de pair avec les compositeurs, si j’avais eu à les faire sous leurs conditions. La seule chose que je ne pouvais pas contrôler sur mes films c’était la distribution et cela a toujours été mon plus grand problème. La distribution, ainsi que le marketing, m’ont causé des maux de tête parce qu’il s’agissait des seuls domaines de la production sur lesquels je ne pouvais pas exercer un contrôle absolu.
MLG : Est-ce que ce refus de travailler dans le système vous a fait refuser des projets d’envergure ?
LC : Oui, bien sûr, j’ai flirté avec des projets qui étaient des gros projets, mais comme je n’ai jamais voulu travailler en comité, j’ai toujours refusé. J’ai simplement voulu faire des films qui étaient des films de Larry Cohen, du début à la fin.
MLG : Pour The Ambulance (1990), comment vous est venue l’idée de faire travailler votre protagoniste dans l’industrie du comic book, à titre de bédéiste chez Marvel avec Stan Lee dans le rôle de son patron ?
LC : J’avais le sentiment que mon personnage avait besoin d’avoir une occupation qui n’était pas conventionnelle, qu’il devait être un peu excentrique pour que les gens à qui il raconte son histoire d’ambulance renégate ne le croient pas de prime abord. Alors je me suis dit qu’il pouvait être un dessinateur de comic book. J’avais déjà rencontré Stan Lee quelques années plus tôt parce que j’avais été embauché pour écrire le scénario d’un long-métrage de Doctor Strange, au début des années 80. À l’époque, Stan avait de la difficulté à transposer ses personnages au grand écran. J’ai travaillé avec lui sur ce projet, nous nous sommes bien entendus et nous sommes restés de bons amis jusqu’à aujourd’hui. À ce moment, je lui avais déjà dit : « Stan, un jour je vais t’écrire un rôle dans un film et ce ne sera pas seulement pour te faire passer devant la caméra. Je vais t’écrire des lignes, il faudra que tu les récites ». Enfin, je l’ai fait, il est venu, il a joué et il nous a permis d’utiliser les logos de Marvel ainsi que l’image de certains personnages. Il nous a aussi aidés à reproduire le mythique Marvel Bullpen, où les artistes de Marvel étaient censés travailler. Évidemment, tout ça c’était fictif, le Bullpen c’était plus un truc de marketing.
:: Eric Roberts et Stan Lee dans The Ambulance (1990)
MLG : Jeune, est-ce que vous lisiez les comics de super-héros que Stan Lee produisait ?
LC : Non. Je lisais des comics d’horreur, comme ceux d’EC Comics.
MLG : Puisque vous êtes ici à Fantasia pour revoir un prix honorifique, j’imagine que je n’ai pas le choix de vous demander lequel de vos films est votre préféré.
LC : J’aime une partie de chacun d’eux. C’est comme les enfants : je les aime tous, mais j’ai aussi des soucis avec eux à certains niveaux. J’ai eu beaucoup de plaisir à faire ces films, alors c’est difficile pour moi de n’en retenir qu’un seul…
Ceci étant dit, il n’y avait rien de plus fou que de grimper au sommet du Chrysler Building pour le tournage de Q (1982). Il n’y a qu’un lunatique qui serait monté jusque-là ! Si vous avez vu le film et que vous avez vu les petites échelles étroites que grimpe Michael Moriarty, vous avez tout vu ! Ce n’était que ça, que ces petites échelles qui nous servaient à escalader l’immeuble jusqu’à l’intérieur de sa pointe. Nous devions tout hisser jusqu’en haut dans ces petites échelles : l’équipement, l’éclairage, les caméras, les accessoires, les cadavres, les pigeons et même les éleveurs de pigeons, tout cela, jusque dans ce petit espace qu’on ne pouvait atteindre que par cette échelle. Une fois arrivé au sommet, il n’y avait pas de rampe, pas de verre dans les fenêtres ; vous perdiez pied et vous tombiez de 88 étages, sans rien pour vous en empêcher. Ce n’était pas ouvert aux touristes — ce n’était même pas ouvert aux tournages. Et puis là, le vent souffle à travers l’immeuble et puis vous sentez sa structure d’acier tanguer tranquillement pendant que s’étend, sous vos yeux, toute la ville de New York. It’s quite a sight to behold.
:: Michael Moriarty dans Q (1982)
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